mardi 7 novembre 2017

Apories du démocratisme radical (2) Axel Honneth (médiocre) lecteur de Dewey

« Renouveau de la théorie critique », qu'ils disent...

Nous ne sommes pas démocrates, si l'on entend par « démocratie » soit une forme positive de gouvernement (quelle qu'elle puisse être), soit ce principe général de soumission pratique au choix d'une majorité. Nous ne sommes pas anti-démocrates si la démocratie renvoie à une forme collective d'exhaussement de l'intelligence, par socialisation, échange absolument libre d'arguments ou de pensées à vocation autant théorique que pratique. Les mots sont, à chaque instant, ce qu'on veut et décide qu'ils soient. Nombre de nos camarades nous paraissent ainsi se fourvoyer lorsqu'ils nous reprochent – trop fréquemment – d'user incorrectement de ce terme («démocratie»), violemment assigné par eux à tel ou tel sens unilatéral. Car la démocratie peut en réalité désigner une foule de choses ou d'états, parmi lesquels, donc, celui de coopération réflexive auquel nous nous intéresserons ici. « La démocratie comme coopération réflexive » est précisément le titre d'un article assez conséquent consacré, à la fin des années 1990, par Axel Honneth à la pensée de John Dewey. Axel Honneth jouit dans les milieux universitaires français actuels d'un prestige certain. Ledit milieu, ordinairement rétif par ignorance et / ou intérêt à la grande Théorie Critique allemande (les productions de la fameuse «école de Francfort») voit en effet en Honneth la figure historique géniale ayant enfin «recrédibilisé» ce courant de pensée (jusque-là volontiers jugé «métaphysique», «non-opératoire», coupable de ne proposer, face au désastre intégral de la société capitaliste, aucune solution de sortie réaliste, ni même aucune compréhension raisonnable ou pragmatique de son processus, etc). Bref : les Adorno, Horkheimer, Marcuse et compagnie ne pouvaient être réellement «pris au sérieux» (terme significatif, obsessionnellement répété comme un mantra par les décideurs philosophiques d'aujourd'hui) avant l'irruption glorieuse de Honneth sur la scène, du fait de leur pessimisme utopique, de leur désespoir casse-planètes décevant à ce point les partisans français d'une lecture apaisée ou dédramatisée de la décadence dégueulasse du capitalisme tardif. Jürgen Habermas, sorte de Luc Ferry d'outre-Rhin, avait, certes, ouvert la voie à cette révision anti-pessimiste (comprenez : contre-révolutionnaire) de la Théorie Critique, néanmoins son libéralisme «communicationnel» outrancier, son euro-béatisme intégral (matrice idéologique revendiquée de tous les macro-strauss-khanistes de l'univers) rendait sa fréquentation assez difficile aux yeux de la pléthore de profs de fac gauchistes faisant l'opinion intellectuelle de la jeune «élite» française, et n'aimant d'ordinaire rien tant que gagner sur ces deux tableaux gratifiants du pouvoir d'achat, d'abord, du prestige symbolique radicaliste, ensuite. Il faut savoir marcher sur ses deux jambes, ainsi que le rappelle régulièrement l'actuel locataire du Palais de l'Élysée. Axel Honneth, chantre moderniste de cette Theorie Critique remonétisée (parfaitement compatible à ce titre, par exemple, avec les conclusions stratégiques précieuses d'un Michel Foucault, ce qui, à Paris, revêt l'importance décisive qu'on sait : voir la traduction récente de sa Critique du pouvoir) fournit de ce dicton l'illustration parfaite, avec son sérieux sociologique pragmatique, offrant «écho et perspective» aux luttes sociales en cours, aux conflits du travail liés aux phénomènes de «management agressif» et autres déficits contemporains de «reconnaissance». Assez de déprime ! Adorno et ses potes cassaient décidément vraiment trop l'ambiance. Leurs analyses étaient absolument inutilisables, non-valorisables. On ne pouvait les mettre au boulot, ces analyses, histoire d'accoucher de quelque jolie situation politique positive, enfin capable de combler d'aise (de «reconnaissance») les milliards de frustrés de la «démocratie» représentative. C'est à ce titre précis – à ce titre productiviste – que Honneth s'intéresse à la pensée démocratique de John Dewey. Mais dans le refus conscient et volontaire opposé sans cesse au fil de son oeuvre par ce dernier à tout projet d'une définition politique positive de la démocratie, Honneth voit surtout, quant à lui, une forme d'imprécision infantile, une faiblesse regrettable, un manque de maturité intellectuelle. C'est que la démocratie doit forcément, pour un critique aussi conséquent et «sérieux» que lui, s'incarner in fine, dès ce monde-ci (certes vaguement ravalé), dans des institutions satisfaisantes. Nulle part ailleurs que dans cet article « La démocratie comme coopération réflexive », cette interprétation honnéthienne de la pensée deweyenne ne se fait plus saillante. Nulle part ailleurs – oserons-nous dire le fond de notre pensée – ses médiocrité et fadeur réformistes n'apparaissent de manière plus notable. Mais vous n'êtes, certes, pas obligés de nous suivre. Prenons les choses dans l'ordre. Empruntons pas-à-pas le chemin de lecture de notre inestimable «théoricien critique» de dernière génération... 
__________

