L’exposition La Renaissance et le rêve, au Musée du Luxembourg, s’achève le 26
janvier prochain. Sans qu’on doive, certes, s’en
relever la nuit, elle nous semble
tout de même mériter le détour. Les quelque quatre-vingts œuvres qui y sont
présentées se trouvent en effet – un fait suffisamment rare pour être noté –
accompagnées d’une présentation et de commentaires rien moins que niais ou
pompeux.
Chaque époque ne se posant jamais
que les problèmes qu’elle peut résoudre, la redécouverte, par le monde de la
Renaissance, du paganisme et de ses diverses philosophie et mythologie,
n’implique pas encore – appliquée aux questions de la nuit, du sommeil, du
songe – cette attitude rebelle typique de fuite nyctalope hors du monde
bourgeois (diurne) qui caractérisera le romantisme. Point question ici de cette
nuit de l’Absolu où toutes les vaches transgéniques sont grises, écrasant les
distinctions nées de l’analyse, et à laquelle certains tisseront des
« hymnes » enthousiastes. Ni de l’obscurité salutaire, appelée ardemment par des amants illégitimes désireux de
s’y dissimuler, et d’y abolir la claire
domination des normes sociales. Il s’agit, pour les artistes et penseurs de la
Renaissance, d’établir un statut positif
du rêve comme « inter-monde », ou occasion d’accès annexe privilégiée aux mêmes réalités supérieures déjà
offertes, dans l’état de veille, à la réflexion rationnelle. L’exposition
décline ainsi trois thèmes n’en formant qu’un seul, ne posant au vrai qu’une
seule gigantesque question : comment
atteindre à la vérité par la nuit et le rêve, aux plans religieux,
artistique et personnel… ? Cette
dernière catégorie, proprement sociale, renvoie à l’interrogation nouvelle que
se pose quant à elle-même une humanité peu à peu appelée à se fractionner en
corporations, classes et identités sociales distinctes, séparées. Le cas du
« prince rêveur » François 1er de Médicis, grand-duc de
Toscane, témoigne d’une réaction instinctive à ce nouvel état de fait. Sur ce
personnage auquel l’exposition consacre une section autonome, « la nuit a
exercé une véritable fascination : elle est l’espace-temps qui lui permet
de se projeter, à travers le rêve, dans une autre expérience mentale et
existentielle, d’endosser des identités
différentes et de réaliser ainsi nombre d’expériences fantastiques. L’idée
du rêve comme espace de liberté et de créativité imprègne symboliquement les
œuvres, les lieux et les moments qui lui sont particulièrement chers. Tel celui
de son mariage avec Jeanne d’Autriche, le 2 février 1566, pour lequel il a
conçu une fête nocturne consacrée au monde onirique : la Mascarade ou Triomphe des Rêves » (dixit
le catalogue). C’est par le truchement d’un célèbre dessin de Michel-Ange,
intitulé Le Rêve ou Allégorie de la vie humaine, ayant
beaucoup compté pour François 1er, que l’attention du spectateur se
trouve attirée là sur le destin de ce grand-duc. D’autres œuvres postérieures,
faisant écho à ce dessin fondateur, reprenant fidèlement, développant ou
détournant ses thèmes et motifs, sont également visibles, et c’est ainsi que
l’exposition procède (finement), de manière générale. La toute première salle,
par exemple, présente ainsi la reprise systématique d’une autre œuvre de
Michel-Ange : La Nuit (1530-34),
sculpture ornant le tombeau de Julien de Médicis à Florence. « Les
« imitateurs » ont diversement réélaboré cette savante
composition ; mais tout en modifiant quelque peu les attributs et la pose
– celle même de la Léda dessinée par
le maître –, ils ont conservé l’essentiel : la Nuit veille. Son regard est
tourné vers l’intérieur ; ses yeux sont clos, mais fertiles. Car elle
n’est pas simple absence de jour ; elle redistribue les formes, appelle
d’autres couleurs et crée une autre lumière » (id.). Une autre lumière
dirigée sur un monde régi par des puissances divines, et infernales, avec
lesquelles sommeil et rêve permettraient d’entrer en contact immédiat, hors les
dogmes ou l’étude. Marsile Ficin avait posé en 1482, dans sa Théologie platonicienne, dans la lignée
du Timée, que « l’inspiration surgit
dans les moments de dépossession du sujet, caractérisés par la perte de
raison. » De là, l’intérêt suprême des créations du sommeil rendant «
possible à l’âme, médiatrice entre le
corps et le monde, de se libérer temporairement des servitudes de la
matière : l’occasion en est fournie par le sommeil et la mélancolie.
