mercredi 30 novembre 2016

Guide de survie en milieu différancialiste (2) Ça a débuté comme ça...


Ça a débuté comme ça, poteau. La French Theory. Après tout, il faut bien que les choses commencent et meurent. Même si, des fois, justement, le temps semble un peu long. Bref. Au sortir de la seconde guerre mondiale, le paysage intellocrâte et philosophique se trouve, en France, profondément bouleversé. Des catégories, des modes de pensée régnant depuis une bonne décennie révèlent soudain leur impuissance à rendre compte, à réfléchir la nouveauté radicale d'expériences telles que la massification belliciste atomisatrice ou l'horreur concentrationnaire. La situation de sidération sociale générale découlant de ces faits trouve son pendant philosophique dans la suspicion dès lors jetée sur des notions comme le Sujet, l'Histoire-avec-une-grande-hâche, et tous autres concepts estimés coupables d'impliquer une référence marquée tant à l'identité qu'à la dotation de sens. Comment, après 1945, devant le retour des déportés cadavériques ayant échappé au massacre, souscrire encore à la thèse d'un but, d'un télos historique, d'un déploiement de ses moments orienté vers quelque résolution unitaire finale, et signifiante, de celui-ci ? L'identité finale du procès historique (à supposer même que ce dernier soit encore possible, puisse relier encore théoriquement ces fragments événementiels censés le composer : ces choses historiques survenant, dieu sait comment ! par grappes simplement absurdes et sanglantes), cette identité finale fût-elle, même, présentée comme libératrice (UN Sujet ramassant peu à peu LES contradictions historiques pour les assumer, dans le marxisme) s'efface progressivement, impitoyablement, devant le nouvel agenda de la Différence. D'abord, cette différence tous azimuts s'oppose, bien entendu, à la dialectique, au «mouvement» de son «négatif» généralement nié comme tel (comme mouvement) par la pensée différencialiste nouvelle, laquelle ne le considère que comme figure imposée, faux mouvement, n'ayant comme fonction esthétique ou rhétorique que de différer, justement, de masquer, d'habiller idéologiquement le retour inéluctable à une synthèse réconciliatrice. La différence authentique est donc ailleurs, elle doit être ailleurs : elle doit reposer - et vivre - à l'opposé de ce faux mouvement de l'identité. En sorte que la dialectique, l'aliénation, et toutes les autres catégories subjectives-critiques (d'origine hégélienne) en vigueur, se trouvent elles-mêmes férocement critiquées, puis progressivement évacuées au fil du temps - par la pensée montante des outsiders universitaires de l'après-guerre - au nom même d'un renouvellement de la critique, d'un ultra-radicalisme mouvementiste. Voilà les bases de l'affaire. La philosophie prétend alors retrouver cette Différence hypostasiée, et la pister, au moyen ce qui n'est pas elle (ou, du moins, dans ce que la philosophie considérait, jusque ici, n'être pas elle) : la littérature. Une dignité inédite se voit accordée aux réflexions touchant le statut du mot, le rapport du signifiant au signifié (leur non-rapport, aussi, souvent, et de fait). Au début des années 1960 (voir nos précédents articles, par exemple, sur Derrida ou Deleuze face à Mallarmé), la philosophie trouve  ainsi cette différence déjà assumée dans l'entrecroisement nouveau de ses sources et références. Très vite, cependant, un problème surgit. Si l'Être se donne structurellement comme Différence, comme pur écart, alors le statut de cet être-écarté (ou écartelé), de cet être-par-définition-autre redouble la difficulté initiale de penser l'Histoire comme activité et perspective, comme trouée au-delà des horreurs indiciblement fixantes ayant jadis précisément permis de condamner la belle fiction du Sujet unitaire, du sens «commun» de l'Histoire. Car à ce premier moment subjectif hégélien jugé illusoire dans sa mobilité, succède en effet, en France, le statisme authentique (parfaitement assumé, lui, et abstrait) d'un «structuralisme» officiel éternisant désormais franchement la Différence : perpétuant sans états d'âme une altérité de position clouant, attachant de manière impérieuse l'individu à telle ou telle situation, telle ou telle structure sociale inextricable. Tout ça pour ça, en quelque sorte. Les germes, si l'on ose dire (on ose, c'est même à ça qu'on nous reconnaît) de la division intra-différancialiste se trouvent ici émis. D'autant que mai 68 survient sur ces entrefaites, les enragés d'alors manifestant, contre toute attente, dans la rue et les usines occupées, certaine réticence théorique et pratique à l'abandon de la dialectique révolutionnaire. Un troisième moment de la French Theory s'impose alors fort opportunément, au tournant des seventies, auquel les doxographes auront assigné diverses appellations (celle de «post-structuralisme», en particulier, qui faisait bruyamment s'esclaffer le très malicieux Michel Foucault, fort disposé à cette époque - bien loin de ses anciennes amours structuralistes orthodoxes - à exposer les différences qui condamnaient, selon lui, de manière nécessaire, le «tronc commun» du structuralisme précédent). Bref. Nous voilà, donc, dans la France de l'après Mai-68, où le gauchisme se porte à merveille, au plan textile. Une Différence dogmatiquement réactualisée s'impose, en mouvement, pour ainsi dire : une Différence de l'altérité comme processus humain face à la norme sociale majoritaire. L'intérêt pour la marge, alors, pour la figure du Fou, surtout, capable de se porter, par son langage déréglé, à la pointe extrême d'une différence toujours reprise, d'une altération (remplaçant la simple, et décidément trop démodée, «altérité») toujours recommencée, cet intérêt se fait explicitement pratique, ou praticien, critique du fait même de son caractère «symptomatologique», de sa «neutralité» formelle de méthode, par delà bien et mal, par delà une quelconque interprétation du sens jusque-là (soi-disant) surajoutée, avec la plus inopportune violence, aux pures et suffisantes forces et matière du monde. L'itinéraire de Gilles Deleuze est évidemment ici exemplaire. Il embrasse - «symptomatiquement» - l'évolution intellectuelle de ce rapport so frenchy à la Différence entendue comme altération, mais dont il apparaît que sa phase préparatoire nécessaire (sa phase d'altérité structuraliste) menace toujours, à ses yeux, d'en instaurer, ou restaurer, le triomphe de position, de vérité sociale établie, et dominante.