Note  : Le texte original allemand (Demokratie als reflexive Kooperation. John Dewey und die Demokratietheorie der Gegenwart) est disponible, notamment, dans le recueil intitulé Das Recht der Republik (Frankfurt, Suhrkamp, 37–65.) Une traduction française en a été proposée par la revue Mouvements n°6 (aux éditions de la Découverte). Cette traduction est ardue à dénicher. Nous nous en tiendrons, nous, pour nos notes et indications de pages, à la version anglaise (revisitée le cas échéant par nos soins), parue dans Political Theory (volume 26, n°6, décembre 1998, p. 763-783). Cette version est la plus facilement et gratuitement trouvable sur le net, d'où notre choix démocratique.            

***

Par delà républicanisme et procéduralisme.
Avant de s'intéresser explicitement à Dewey, Honneth s'attache en premier lieu, dans son introduction, à dégager, en dépit de ce qui les distingue formellement, le trait commun à deux attitudes démocratiques-représentatives-types : les postures républicaniste, d'abord, et procéduraliste ensuite. Celles-ci diffèrent, certes, en ce qu'elles reconnaissent comme base nécessaire à l'existence d'une sphère démocratique publique efficace :
- soit, pour ce qui est du républicanisme, une vertu «citoyenne» reconnaissant, à l'exemple antique, une valeur éthique à la participation individuelle démocratique de chaque instant : à la volonté permanente de négocier, entre sujets démocratiques, la solution des moindres problèmes quotidiens, cette attitude réprésentant, selon ce point de vue, la forme suprême d’auto-réalisation humaine.
- soit, pour le procéduralisme (de type habermassien), l'établissement de “simples” procédures reconnues universellement légitimes, et au moyen desquelles la société règlera de la manière la plus rationnelle possible tous les problèmes concrets susceptibles de se présenter à elle.
À cette différence primitive entre les deux doctrines se superpose, rappelle Honneth, celle de leur rapport respectif au Droit et à l'État politique, pouvant être caractérisée de la façon suivante : là où le républicanisme comprend l'État comme instrument non-autonome, émané, en quelque sorte, d'une citoyenneté auto-organisée (Honneth employant par ailleurs, pour qualifier le Droit, le terme de “cristallisation” d'une telle auto-saisie, ou auto-compréhension citoyenne conçue par le républicanisme comme centre véritable et unique du processus démocratique), le procéduralisme habermassien entend, quant à lui, maintenir une séparation principielle entre des institutions systémiques et une sphère publique démocratique ne disposant point par elle-même du pouvoir politique propre à légitimer universellement des décisions collectives. Normes légales, donc, d'un côté, établies par un État simplement logiquement distingué mais conservant “l'identité” éthique de la communauté décisionnaire, droits élémentaires, de l'autre,  garantissant un “ aller-retour” (un “entre-jeu”, dit Honneth) optimal entre sphère démocratique pré-politique (source authentique – par ses pratiques de discussion libre – de constitution de l'opinion publique) et institutions démocratiques ayant pour mission de valider – et de protéger – l'existence active même de ces discussions opératoires.
Ces différences posées, il n'en reste pas moins, comme nous le disions plus haut, que l'une et l'autre de ces théories s'appuient ensemble sur une même pratique idéalement discursive de l'inter-subjectivité démocratique. Honneth insiste sur cet aspect communicationnel commun - et faisant problème, en l'état - reconnu par ces deux types de démocratisme radical au fondement de toute légitimité normative. C'est ici qu'intervient, selon lui, opportunément, la théorie de Dewey, laquelle fournirait une alternative intéressante dans la substitution qu'elle propose – à ce double modèle de “consultation communicationnelle”– d'un paradigme démocratique nouveau procédant plutôt de la “ coopération sociale ”.

