On ne peut pas tout savoir sur Deleuze, Foucault et les autres grandes figures de la pensée française contemporaine. C'est vrai, il y a les besoins de la vie : se nourrir, se loger, etc. Le temps manque, il file. C'est ce que vous vous dites avec tristesse en regardant devant vous, dans la pénombre, le corps splendide de cette jeune presque trentenaire évoluer là, sur un air de trip-hop tellement évocateur, les pieds nus, parmi un nuage de fumée de cigarettes roulées. Il est une heure du matin. L'ambiance est chaude, détendue, conviviale. Les invités arrivent par grappes. Des groupes affinitaires de discussion s'improvisent, du canapé à la cuisine. Les gens rient et se sourient, d'un air entendu. Aucun formalisme guindé dans tout cela. Les conversations, sans façon, se trouvent émaillées de formules accessibles, sinon franchement populaires, en sorte que chacun a l'air de bien se sentir à l'aise, avec son verre de vin. Pourtant, vous en êtes parfaitement conscient, il n'y a ici pour ainsi dire que des grosses têtes. Du lourd. L'ami, par exemple, qui vous a proposé de passer ce soir à l'improviste termine une thèse sur la fantasmagorie chez Jean-François Lyotard (à l'université de Paris X). Quand vous l'avez croisé, voilà cinq minutes, il était plongé dans une discussion passionnée (avec un couple de barbus) sur l'hétérogénèse anti-simondonienne après Guattari. Du moins c'est ce que vous avez cru comprendre, entendre. De retour avec votre verre sur la piste, à quelques pas de cette fille adorable qui vous tente décidément tellement, à danser ainsi avec langueur les yeux perdus dans le vide, vous tâchez, en attendant de pouvoir attaquer convenablement, de vous donner une contenance en lui tournant sèchement le dos, afin de feuilleter d'un air pénétré quelques-uns des livres savamment oubliés sur la table du salon, derrière la stéréo. Un titre vous saute littéralement aux yeux. Parfait-présent progressif : essai sur la Différance derridienne, aux éditions de la Fibrouque (2016). Il y a, vous avisez-vous, une faute d'orthographe dramatique dans ce titre. Différence ne s'écrit pas ainsi, observez-vous légitimement, c'est à peine croyable. Vous souriez avec mansuétude. Tous ces jeunes brillants diplômés en sciences humaines ont beau mépriser (c'est ce que vous ressentez) les écoles de commerce du genre de celle vous ayant formé jadis, du moins ces dernières vous auront, vous, correctement préparé aux plans grammatical et lexical. Différance, franchement. Vous passez au titre suivant, et déjà : allons, vous reprenez-vous, j'exagère. Vous en avez bien rencontré de plus ouverts, aussi, de ces mêmes esprits philosophiques compliqués et sophistiqués. Ne soyez pas injuste. Vous revient en mémoire ce Tristan de votre connaissance, par exemple, qui avait fait l'ESSEC et l'EHESS avec un égal bonheur, et qui (vous vous en rappelez à présent), ne jurait déjà, en ses années adolescentes, que par Foucault. On ne comprend pas Foucault, répétait-il, on le réduit en général à un rebelle à dix centimes obsédé par la prison. C'est vrai : alors qu'il pense tout simplement la liberté contemporaine, point barre. Et Quentin, votre pote de dix ans ! Pas suspect de mépriser le marketing, quand même, lui qui désigne l'ergonomie des sites de commerce en ligne, et puis qui bouffe un soir sur deux avec Gaspard Koenig, celui-là même qui l'avait introduit à Deleuze, son idole absolue. Des rapports de force, le monde, mon gars, qu'il vous serine, Quentin (comme bouffé par la fièvre) : des purs rapports de force, tu vois ! Des déplacements, des reconfigurations sans arrêt : la vie, quoi. Vous voyez : vous avez été bien rapide en besogne. C'est juste (peut-être) l'aigreur qui vous faisait voir les choses sous cet angle. La frustration. Le ressentiment. Vous souriez. Vous repensez, là, tout de suite, à ce cours de philo sur le ressentiment, à l'ESSEC, entre deux séminaires sur l'histoire de la publicité. C'était bien, quand même, c'était pratique, faut avouer, cette histoire de ressentiment. Y avait des grèves, à l'époque. Sur les retraites, non ? Et il n'y avait qu'à regarder la tête des cégétistes rougeauds dans la rue, à la télé, pour comprendre que ce ressentiment ne tenait pas de la fable. Que Nietzsche, Deleuze, tous ceux-là l'avaient parfaitement aperçu, le problème de fond. Impressionné, que vous étiez sorti de là. Dans le métro, les visages vous apparaissaient dans la lumière, dans leur mélancolique vérité. Vous en aviez parlé avec votre père, après, qui avait fait Mai 68. L'expression de morale d'esclave, jaillie de votre bouche enthousiaste, avait, semble-t-il, réveillé des passions anciennes, dont l'éclat brillait encore, au fond de ses yeux humides. Ah ! Vincennes, avait-il soupiré. Vous reposez le deuxième livre : un pavé sévèrement annoté (propriété de votre hôte, sans doute) entièrement consacré à la critique du Sujet à travers les âges. C'est au moment de vous emparer du troisième volume, Le féminisme décolonial contre l'Empire Blanc (éditions du Flux Nomade, 2016), que vous sentez, à votre gauche, une présence. Votre ange noir aux pieds nus est là, à côté de vous. Elle a fait mouvement dans votre direction. Et ce n'est pas fini. Elle vous regarde, s'approche. Elle a dans les mains ce fameux livre, le premier que vous aviez empoigné, celui à la faute d'orthographe.
