Gaulois captif (vue de face), bronze, Ier siècle av. J.C.
Faire la part du mobile et de
l'immuable, du contingent et du nécessaire...
Ne pas craindre de nourrir
l'histoire d'anthropologie, autrement dit d'une certaine fixité dès lors que
l'essence de l'homme est reconnue à venir,
et que ladite anthropologie - donc - viserait plutôt à rappeler certaine
promesse non encore tenue qu'à se cramponner à l'essence. L'essence de l'homme...
L'essence de l'homme comme être
générique de travail, pour le Marx des Manuscrits
de 1844, ne peut résider ailleurs que dans
le développement de ses capacités humaines, pour l'heure contrarié par le capital, qui l'enchaîne. L'essence
de l'homme, chez Freud, c'est le conflit - en lui et qui le déchire - d'une
somme proliférante de pulsions et de la répression bientôt intériorisée de celles-ci. Quelque différentes, sinon
opposées, qu'elles puissent être, ces deux définitions ne sauraient, en tout cas,
renvoyer à une nature ayant un jour existé puis ayant été perdue, au fond d'un
tourbillon moderniste ou artificialiste
(comme diraient les gens de Pièces et Main-d'Oeuvre) quelconque. Il n'y a pas plus de Paradis perdu et
d'être naturel de l'homme qu'il n'y a d'état de nature en général. L'homme
aliéné contemporain ne présente point, par contraste, d'identité originelle
perdue, à la manière d'un animal ne s'étant trouvé brimé, dans son mode d'être,
que par quelque accident de parcours, quelque fâcheuse adversité extérieure
l'ayant brusquement - et incourtoisement - fait déchoir de sa parfaite
autonomie. L'homme, par définition, présente chez Marx une identité à venir,
une identité générique de libération.
Il ne présente en soi aucune
appartenance de genre préétablie. Chez Freud, qui demeure malgré
tout un penseur rationaliste, décidé à substituer un Je conscient au Ça immaîtrisable, et ayant ainsi «déclaré la guerre à l'inconscient» (Bloch), une tension se trouve, certes, maintenue entre une histoire (à
laquelle, il est vrai, Freud ne s'intéresse pas des masses) actualisant toujours individuellement les archétypes
préhistoriques, et la puissance intangible de ces derniers. L'homme « historique » demeure le jeu toujours, disons, diversement répété ou vérifié, de puissances contraires
l'installant comme chaos relatif, champ d'une bataille invariablement
recommencée opposant pulsions et répression, principes de plaisir et de
réalité. En sorte que l'anthropologie freudienne pose à bon droit l'Homme comme
être de liberté, autrement dit comme esclave, attendu que la liberté, classiquement, n'est jamais
que liberté gagnée sur les instincts, une liberté rationnelle et culturelle,
pas sensible. Question de point
de vue, nous direz-vous. Freud est, de fait, un penseur de la liberté et de la
culture douloureuses, un Aufklärer pessimiste, plutôt que ce vulgaire spécialiste
instinctiviste qu'on a souvent coutume de voir en lui. Je demeure libre, dit
Freud à la suite de Kant et de toute une tripotée de moralistes bourgeois de
l'histoire, vis-à-vis de tel désir, en tant que je puis le
réprimer, le mettre à distance en le
traitant avec tout le mépris que méritera ce pur produit de l'animalité, de la
matière, bref de la nature. La liberté, c'est l'esclavage. Et la civilisation,
rendue possible par cet esclavage-même, c'est la répression. Faire la part,
alors, quant à cette répression, de l'accessoire et du nécessaire, de la répression
constitutive et légitime et de la
sur-répression contingente,
historiquement déterminée, parasitaire, nuisible, inutile au regard
des possibilités contemporaines (automation, réduction du temps
de travail, génie social accumulé, etc) de satisfaction du principe de plaisir,
c'est remettre Freud en ordre de marche et lier, de manière féconde, histoire
(soit mouvement et négativité) et anthropologie. Gérard Raulet, dans son Herbert
Marcuse, philosophie de l'émancipation, a bien montré comment l'évolution
philosophique de Marcuse aura, en vérité, toujours témoigné de sa recherche d'une
sorte de troisième voie : entre ontologie existentiale et praxis, d'abord (son «heideggero-marxisme» des années 1930) puis entre anthropologie et praxis
(avec Freud, cette fois, vingt ans plus tard), cette alliance de négativité
historique et d'être-au-monde authentique de l'homme fondant, chaque fois, de la seule manière possible, la
légitimité de l'action révolutionnaire, sous forme de projet d'homme
nouveau vérifiant - en quelque sorte - sa propre essence humaine libérée, dont Marcuse distingue déjà la présence dans une
véritable «ontologie du travail» marxienne (les Manuscrits
de 1844 ayant été publiés en Allemagne pour
la première fois en 1932, soit au plus fort de l'heideggérianisme de Marcuse,
lequel lit alors Marx en conséquence : avec ces lunettes-là). De Heidegger à
Freud, Marcuse s'expose alors à la critique d'avoir procédé, çà et là, à une mise
sous le boisseau, une évacuation de l'histoire réelle, au bénéfice de cette
stabilité d'essence si importante à ses yeux. Une évacuation plus doucettement
qualifiée par Gérard Raulet, citant Claus Offe, de « tendance à quitter
l'axe horizontal de l'histoire [au
profit d'une]
ontologie posthistorique ». Et Raulet
de préciser : «Il faudra même se
demander si cette onto-anthropologie ne finit pas par substituer elle-même à
l'histoire un fondement non-historique - biologique -, particulièrement
manifeste dans le dernier ouvrage, La
dimension esthétique, où l'art et la nature humaine remplacent une
histoire devenue impossible. Dans son entretien avec Habermas, Marcuse s'en
défend en arguant que " la nature humaine" ou " l'essence
humaine " ne sont nullement prédonnées et invariables, et il distingue
entre les structures invariantes du psychisme et l'intemporalité d'Éros et de
Thanatos d'une part, la dimension historique de la répression et de la
surrépression ainsi que l'historicité des formes de l'affrontement entre Éros
et Thanatos d'autre part.» (op. cit, PUF, 1992,
p.83).