Faiblesses de jeunesse. Les “ oublis politiques ” de John Dewey.
À ce point de son exposé, Honneth se lance dans une présentation diachronique de la pensée de Dewey qui, selon lui, aurait connu des phases de développement historique très clairement différenciées, dont la plus précoce, quoique annonciatrice des meilleures intuitions futures, se verrait cependant entachée d'une certaine quantité d'erreurs, d'illusions, bref d'imperfections qu'Honneth, très significativement, impute également à Marx, dont Dewey se voit, de fait (ce sera le cas à divers autres endroits de son texte) fortement rapproché [1]. Il y aurait eu ainsi un jeune Dewey tout comme il y aurait eu un jeune Marx, le jeune Dewey devant être radicalement séparé, au terme d'une certaine - classique, et épistémologique - coupure, de son oeuvre de maturité (pour Marx, la question reste ici plus ouverte, Honneth précisant seulement, au début de son chapitre 3, que “ la conception [démocratique] de maturité de Dewey représente l'héritage de Marx, ses erreurs en moins).” Ce qui distinguerait à ce point le jeune Dewey du vieux, au point de rendre, selon Honneth, cette séquence démocratique primitive sinon inutilisable (ou en tout cas “ non-compétitive” en regard des positions communicationnelles républicaniste et procéduraliste contemporaines, ce qui contreviendrait à l’hypothèse de départ) tiendrait à son caractère d'organicisme, fortement teinté d'hégélianisme. Dans un ouvrage important, publié à la fin des années 1880 et intitulé Ethics of democracy (consacré par Honneth comme incarnation-type de cette phase obsolète de sa pensée), Dewey assimile, en effet, la démocratie à un gigantesque organisme social [2] , au sein duquel chaque individualité, par le service de ses projets les plus individuels même, servirait également au mieux la collectivité et la reproduction de celle-ci. Pour Dewey (explique Honneth), bien “ qu'ils ne soient, dans ce mouvement, guidés par rien et que ce mouvement soit la contingence même, les individus se lient de fait les uns aux autres, dans l'exercice d'activités qui, sur une base de division du travail, contribuent au maintien, à l'entretien de la société.” [3] Certes, on sent déjà effective, à ce stade, une logique deweyenne de coopération sociale définissant adéquatement le fonctionnement et la légitimité démocratiques, opposés à leurs pures dispositions formelles (c’est sur ce point fondamental que s'achèvera le texte de Honneth). La difficulté, pourtant, tiendrait à l'absence criante ici, dans ce premier état de la théorie, de toute procédure politique institutionnelle sanctionnant de manière précise et déterminée la validité d’une telle coopération. Tout semble donc au fond se passer, d'après Honneth, exactement comme chez le jeune Marx : de manière, est-il dit, presque “automatique”. L'évolution serait, en toute hypothèse, absolument spontanée depuis cette “coopération sociale naturelle” (dont le modèle évoquerait, au passage, Darwin autant que Hegel, la théorie darwinienne promouvant, elle aussi, comme Dewey, la sélection naturelle par la coopération autant, voire plutôt que par la lutte, la seconde servant en quelque sorte davantage la première) [4] jusqu'à “l'auto-organisation collective”. L'étape politique et procédurale du processus démocratique se serait trouvée ainsi selon Honneth court-circuitée, par une “faiblesse”de Dewey plus que par un choix délibéré de sa part de l'ignorer relativement, voire de la rabaisser sciemment au bénéfice d'un développement “ purement ” social de la coopération humaine. Dewey aurait, de fait, à en croire Honneth, pris conscience de cette faiblesse - sur la base d'études ultérieures (de psychologie, d'abord) ainsi que d'une “très enthousiaste envie d'apprendre” [5] – une faiblesse, donc, rectifiée ensuite dans les oeuvres de maturité, Le Public et ses problèmes (1927) en particulier [6]. En sorte que ce dernier ouvrage serait venu sanctionner l'apparition épistémologique, chez Dewey, d'un certain “mécanisme social” dégagé de toute interprétation “ métaphysique” ou “téléologique” [7], et impliquant à ce titre des formes institutionnelles de procédures démocratiques, permettant enfin d'appréhender de manière rationnelle le phénomène de socialisation humaine. 
