(Arsène Darmesteter)
À mille lieues d'une impuissance structurale imputée au langage relativement à la vie, d'une domination mortifère transcendantale des mots sur les choses (lesquelles seraient fondamentalement manquées, dans leur épaisseur singulière, par ces derniers), l'inadéquation nécessaire du mot, le décalage perpétuel incontestable qu'il incarne, ruinant toute ambition naïve et spontanée d'exactitude expressive, nous apparaît une source de joie sans pareille, absolument intarissable. Un tel décalage fonde la possibilité de créations infinies, de beauté foisonnante, d'humanité justement glorieuse en ses fragilités et limites. Tourner ainsi, mal armé du mot, autour d'un certain sens qu'on ne finit jamais de serrer de près, offre la seule image de bonheur qui vaille : celle d'une forme se concrétisant peu à peu mais ne s'achevant jamais, d'une énergie tendue vers le but, la fin, cet horizon hors de portée, oméga davantage séduisant, de loin, que le plus séduisant des chants de sirène. Le langage n'est pas fasciste. Il est faisceau. La parole est ce jeu concret, insatisfait et piqué au vif, de formes indéfinies, écho fidèle rendu à la puissance désignant notre identité, distinguant notre essence, qui existent. Nous sommes voués à l'instable. Nous sommes voués au mieux. C'est cela tout entier que nous sommes. Nous progressons toujours, dans les métamorphoses, au front de la matière mobile.
LMB
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« Nous touchons ici à un point capital de la vie du langage, les rapports des mots avec les images qu'ils évoquent. Le plus ordinairement, chez chacun de nous, les mots, désignant des faits sensibles, rappellent à côté de l'image générale de l'objet un ensemble d'images secondaires plus ou moins effacées, qui colorent l'image principale de couleurs propres, variables suivant les individus. Le hasard des circonstances, de l'éducation, des lectures, des voyages, des mille impressions qui forment le tissu de notre existence morale, a fait associer tels mots, tels ensembles d'expressions à telles images, à tels ensembles de sensations. De là tout un monde d'impressions vagues, de sensations sourdes, qui vit dans les profondeurs inconscientes de notre pensée, sorte de rêve obscur que chacun porte en soi. Or, les mots, interprètes grossiers de ce monde intime, n'en laissent paraître au-dehors qu'une partie infiniment petite, la plus apparente, la plus saisissable : et chacun de nous la reçoit à sa façon et lui donne à son tour les aspects variés, fugitifs, mobiles, que lui fournit le fonds même de son imagination.
Donnons un exemple pour éclairer les idées. Supposons qu'on demande en même temps à un groupe de personnes de représenter instantanément et naturellement, sans effort d'imagination, le tableau qu'indiquent ces simples mots : un rocher surplombant au bord de la mer. Si ces personnes comparaient les uns aux autres les tableaux qu'aurait évoqués chez elles cette ligne, il est à peu près sûr qu'aucun de ces tableaux ne ressemblerait aux autres ; la forme du rocher, l'aspect de la grève et des vagues varieraient avec les individus, et cela parce que les impressions antérieures auraient déterminé chez chacun d'eux des façons différentes de se les représenter.
C'est là que paraît l'imperfection de cet instrument par lequel les hommes échangent entre eux leurs pensées, de cet instrument si merveilleux à tant d'autres égards, le langage. (...) En retour, cette imperfection du langage permet à l'écrivain de se faire jour. C'est parce que le langage n'exprime et ne fait paraître aux yeux qu'une faible partie de ce monde subjectif que l'art d'écrire est possible. Si le langage était l'expression adéquate de la pensée, et non un effort plus ou moins heureux vers cette expression, il n'y aurait pas d'art de bien dire. Le langage serait un fait naturel comme la respiration, la circulation, ou comme l'association des idées. Mais, grâce à cette imperfection, on fait effort à mieux saisir sa pensée dans tous ses contours, dans ses replis les plus intimes, et à la mieux rendre, et l'on fait oeuvre d'écrivain. Felix culpa, dirons-nous, puisque c'est à elle que les peuples doivent leurs littératures, et cet admirable trésor, sans cesse accru, de chefs-d'oeuvre qui sont l'éternel honneur de l'humanité. »
(Arsène Darmesteter, La vie des mots)
Texte magnifique, d'autant plus saisissant que Darmesteter ne peut évidemment l'écrire qu'avec des mots (il me semble que la première édition était parue dans les années 30 dans une excellente collection consacrée au langage, qui comprend entre autres un bouquin où Grevisse attaque à coups de boutoir la rigidité et la complexité de l'orthographe française).
RépondreSupprimerOn pourrait évidemment distinguer entre la phrase descriptive (comme ce "rocher surplombant la mer") et la conceptualisation abstraite (cf. les définitions de l'Ethique ou celles de la Critique de la raison pure, par ex.), mais même celle-ci ne peut prétendre à une transparence parfaite.
Nul ne saurait dompter entièrement la liberté du langage dans sa fonction communicative.
Spinoza en avait bien conscience lorsqu'il écrit le scolie de Ethique, II, 49, ou encore ceci : « Je sais que ces mots ont dans l’usage ordinaire un autre sens. Mais mon dessein est d’expliquer la nature des choses et non le sens des mots, et de désigner les choses par des vocables dont le sens usuel ne s’éloigne pas entièrement de celui ou je les emploie, que cela soit observé une fois pour toutes » (Éthique III, Explication faisant suite à la définition 20 des Affects).
L'essentiel, avec les mots, étant en définitive de savoir "qui est le maître" (respectivement sans et avec esclave) : l'homme et son expérience du monde, ou la différance impersonnelle de la machine linguistique structurale. La réédition chez Champ Libre en 1979 répondait ainsi clairement à un projet polémique et politique.
SupprimerCi-dessous, maîtrise gendarmesque d'une notion derridienne.
RépondreSupprimer“@Gendarmerie
#NDDL Aucun véhicule de la gendarmerie n'a été brûlé. Ne relayez pas les rumeurs. Le travail de déconstruction est toujours en cours.”*
* http://www.leprogres.fr/france-monde/2018/04/10/notre-dame-des-landes-l-evacuation-reprend-ce-mardi