Rappelons, par ailleurs, toute
l'importance accordée par Marcuse (dans Éros et civilisation, en particulier) à cette idée freudienne d'une
disposition conservatrice des
pulsions, d'un plaisir issu de l'abaissement maximal des tensions, du caractère
perturbateur de la nouveauté et
de la mobilité de l'excitation,
bref d'une collusion nirvanienne (libératrice) des pulsions de mort et de vie
freudiennes à l'aune d'un plaisir qui durerait, un plaisir enfin définitif (comme la mort, le grand retour à la
félicité intra-utérine) évoquant, justement, l'éternel retour de Nietzsche : alternance pacifiée de la vie et de la mort, dans une
société débarrassée de la dictature bourgeoise du Progrès indéfini, synthèse d'ordre, de beauté, et de calme, selon le mot
baudelairien, constituant explicitement, pour Marcuse, la victoire finale du
principe de plaisir. L'ordre, donc. La réalisation de l'essence humaine par l'ordre
découlant du désir érotique
accompli, non-réprimé, et le plaisir infini
(d'ailleurs dialectiquement de plus en plus intellectualisé et raffiné, comme chez le Platon du Banquet) qui en formerait la conséquence idéale. On est bien
loin de l'agitation archaïque, de ce déferlement sexuel anarchique, ce pur retour
à la barbarie que Freud lui-même associait sans nul doute à semblable
triomphe politique impossible d'Éros. Contentons-nous ici de noter, chez Marcuse,
l'étrange fusion du mobile «historique» et de l'immobile
instinctuel. Henri Lefebvre eut, lui, autrefois, cette phrase ironique quant à cette
sorte de partage de Yalta
constitutif de la rencontre «freudo-marxiste» :
« Dans ces discussions il
était admis implicitement ou explicitement que la pensée marxiste (dialectique)
saisit le devenir, ce qui change, le mouvant, en un mot l'historique. Et que la
recherche psychanalytique vise et prétend atteindre du permanent : une "
nature " humaine sous-jacente au changement, immuable, libido et/ou
refoulement, désir et joie, prohibition. La plupart des partisans de la
psychanalyse, révisionnistes ou non, semblent admettre cette interprétation : à
eux le trans-historique, aux marxistes l'Histoire et l'historique, s'ils ne
disparaissent pas dans la fin de l'histoire comme réalité et comme
connaissance. » (Éros et
Logos, in La Nef, 1969).