Détachée plus ou moins complètement du corps, l’âme de certains endormis peut
s’élever vers un principe supérieur et divin ; elle accède à l’état
prophétique, de même qu’à l’inspiration poétique » (id.). Un tableau saisissant du Greco, un peu plus loin, intitulé le
Songe de Philippe II (montré pour la
première fois en France), présentant les visions d’enfer pour ainsi dire
baconiennes, acidulées et ultra violettes, venant frapper le très-chrétien roi
d’Espagne, donne la mesure d’une telle religiosité légitime. Ailleurs, les rapports du Rêve et de l’Art se trouvent
évoqués, toujours à cette aune de l’inspiration féconde (« dans l’Apollon endormi, de Lorenzo Lotto, c’est
quand le dieu solaire s’assoupit que dansent les Muses. L’espace du sommeil et
du rêve apparaît ainsi comme celui de la « fureur poétique »). Mais
c’est la cinquième salle de l’exposition, consacrée au cauchemar, qui est sans doute la plus belle et la plus
passionnante. Le polyptyque Visions de l'au-delà, de
Bosch, y est exceptionnellement admirable, ainsi que des merveilles parfois
anonymes : l’ample Vision apocalyptique,
entre autres, d’un Monogrammiste avide de tortures expiatoires et mutilations
fantaisistes. On y trouve aussi le Songe
du docteur, de Dürer et un petit
(par les dimensions) colloque nocturne de teinte jaunâtre intense (comme saisi
à la caméra thermique) groupant fripons alcoolisés et sorcières, truffé de
créatures étranges, à la jambe ou au bras toujours ésotériquement replié, en
proie à de mystérieuses crampes (renvoyant probablement, du point de vue de
l’auteur – un anonyme allemand, vers 1580 – à la propre crispation musculaire
de l’endormi angoissé accouchant ces visions)… Le cauchemar décrit,
picturalisé, est information. Il rend le service précieux de désamorcer, par l’incarnation, la charge
opaque du mystère menaçant de dissoudre le sujet. Ce qui est mis au jour,
fût-il suprêmement terrifiant et sale, perd cependant de sa puissance. Il dresse, à tous les sens du terme.
Érotique, il permet un bilan de ce qui nous tient et nous presse. Il nous
éduque, par une condamnation précise et nomenclaturée du Mal. Le Songe du docteur, pour revenir à lui,
quelque difficulté qu’on éprouve à lui fournir un sens, est ainsi
incontestablement une réflexion sur la connaissance :
« On a pu se demander si l’artiste représente un rêveur tenté par Vénus, ou
bien (comme le pense Panofsky) les dangers de l’acedia, cette peste de l’âme qui menace les paresseux, ou encore
Cybèle se moquant d’un alchimiste endormi devant son four ».
La supériorité du cauchemar, en tout cas, tel que
représenté ici, sur le rêve en général,
le rêve abstrait, est patente. Le cauchemar pictural, par la sympathie qu’il
déclenche, souvent, pourrait-on dire à
peu de frais puisqu’il s’agit fréquemment de représenter une scène simple
et quotidienne (justement angoissante dans son réalisme, son inquiétant Familier même), impliquant
des personnages ordinaires (y compris, chez Bosch, d’ailleurs) résout la
difficulté rencontrée par les artistes désireux, à l’époque de la Renaissance,
de montrer adéquatement le rêve, dans son essence : fallait-il mieux alors
peindre le rêveur rêvant, ou le sujet du rêve ? Le visiteur de l’exposition se
fera son avis.