Tout cela doit vous paraître bien nébuleux, encore, non ? Et bien, comme dirait l'autre, c'est pas fait pour s'arranger. C'est que nous ne sommes pas encore rentrés dans le dur (ou dans le mou), voyez-vous. Rassurez-vous : nous sommes là. Au seuil de cette aventure théorique incroyable, nous vous tenons la main. On en a chié, nous aussi. Pas de raison qu'on en chie tout seul.

(à suivre)

7 commentaires:

  1. Certes... Mais, à mon souvenir, n'était-ce pas Sartre qui régna un tantinet dans les esprits d'après-guerre, certes (bis), avant l'arrivée dans les années 60, des structuralistes et alii ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Sartre, Promeneur, fut très tôt l'une de leurs cibles favorites.
      Ce qui n'en fait pas un camarade pour autant.
      Juste un immense penseur, infiniment précieux (lui).

      Supprimer
  2. T'en chie pas tout seul mon pote.

    Je vois ces choses ainsi. Une philosophie de la Différe/ance s'est établie comme substitut non assumé des philosophies de l'Être (heideggerienne et husserlienne). Elle marque leur retour (en creux pour ainsi dire) en faisant pièce à une philosophie du devenir (hégéliano-marxiste, mais aussi un peu freudienne) dont le blocage sur le télos, vulgarisé par l'image de l'ouvrier rédempteur, constituait la limite. Si cette remise en question était bien nécessaire, tant l'universel se confondait avec l'uniformité, puisqu'on n'est jamais assez loin de la théorie stalinienne des stades historiques en philosophie marxiste, il reste que cette philosophie de l'Être ou de la Différe/ance a balancé toute philosophie de l'histoire, tout sens du devenir, au motif de son univocité supposément fatale.