- Tu bosses sur Derrida ?
chuchote-t-elle, chatte.
Ne faites pas de conneries.
Attendez.
Réfléchissez.
Ce n'est pas que nous vous aimions
(ce serait trop long à expliquer), mais en tout cas on a bon fond (tout le monde
vous le dira).
Lisez-nous.
Ne parlez pas immédiatement à cette fille de la faute d'orthographe, elle vous passerait sous le nez (la fille).
On vous briffe rapidement sur la Différance.
Et, par là même, sur tout ce génie philosophique contemporain assurant, depuis des décennies, le renom de la France aux quatre coins de l'univers...
Lisez-nous.
Ne parlez pas immédiatement à cette fille de la faute d'orthographe, elle vous passerait sous le nez (la fille).
On vous briffe rapidement sur la Différance.
Et, par là même, sur tout ce génie philosophique contemporain assurant, depuis des décennies, le renom de la France aux quatre coins de l'univers...
(à suivre)
Juste quelques remarques (qui n'ont jamais empêché ni de philosopher, ni de fréquenter les bons auteurs, ni surtout d'aimer Julien Clerc et cette chanson là, tout pariculièrement).
RépondreSupprimer"Vous revient en mémoire ce Tristan de votre connaissance, par exemple, qui avait fait l'ESSEC et l'EHESS avec un égal bonheur, et qui (vous vous en rappelez à présent)"…
Grammaire : on ne dit pas "s'en rappeler", sauf dans les sous-titres mal faits des films et dans la vie courante dans les salons de parvenus.
La langue française, sur ce sujet, est difficile.
On a le choix entre :
* "se souvenir de" quelque chose (pronominal et transitif indirect)
* "se rappeler" quelque chose (pronominal et transitif direct).
* Mémoriser, mais là on arrive à un vocabulaire d'écoles de commerce.
Expérience : On ne "fait" pas l'EHESS, comme on ferait Normale Sup'.
Il n'y a pas de concours d'entrée, on peut accéder aux séminaires sans le bac, ils sont fermés ou ouverts, mais il n'y a ni examen de passage ni cursus.
Merci à vous.
SupprimerBien aimable.
Pour ce qui est de :
1°) la grammaire : souvenez-vous de réfléchir à l'identité (et la sociologie, le cas échéant) de celui qui s'exprime ici à la première personne, à l'intention de qui, au juste, dans quel cadre, etc. La pertinence de votre implacable référence critique à "la vie courante dans les salons de parvenus" s'en trouverait, de fait, singulièrement renforcée. De même, l'ironie suprêmement (il est vrai) subtile de cette petite saillie vous sauterait du coup aux yeux (autant que la "faute d'orthographe" relevée par son héros sur la couverture du premier ouvrage évoqué)...
2°) l'expérience : où voyez-vous au juste que nous ayons prétendu ici, relativement à l'EHESS qu'on y passait des examens ("comme à Normale sup") ni émis quelque observation que ce soit quant au déroulement du cursus là-bas disponible ?
Certains ont fait le Vietnam, vous savez.
Ils n'y ont guère passé d'examens, non plus.
Vous nous pardonnerez donc, pour finir, toutes ces incorrections (discutables) et cette ignorance dramatique.
Bonne fin de journée.
La suite la suite!!!
RépondreSupprimerT'inquiète, ça vient.
SupprimerOn corrige juste nos dernières fautes de grammaire.