La radicalité d'une telle césure apparaît cependant contestable. Certes, Dewey évolue, selon, d’ailleurs, ses propres termes. Mais, d'une part, s'il confesse bien dans son autobiographie intellectuelle From Absolutism to experimentalism (1939), avoir dépassé son hégélianisme de jeunesse, il confirme aussi, dans ce même texte, devoir probablement demeurer toute sa vie un hégélianisant (comme Marx), au titre de certain "permanent deposit" (dépôt ou fonds irréductible) laissé, selon son expression, par Hegel dans son esprit [8]. Il n'est donc bien entendu pas faux de qualifier, comme le fait Honneth, d' “hégélienne” la première période démocratique deweyenne, quoique cette formulation, par sa sécheresse, autant que la suite de l'argumentation de Honneth, tendent à installer l'idée d'un abandon complet et volontaire, par Dewey, de telle “faiblesse” irrémédiable de sa théorie, quand l'étude de son évolution donnerait plutôt l'impression d'un enrichissement, d'un développement, bref d'une certaine concrétisation révélant à la fois la valeur gnoséologique et la portée critique de l'hypothèse coopérative d’origine. Honneth sait d'ailleurs gré à celle-ci de permettre, entre autres intérêts, d'opposer sur un point fondamental démocratie et aristocratie [9]. Il rappelle qu'Ethics of democracy constitue, en effet, une réplique cinglante tant à l'élitisme aristocratique réactionnaire (pour qui l'auto-réalisation éthique humaine dans la politique ne serait jamais accessible qu'à un petit nombre d'individus supérieurement doués, la masse inculte devant, quant à elle, se voir paternellement guidée), qu'à une conception pour ainsi dire attenante de la démocratie, entendue comme simple pouvoir numérique de la majorité. Semblable conception “instrumentale” (Honneth retournant par deux fois - p. 767 - ce terme spécifiquement deweyen contre ses adversaires du moment) ne ferait au fond que renvoyer à une vision libérale abstraitement individuelle de la liberté, à une situation purement mythique où des individus isolés, simplement éventuellement juxtaposables, précéderaient l'instauration (par contrat ou toute autre décision subjective fictionnelle) de l'état politique. Pour Dewey – ici, en effet, parfaitement “hégélien” - au caractère organique de la société (dont l'État représenterait, selon ses propres termes, “l'oeil”) correspondrait la seule conception valable d'un individualisme authentique, supérieur à l'individualisme libéral végétant dans son isolement impossible. L'individu ne se réaliserait jamais réellement que par coopération, par interaction au sein d'un cadre éthique, l'État et les institutions offrant précisément l'occasion d'une telle actualisation de l'Idée éthique. Cet organicisme social formellement mis à part, Dewey aurait-il alors, ensuite, à ce point dévié de cette conception originaire ? La sorte d'oubli pointé chez lui par Honneth de la sphère politique ne procéderait-il pas, au fond, de certaine inextinguible méfiance vis-à-vis de toute institution positive ? Comme on le sait, même chez le Dewey de la maturité, la démocratie ne saurait jamais, en aucun cas, se voir réduite à une forme déterminée de gouvernement étatique. Elle demeure toujours, à ses yeux, un idéal, un mode de vie dont telle ou telle forme