jeudi 9 janvier 2014

" J'espère qu'il n'y aura pas la révolution. Je le crains." (J.-P. Manchette)


 


Les admirateurs de l’œuvre de Jean-Patrick Manchette furent-ils tous comme nous saisis de malaise, voire d’épouvante, à la lecture de certains passages de son Journal, 1966-1974 (publié en 2008 chez Gallimard) ? Manchette, entre deux compte rendus littéraires de haute volée, y dévoile une compréhension progressive de l’époque, en phase avec l’aiguisement des contradictions minant celle-ci de plus en plus violemment, en particulier en Europe et en France. Il abandonne avec le temps (et la découverte, entre autres influences nouvelles, des situationnistes) l’aveuglement marxiste-léniniste intégriste lui ayant jusqu’ici, et notamment sur le moment, interdit d’entendre comme ils le méritaient les événements de 68. Mais son honnêteté est telle qu’il confesse régulièrement, dans ces pages évidemment destinées par essence à se voir publiées un jour, son ignorance générale sur toutes sortes de sujets, quoique on constate symétriquement chez lui une culture importante, sciemment curieuse et encyclopédique, faisant tout l’intérêt, colossal, de l’ouvrage. Sa position, cependant, relativement à la Révolution, dont Manchette semble considérer inévitable le surgissement à brève ou moyenne échéance, est la source de ce malaise évoqué plus haut. C’est qu’alors, sa lucidité est totale, y compris quant à lui-même, quant à ce que lui-même représente en termes de classe, d’incarnation et de subjectivité de classe, relativement à l’insurrection qui vient. Et s’il appelle de ses vœux abstraitement la Révolution, s’il s’en reconnaît un partisan idéologique, il assume du même coup cette franche vérité concrète qu’objectivement la Révolution lui poserait un problème fatal, qu’elle menacerait sa situation, sa vie, peut-être, ainsi que celle des siens et de ceux qu’il aime : de sa femme, Mélissa, par exemple. Cette peur de Manchette devant la Révolution, en même temps, toujours vis-à-vis d’elle, que son incontestable tendance à la considérer comme le seul horizon non-barbare possible du capitalisme agonisant, est particulièrement remarquable. Trouver aujourd’hui un gauchiste bourgeois capable d’une telle honnêteté applicable à soi-même, et d’exposer le déchirement ordinaire qu’elle provoque dans le cœur, relèverait à notre sens de la gageure. L’époque, là-dessus comme sur tout le reste, est au mensonge et à la confusion. Le substitutisme généralisé, la glorification petite-bourgeoise systématique du Peuple dans ce qu’il a de plus vil, imbécile et soumis, en sont des exemples ordinaires massifs et incontestables.

Vendredi 10 octobre 1969 :

« Tant que le système dure, j’essaierai d’en tirer du pognon. Le problème sera d’en tirer le pognon sans se compromettre irrémédiablement, avec le Vieux Monde. Et c’est d’autant plus compliqué que la fonction lucrative qui me serait la plus accessible est celle de récupérateur de la critique. Pour l’avenir guère lointain, il va se présenter des sacrés problèmes. De notre vivant, à l’époque de l’adolescence de Tristan, le choix de l’Histoire sera entre le pouvoir des Conseils et l’engrenage de la violence et du désordre. On ne peut pas espérer en toute confiance qu’il n’y aura pas, d’ici dix ans, des combats de rue sous nos fenêtres, d’une part – mais ça, c’est un détail, je veux dire que ce n’est guère moins confortable si les combats sont à Billancourt et au Petit-Clamart. De toute façons, ça va tirailler un peu partout, avant que nous ayons quarante ans. Assez conscient que je suis, je crois, de la révolution, et désireux d’elle, je suis écarté, pourtant, de la faire, parce que je bénéficie, extraordinairement, de telle circonstance « remarquablement fortuite » (la présence de Mélissa) qui fait qu’il ne m’est pas impossible d’être heureux. Je cherche donc à me ménager le pur retournement de veste. Avec le système, tant qu’il pourra m’appointer abondamment. Avec la révolution, dès qu’elle sera le seul moyen, ou le seul espoir, de jouir. Je ne m’en inquiète pas d’un point de vue moral ou radical, de cette « contradiction étalée », mais parce que c’est de l’acrobatie. Je ne voudrais pas que ma carrière de d’abord nuise à ma vie d’ensuite. Le triomphe de la réaction me simplifierait bien l’existence. »

Samedi 1er novembre 1969 :

« C’est une curieuse manière que j’ai de faire de la critique. Même si Mélissa n’existait pas, je me vois mal combattant dans la rue. Les cassages de gueule, pourtant restreints, dont j’ai été témoin ou, plus imperceptiblement, victime, m’ont dissuadé profondément d’aller offrir ma personne aux coups de l’ennemi. Reste alors une conscience égoïste, consciente de son égoïsme, repliée sur des satisfactions qu’elles sait restreintes et inhumaines et qui connaît pourtant, vaguement et passionnément, ce qui est en question dans le travail actuel du négatif. L’observateur extérieur pourrait se contenter de noter que la petite abondance de biens à quoi je suis parvenu et dans quoi je me maintiens, plus l’espérance d’une plus grande abondance, me jette, m’a jeté dans la petite bourgeoisie. Ne suis-je pas souvent en train d’attendre et d’imaginer le temps où je vais avoir en réserve des sommes un peu consistantes, et où je vais les investir dans une société immobilière ou autre ? Dire cela suffirait bien à l’observateur extérieur. Tout au plus peut-il noter avec moi, s’il est bienveillant, l’étrange passion critique que je garde, au lieu de tomber dans la bovinerie ordinaire aux petits bourgeois. Et donc, rebuté à force de peur des coups, j’ai replié mon négatif dans la sphère de la vie privée. Seuls projets appartenant à la sphère de ma vie sociale : mes livres, mes films. Il est bien douteux, pourtant, que, même en eux, j’ose de sitôt passer du mauvais côté. Sans parler des Danseurs, tout au plus godardien avec de l’intelligence en plus ; sans parler de N’Gustro, tout au plus divertissant avec de la pointe en plus ; sans parler de ça, la suite – films critiques radicaux, livres de même, je sais d’avance que je serai tenté de ramener ma propre activité en deçà d’elle-même, de prêter le cul aux récupérateurs ; car à tout moment, je pense à ces ouvrages non seulement comme à des critiques, mais tout de suite comme à des choses lucratives, admissibles par le système, propres à me rapporter de l’argent, de la considération de la part d’un certain secteur du patronat culturel. Je ne veux vraiment rejoindre le mouvement du négatif que si je suis sûr de sa victoire et assuré de n’avoir rien à sacrifier dans l’affaire. C’est choisir d’être à la traîne dans l’état harmonieux de l’Histoire. Eh bien, tant pis. »