Le cauchemar emporta le nôtre.
Trois cents ans avant Freud, dans
cet « ancien régime du rêve », la
raison se connaît déjà certaines éclipses. Loin de les condamner toujours,
elle les devine à la fois porteuses d’information et procédant entièrement
d’elle-même. Or, c’est justement dans l’oubli de son obscurité génétique
nécessaire, en tant qu’idéologie
progressiste totalitaire, que la Raison échouera ensuite, pathétique, à
comprendre la « barbarie » surgissant de nulle part. Goya, défenseur
des « Lumières » témoin des horreurs perpétrées en Espagne par le
camp du Bien (c’est-à-dire des « rationalistes » Français) savait
aussi, tout « progressiste » qu’il fût, se mettre à l’école du Rêve et du
Cauchemar : à l’école, en bref, et selon le joli mot de Todorov, de cette
« ombre des Lumières ». Et ce n’est point, chez lui, l’extinction de la Raison qui « engendre des monstres »
(qu’il convient de fréquenter, de connaître, de respecter si l’on entend qu’ils
évitent de vous bouffer jusqu’à l’os) mais plutôt son sommeil, son sommeil rêveur (sueño).
Mais va donc causer de tout ça à
un économiste, ou à un constructeur de centrales nucléaires…
Signe des temps ? Avez-vous remarqué que le songe, le rêve, le noir et plus généralement tout ce qui relève du domaine de l'onirisme, n'a jamais été autant sollicité depuis quelques années pour être exposé à la vue de nos contemporains ? Faut-il s'en réjouir ou au contraire s'en inquiéter ? Car il faudra bien sortir de ce sommeil de la raison qui engendre des monstres !
RépondreSupprimerPrécisément, voilà ce que nous indiquions vers la fin de notre article : pour quelqu'un comme Goya, il ne s'agit pas de "sommeil" mais bien de "songe" (sueno) de la raison. La raison a des songes. La raison a des rêves. Les "monstres" nécessaires que ces songes de la raison engendrent, il s'agit de les connaître, plutôt que de les réprimer à toute force. Tel est le seul moyen de les contenir, et le seul hommage à rendre à la raison digne de ce nom.
RépondreSupprimerOui, bien sûr, mais ce n'est pas cette phrase finale, dont je ne doute pas que vous en approuvez la nécessité, qui était le principal objet de mon message précédent. Je m'interrogeais plutôt sur le sens de l'inflation récente d'expositions sur la thématique du rêve (jusqu'au thème de l'utopie en tant que rêve "social"). Pour le dire autrement cette inflation est-t-elle le signe de la disparition du rêve en tant que dispositif individuel et collectif dans l'ère du nihilisme socialisé (c'est à dire une manière d'en honorer le souvenir pour mieux faire oublier la charge subversive dont il a pu être porteur), ou bien est-ce au contraire le symptôme opportuniste d'un retour du rêve (ou du merveilleux dans le sens surréaliste qu'en a donné Mabille) comme résistance et promesse de dépassement de ce même nihilisme ? Voilà ma question. D'où mon interrogation pour savoir s'il fallait se réjouir de cette multitude de manifestations sur ce thème ou au contraire s'en inquiéter.
RépondreSupprimerTout cela est admirablement conçu et formulé. Rien à ajouter. Si ce n'est, bien entendu, que la vérité doit se situer quelque part entre les mailles de votre alternative. Quand un spectre hante les environs, vous le savez, la menace qu'il représente se traduit tôt ou tard en franche réalité. Quant à l'éventuel "souci de s'inquiéter" que vous évoquez pour finir, il n'a hélas ! plus lieu d'être, les motifs d'inquiétude faisant désormais le motif pictural unique de ce monde totalitaire.
RépondreSupprimerEt combien coute cette petite plaisanterie ?
RépondreSupprimerUne dizaine d'euros, totenkopf. C'est le prix de la Kultur. Si vous êtes pas jouasse, émigrez en Belgique. En attendant mieux, ou pire.
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