institutionnelle ne saurait épuiser la promesse infinie. Qu'on se rappelle le titre d'une de ses conférences emblématiques : La démocratie créative, la tâche qui nous attend (1939) : cette “attente” semble bien renvoyer, d'une part, à quelque accomplissement par essence toujours reporté de l'idéal, elle entretient aussi déjà l'idée d'un processus trouvant dans son développement même, à quelque niveau que ce soit, la légitimité de sa continuation. La démocratie est celle du groupe humain. Du fait même que la démocratie est partout, on ne doit pouvoir l'imposer nulle part, fût-ce contre ses ennemis (le fascisme, par exemple, ou le stalinisme). En sorte que la démocratie se nourrirait d'abord des pratiques quotidiennes qui la fondent, et “accessoirement” seulement d'une traduction ou d'une extension institutionnelle. C'est cette tendance plus ou moins affirmée à placer l'État et les institutions en position seconde vis-à-vis de la procédure démocratique maintenue comme organicité élémentaire, et désirable, par l'intérêt individuel-collectif de ses praticiens eux-mêmes (bientôt regroupés sous le terme générique de Public) qui nous paraît ne l'avoir jamais abandonné. Tel est le sens de l'intervention, entre autres, déjà évoquée (voir ci-dessus notre note n° 5) de Melvin Rogers, dans son article Dewey and his vision of democracy, dont la présentation liminaire indique : “Dans cet essai, je maintiens que l'article de 1888 de Dewey, Ethics of Democracy, constitue le prédécesseur immédiat, en termes thématiques et conceptuels, du Public et ses problèmes.” La volonté d'Honneth de confronter en quelque sorte sur leur propre terrain (de légitimation institutionnelle) le républicanisme éthique et le procéduralisme avec la pensée de Dewey l’aurait-elle poussé sur ce sujet, vis-à-vis de ce dernier, à adopter la même lecture appliquée ici (ou ailleurs) [10] à Marx, en associant donc (cette association étant elle-même contestable) ces deux figures à l'aune de leur faiblesse “politique” commune ? Or, si Dewey peut, en effet, parfois fortement évoquer Marx, ne serait-ce pas précisément dans cette réticence égale à insérer la démocratie (comme simple principe processuel d'éveil de conscience collective) au sein d'un circuit de reconnaissance institutionnel, quelque forme que ce dernier puisse emprunter ? Le texte suivant, issu des Manuscrits de 1844 [11] ne pourrait-il être, quasi-littéralement, issu, dans cette perspective, du Public et ses problèmes (à la notable différence “révolutionnaire” près, bien entendu) : “Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, c'est d'abord la doctrine, la propagande, etc, qui est leur but. Mais en même temps ils s'approprient par là un besoin nouveau, le besoin de la société, et ce qui semble être le moyen est devenu le but. On peut observer les plus brillants résultats de ce mouvement pratique lorsqu'on voit des ouvriers socialistes français. Fumer, boire, manger, etc, ne sont plus là comme des prétextes à réunion ou des moyens d'union. L'assemblée, l'association, la conversation qui, à son tour, a la société pour but leur suffisent, la fraternité humaine n'est pas chez eux une phrase vide, mais une vérité (...).” [12] ? Semblable accord sur la démocratie se suffisant à elle-même en sa définition radicale, soit : la naissance cognitivo-pratique d'un Public (en attendant celui qui les réunira tous) se doublerait ainsi d'un autre accord : quant à cette vérité historique, cette fois, voulant que “l'humanité ne se pose jamais que les problèmes qu'elle peut résoudre...[13] Telle serait, en tout cas, le complexe de positions (organiciste ? hégélien ? En tous les cas : insuffisant) que Dewey aurait, selon Honneth, entièrement dépassé par la suite en un sens plus expérimental.