19 janvier 1971 :

« Objectif : 10 briques en janvier 74. Achat d’un appartement à 25. Paiement en moins de cinq ans grâce à l’économie de loyer et aux développements de ma carrer. Fin des emmerdements et great life avant 40 ans. C’est tard. Mais combien n’arrivent même pas à ça à 80 ans ? Tristan est celui qui profitera le plus de ce que nous pouvons faire, et ça me fait bien plaisir, même si j’aurais voulu en profiter davantage, plus tôt. J’espère qu’il n’y aura pas la révolution. Je le crains. »

Jeudi 11 février 1971 :

«  Ma situation et mon background me mettent en mesure précisément de comprendre et de déceler ce qu’il y a de piégé dans ma situation. Je dis piégé sans me placer à un autre point de vue que le mien – je parle précisément de divers empêchements à jouir dont je suis la proie, qui sont des empêchements intrinsèques à mon mode de vie. Je suis frappé par le tiraillement qu’il y a entre les jouissances comme dépense d’argent et mon vif désir de penser à des jouissances futures plus intenses, basées sur l’économie (au sens ménager). Les jouissances accessibles actuellement me paraissent pour la plupart viciées, ne me tentent pas. C’est le cas notamment du cinéma. Les jouissances futures sont basées dans mes projets sur les valeurs de tranquillité. Je ne vise qu’à jouir de moi-même au plan le plus primaire – confort, oisiveté, développement du rapport d’amour que j’entretiens, plaisir d’apporter le plaisir aux miens, le confort et les services de la technique et du savoir contemporains. Concrètement, il s’agit de créer d’un coup, une fois l’accumulation d’argent nécessaire faite, un cadre de vie satisfaisant et abrité. D’une manière qui semble diamétralement contradictoire, j’attache le plus grand intérêt à la décomposition de l’ordre tranquille des états, aux progrès du négatif. Mon idéal serait peut-être la philosophie ; étant donné toutefois qu’il n’y a plus de philosophie possible, mon idéal s’exprime plutôt comme étant la contemplation abritée du travail du négatif, et la jouissance de comprendre ce travail. »

Samedi 17 juin 1972 :

« J’appartiens à la couche des cadres intellectuels. Je jouis d’un revenu supérieur à celui des prolétaires et de certains autres. Dans cette mesure ma conscience demande la conservation de l’ordre établi, d’autant que les dangers physiques transitoires du désordre révolutionnaire m’effraient.
Intellectuellement, puisque je subis comme insupportable l’état des choses, je suis enchanté d’en posséder la critique abstraite, et de connaître la prédiction rationnelle de sa destruction. Mais intellectuellement seulement, car matériellement cette destruction m’effraie.
Je suis donc pro-situ. Je m’enchante de la prédiction de l’effondrement de l’ordre car je hais l’ordre ; je m’inquiète de cette prédiction, car je ne sais rien faire d’autre que vivre dans cet ordre. La prédiction de destruction, que je trouve rationnelle et qui satisfait certains de mes désirs, d’autre part menace mon confort.
Je ne désire véritablement rien d’autre que la certitude abstraite de la destruction de l’ordre, car cela me venge de lui, mais je crains la réalisation de cette destruction, qui ne m’apporterait rien puisque mon plaisir est trouvé dans la simple idée de la destruction. »

4 commentaires:

  1. Ces passages, je les ai cochés et annotés moi aussi. Au courage, j'ajouterai la sensibilité et puis, cette faculté des grands écrivains à écrire sur le blanc ce que nous pensons dans l'ombre.

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  2. Voir également ce que Lukacs dit de Balzac, par exemple. Ce qui constitue le grand écrivain, c'est la vérité ou, subjectivement : l'honnêteté. L'écrivain passe alors tout entier CHEZ NOUS, pour ainsi dire : de notre côté. Quelque satisfaisantes ou ridicules soient par ailleurs ses options conscientes.

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  3. De l'honnêteté, oui, peut être, mais j'y vois également beaucoup de jésuitisme, mon cher Moine, ce qui n'est d'ailleurs pas toujours incompatible.

    Abbé Lecornu (dit le cocu)

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  4. On sinue comme on peut, dans la vie. On s'arrange comme on peut avec ses propres faiblesses, ses propres lâchetés et impossibilités. Tout le monde ne peut s'improviser du jour au lendemain "baron de la courbe", selon l'expression en vigueur chez les Lecornu.
    Nous n'avons rien, en outre, contre les Jésuites, ou les pro-jésuites, du moment bien sûr qu'ils s'appellent Naphta, prônent la victoire sanglante du communisme international et résident au sommet de quelque montagne magique.

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