    Aurions-nous donc à contempler l'idéologie sociologisante que le bricolage de la mode structuraliste aurait préparée ? Damned ! Veux-tu dire que le différencialisme fait disparaître l'aliénation en y substituant l'altération ? Même l'althusserien J.-P. Lefebvre (1991) traduisait Entfremdung par "étrangement" dans la préface à La Phéno de Hegel. Dans la littérature radicale politique (peut-être pour ne pas se fâcher entre noirs-rouges et rouges-noirs) on botte en touche en utilisant "dépossession".

    Pour ma gouverne, j'appelle "aliénation" ce qui m'empêche de devenir ce que je veux devenir ou de savoir ce que j'en veux plutôt que ce qui m'arrache du moi ou que ce qui m'en constitue un.

    La suite la suite (où est passée la femme du Guide... (1) ? vanished ?)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci schizosophe, pour ces commentaires vibrants. L'"étrangement" de Lefebvre, j'te dis pas, comme dirait Donnie Brasco ! C'est exactement ça : de l'étrangeté "en mouvement", "en train de se faire" jusqu'à plus soif (mais on reviendra plus en détail là-dessus dans le prochain épisode, avec Simondon et consorts : une des inspirations originelles majeures de Deleuze). Pour nous aussi, en tout cas, Entfremdung, ça reste "aliénation". Obligé. Même si le "Ausserung" allemand, c'est aussi sortie de soi, extranéation, pourquoi pas ? Et pis le problème est toujours le même : parlez d'aliénation à un différancialiste quelconque (Foucault, Deleuze, derrida, etc etc), et il vous traitera limite de curé, soi-disant que vous chercheriez automatik à restaurer une "essence humaine" et autres balivernes. Et l'essence à venir, celle qu'a jamais encore existé, et qu'il reste justement à inventer ? hé, tête creuse!
      Mais bon, on s'éloigne du sujet (ce qui serait, d'ailleurs, le but de nos chers différancialistes).
      Pour ce qui est de la jeune fille, elle n'a jamais existé que comme prétexte avatartesque, n'en déplaise à certains fâcheux, imaginaristes de parti, qui l'hypostasient sinistrement matin,midi et soir (qui plus est pour la dénigrer, ces djihadistes véritables ! en son hédonisme supposé coupable).
      A plus.

      Supprimer
    2. Du coup j'ai repris une tranche de Donnie Brasco.
      Dans la VO "J'te dis pas", ("J'te raconte pas"), c'est "Forget about it". Excellente traduction non littérale. Ils auraient pu aussi essayer "Laisse béton". Bien que c'était has been en 97. http://www.dailymotion.com/video/x2idm6w (à 1 h 15)

      On s'éloigne du sujet etc. Quoique, les histoires d'infiltrés...

      Supprimer

  3. Ainsi, de différence en différence (aujourd'hui on clame le "droit à" et le "respect" de la différence..), on arrive à l'identité, dit certain. Qu'en pensez-vous ?
    En tout cas, curieuse de lire la suite de cette haletante aventure théorique !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est exactement ça, très-chère.
      Adorno disait : " il n'y a pas d'histoire menant du sauvage au civilisé, mais il y en a certainement une menant de la fronde à la bombe atomique."
      De même, il y a indubitablement une histoire de la décomposition des idées menant de Deleuze-Foucault-Derrida au Parti-imaginaire-des-Indigènes-de-la-République (ces derniers ne faisant, au reste, aucun mystère de cette glorieuse filiation). Philosophie typiquement occidentale, "blanche", pourtant, me direz-vous. Certes. Les crapules de la "différence-identitaire" n'en sont pas à une incohérence près.

      Supprimer