NOTES


[1] Ceci sur un point bien précis : “ Comme Marx, Dewey passe tellement directement de l'auto-genèse à l'auto-administration collective qu'il n'y a ici aucune place pour quelque exercice procédural ou discursif que ce soit de la liberté individuelle dans la formation de volonté commune ”, une telle “absence de dimension politique attachée à la liberté communicationnelle ”constituant sans nul doute “ la faiblesse la plus significative de la théorie démocratique dans les premiers travaux de Dewey.” (Honneth, La démocratie comme coopération réflexive, in Political Theory, N°6, 1998, p. 773).
[2] op. cit., p. 767.
[3] ibid.
[4] Melvin Rogers rappelle, chez Dewey, l’égale importance du conflit et de sa solution, le conflit venant toujours s’éteindre au terme de cet “ automatisme ” fâcheux remarqué par Honneth. Rogers postule cependant, quant à lui et contrairement à ce dernier, une continuité sans coupure (épistémologique) de la pensée deweyenne : “ Dewey minimise sérieusement la persistance du conflit. Mais il n’en refuse pas moins de reconnaître qu’un conflit entre revendications opposées implique nécessairement une communauté politique (dont les décisions seraient forcément dommageables d’une manière ou d’une autre). En fait, d’après sa conception, le conflit semble mener de toute nécessité à l’unité (…). Bien qu’il reconnaisse le fait, l’existence du conflit, il n’insiste pas sur tel ou tel mécanisme propre à dissoudre le conflit ou, à tout le moins, harmoniser la persistance du conflit et un système politique dans lequel le Peuple serait présenté comme dirigeant. ” (M. Rogers, Dewey and his vision of democracy, Contemporary Pragmatism, Vol. 7, N°1 (Juin 2010), 69-71. (p. 4).
[5] Honneth, op. cit., p. 771.
[6] op. cit., p. 774.
[7] op. cit., p. 771.
[8] “ La forme et le schématisme du système [de Hegel] me paraîssent désormais artificiels au dernier degré. Mais il demeure, dans le contenu de ses idées, une profondeur extraordinaire ; et une acuité non moins extraordinaire dans nombre de ses analyses, dès lors qu'on les a dégagées de leur lourd appareillage mécanique dialectique. S'il était concevable que je me voue jamais à un système de pensée, je persiste à penser, en dépit de tout, que celui de Hegel offrirait plus de richesse et de pertinence variée que celui de n'importe quel autre philosophe.” (Dewey, De l'Absolu à l'expérience, in Later Works, Travaux tardifs - ou de maturité, 5/ 154).
[9] Honneth, op. cit., p. 769.
[10] Ce sera le cas, d'une autre manière, dans La réification où le projet marxiste de dépassement de la réification se trouve, de même, sévèrement jugé sur ce plan de l’insuffisance politique, dans l'assomption lukácsienne de la seule pratique révolutionnaire : un reste hérité, selon Honneth, de subjectivisme idéaliste. Voir en particulier, p. 30 : “ Lukács, dans sa critique de la réification, reste très largement influencé par une conception de l’“activité” issue de la philosophie de l’identité, et notamment de la conception fichtéenne de l’esprit. Il n’est pas douteux aujourd’hui que Lukács, en fondant de cette manière sa critique de la “réification”, a rendu irréalisable toute tentative de la justifier du point de vue de la théorie sociale.” 
[11] Texte que Dewey, certes, ne pouvait connaître à l'époque du Public et ses problèmes puisque publié par les soins de Riazanov en 1932. Honneth a donc forcément à l'esprit d'autres ouvrages - il ne dit pas lesquels -  au moment d'évoquer cet aspect “ jeune marxien ”de Dewey.  
[12] Manuscrits de 1844, traduction E. Bottigelli, in Karl Marx, Textes 2, Éditions sociales, 1972. 
[13] K. Marx, Préface à la Critique de l'économie politique, 1859.

2 commentaires:

  1. Vous voulez dire que Dewey ne serait pas Honneth ? Vous n'y allez pas avec le dos de la cuillère comme disait Harpo !

    Groucho

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Disons : Dewey, ce vagabond et indécis intellectuel : trop hobo pour être Honneth...

      Supprimer