Comment, dans une telle ambivalence, se représenter correctement l'affrontement hégélien du Maître et de l'Esclave ? Métaphore historique de l'affrontement de classe donnant finalement la victoire à l'esclave contraint d'élaborer le monde ? Image anthropologique de la constitution psychologico-sociale, passant par l'acquisition de culture à laquelle aboutit le report assumé de la jouissance, la renonciation momentanée à celle-ci en vue d'un gain de sécurité durable, et d'une satisfaction certaine, quoique modifiée, civilisée, maturée, en un mot : adulte ? Chez Hegel, l'intériorisation du conflit, la réunion de deux figures se faisant d'abord face comme extériorités se produit comme on le sait sans retard, en les personnes, par exemple, du stoïcien au plan philosophique et du citoyen bourgeois (tous deux maître et esclave) au plan politique, ainsi que d'une multitude d'autres, ce depuis le stade primitif de la certitude sensible, des purs ici et maintenant. En tout état de cause, cette conscience réunifiée-double est toujours malheureuse, inquiétée du fait de cette dualité persistante même. La culture est chez Hegel, explicitement décrite comme le creusement progressif d'un abîme entre soi et soi. Et de même que Freud - le dernier Freud, du moins - se présente comme un penseur fondamentalement social, via tous ces mythes fondateurs installant en même temps l'ensemble de l'humanité dans une vérité collective (fût-elle fictive), ce Je hégélien inquiet, aussitôt à la fois maître-esclave, est également aussitôt un Nous. Sartre s'égare donc peut-être à vouloir (dans L'Être et le Néant) soudain se montrer plus marxiste que Marx dans son interprétation «historique» (la lutte capitaliste-travailleur) de ce duel des (de la) conscience servile-maîtresse. D'autant que cette «historicité», proclamée décisive dans son oeuvre, n'y a au fond, comme chez Heidegger, jamais vraiment que faire de la lutte des classes réelle, d'une définition historique concrète du comportement des différentes classes sociales s'affrontant dans le monde réel. Hegel non plus, bien qu'il la frôle d'extrêmement près, ne bascule pas dans l'histoire concrète. Mais lui ne fait, contrairement à Sartre, de cette abstention dernière de matérialisme historique aucune espèce de mystère : l'Esprit, simplement, se réalise ici pour lui à travers une «histoire» n'étant au fond que simple recollection de figures dépassées par la vie. Cette limite, cette ambiguité hégélienne entre cercle fermé, systématicité et nécessité (plus ou moins abstraite) du mouvement, formellement présentée comme «histoire» (le temps se voyant formellement posé comme «étant-là du Concept») facilite une lecture anthropologique de Hegel très heureusement superposable - quant à la question de l'affrontement pulsions-répression - à celle, tout aussi ambiguë, du Malaise dans la civilisation.
Reprenons-en la trame,
rapidement, avec Hyppolite.
Extérieur Jour. Fin d'après-midi.
Il fait chaud. Une carrière, au fond d'un désert australien, bruissant du seul
grouillement répugnant, dans la poussière jaune, de quelque vipère de la mort
(une redoutable variété de cobra, en réalité, malgré ce nom trompeur). Un vague
grouillement, oui. Et encore : faut tendre l'oreille. Car l'ambiance est lourde
et, dans l'ensemble, tout se tait. Tout mate. Les voilà, tiens, nos deux gars
qui approchent. Virils. Enfouraillés. Goguenards, pour l'instant.
Rigoureusement rictussifiés comme de juste. Sans se presser, ils se mettent
maintenant en position. Le combat s'engage. Tiens, dans ta gueule ! Et vlan et
pim. Et le combat qui dure. Mais soudain, l'un d'entre eux (appelons-le Arès)
parvient à forcer sa fatigue et sa douleur, et à lever la patte suffisamment
haut et vite. Un high kick, mon poteau,
à la Cro-cop, foudroyant et en
pleine mâchoire. L'autre est à terre. Arès est déjà sur lui, il le savate
encore bien comme il faut. Puis il lève son épée, juste au-dessus de sa
tronche, pile à la verticale de son nez éclaté, et il attend. C'est alors que
l'autre (appelons-le Chochotte) impore sa pitié ! Oui : vous avez bien lu. La chose est à peine
croyable, nous sommes d'accord, et rudement dégoûtante. C'est la raison pour
laquelle Arès moque justement Chochotte, qui pleure et s'effondre - même - en
larmes, après avoir, l'instant d'avant, tremblé de tout son être, dessous sa
lourde armure de polyuréthane, et s'être force chié et pissé dans le falzar de
pure terreur. Arès lui assène, alors, entre deux injures amères et
féminisantes, les conditions drastiques aux termes desquelles il consent à abandonner, à cette pauvre Chochotte, le bénéfice minable de conserver sa vie
ridicule et abjecte (notez bien
ce dernier terme, ça fait penser à objet, comme mot, ce sera utile pour plus tard).
(à suivre...)
Remarquable mise au point, le Moine. Bravo et merci.
RépondreSupprimerJe dois battre ici ma coulpe car je vous avais soupçonné (oh, très brièvement), de pencher vers un vitalisme un peu foutraque, inclinant à la libération de tous les instincts, eh bien non, je m'étais bien trompé et me voilà en accord total avec votre texte.
Texte très fécond en cela qu'il incite aussi à lire, et relire.
Merci.
Je crois qu'une place dans notre Loge désormais vous attend. Salutations, Frère.
RépondreSupprimerOn va encore se faire des copains du côté des conspis.
SupprimerMerci quand même.
Etes-vous bien certain que Jean Hyppolite opposait Arès et chochotte dans la phénoménologie de l'esprit ? Pasque dans mes souvenirs de fac, c'était pas ces noms-là...
SupprimerDisons qu'Hyppolite parle par notre bouche.
RépondreSupprimerIl y a interpénétration entre lui et nous, si vous voulez.
Au plan textuel.
Je vois ce que vous voulez dire, le fait d'être plusieurs personnes en même temps, j'ai connu ça à une époque.
RépondreSupprimerVoilà. Ce serait comme se partager un seul organe à trois : un cerveau, par exemple.
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