Louis Adamic |
« Après 1929, alors que je commençais à travailler à cette étude, j’entrai en contact avec un grand nombre de racketteurs, de gangsters, petits et grands, de Chicago (ou de ses environs) et de New York. Presque tous étaient d’origine immigrée. Presque tous avaient eux-mêmes été des travailleurs dans les années suivant immédiatement la guerre.
L’un d’eux était le fils d’un ouvrier polonais blessé lors de l’explosion de Haymarket en 1886. D’autres étaient issus de ce même type de milieu précaire, des classes les moins instruites, les plus effroyablement misérables et maltraitées. La prime jeunesse de ces hommes s’était déroulée au cœur des villes industrielles, dans leurs taudis et pensions minables, ces conditions difficiles entretenant à la fois, chez eux, un très faible degré de conscience sociale (la communauté ne pouvant être considérée comme un tout homogène) et une possibilité de contacts, et de rencontres, infinie. Je crois, au fond, que tous ceux dont je fis la connaissance représentaient, chacun à sa façon, le racketteur-type. Certains étaient sans aucun doute des individus corrects, régis par un strict code moral. Leur mépris du pouvoir en place était sans bornes. Leur statut de hors-la-loi ne les embarrassait nullement. Ils étaient parfaitement conscients de leur supériorité vis-à-vis de la loi et du pouvoir policier.
De fait, ils étaient souvent vifs et intelligents. L’une de mes connaissances, peut-être le meilleur d’entre eux tous, était un yougoslave, un de mes compatriotes. C’était un grand gaillard, membre d’un gang de Chicago, un type délicat et cultivé, ex-gauchiste aussi capable de tenir une discussion sur Marx ou Nietzsche que de diriger un business de trafic de bière ou un racket de protection. Pour tout dire, il fut l’un des individus les plus affranchis et (à sa manière) les plus honnêtes et de bonne foi que j’aie connus. À l’été 1930, il s’était mis dans la contrebande d’alcool, ce qui l’avait amené à d’autres types d’affaires (« Il y allait de ce bon dieu de respect de moi-même ! »)
Comme « travailleur honnête », il gagnait la somme dérisoire de 4 à 6 $ par jour, et n’avait aucun avenir là-dedans. Il avait été socialiste, syndiqué, avait dégoté des petits plans et s’était débrouillé comme il avait pu jusqu’au moment de réaliser finalement (disait-il) que la plupart des leaders du mouvement socialiste, local ou national, étaient soit de franches crapules soit des démagogues illuminés, cependant qu’à l’extérieur du mouvement attendait une énorme masse stupide de prolétaires que le message du socialisme ne pourrait jamais atteindre et qui, peut-être, après tout, ne mériteraient jamais mieux dans la vie que leur situation actuelle.
Après la guerre, sa foi dans le gauchisme l’abandonna complètement, tout cela n’ayant décidément été (jugeait-il) qu’âneries et sottises : Mencken (1) avait bien raison. Il continua à travailler pour ses 4 à 6 dollars quotidiens.
Chôma, également.
Et commença à se trouver vraiment idiot.
Il se fit alors trafiquant d’alcool et, en 1921, s’étant entouré des bonnes personnes, accéda rapidement au pouvoir suprême de ce qui devait avec le temps devenir un gang important. Aujourd’hui, il était reconnu. C’était quelqu’un. Son nom apparaissait dans les colonnes des journaux. Il vivait avec style. Lui qui autrefois s’était fait rudement matraquer par la police lors d’une grève à Joliet (Illinois) avait maintenant celle-ci dans la poche. Les flics ne pouvaient plus le toucher. En fait, un bon paquet d’entre eux étaient désormais placés sous ses ordres directs.
Sous couvert d’un accord implicite entre nous (je ne mentionnerais pas son vrai nom si je le citais) il se confia avec franchise, sur lui-même et ses agissements :
« Oui,
on contrôle l’alcool, la bière surtout. C’est vrai que c’est notre gros truc.
Comment ça se passe ? Eh bien, nous répondons à une demande, très importante.
Des dizaines de milliers de personnes parmi nos clients apprécient nos bières
et alcools, qui sont des produits de qualité, qu’on trouverait chez bon nombre
de personnalités en vue, sans parler de ces juges honorables qui après s’être
bien biturés le soir, rendront au matin de sévères jugements pour ivresse
illicite sur la voie publique. Notre business est illégal, c’est vrai. Mais la
loi qui en a décidé ainsi est considérée comme mauvaise par plus de la moitié
de la population. Lis le Literary Digest ! Tu sauras ce que Thoreau pensait des mauvaises
lois. Enfreignons-les ! Et bien nous, nous aidons à enfreindre la loi sur la
prohibition.
Quant aux autres rackets, comme tu pourrais les appeler - nous préférons, nous, le terme « d’affaires » (business), je les trouve sacrément plus moraux que la plupart des rackets portant le nom ordinaire de « corporations. » En admettant que nous, les soi-disant racketteurs, extorquions de l’argent aux soi-disant entreprises légales, n’est-ce pas ce que font, d’une manière ou d’une autre, tous les autres gangs de businessmen ? N’est-il pas vrai que tout ce qui est vendu aux États-Unis l’est toujours pour plus que sa valeur réelle : par le producteur, d’abord, puis le grossiste, et enfin le détaillant ? Le capitalisme est un vaste hold-up, organisé verticalement. Ceux qui sont en haut exploitent économiquement ceux qui sont en dessous. Le Capital exploite le Travail, et il faut voir comment ! Le gros business baise littéralement le petit. Bien entendu, ils ont fait en sorte que tout ceci soit légal, et moral, et ils parlent de « sens du service » avec un grand S, avant de filer s’amuser au Rotary, les exploiteurs autant que les exploités lesquels, comme je te le dis, exploiteront toujours eux-mêmes à leur tour quelqu’un, en contrebas.
Quant aux autres rackets, comme tu pourrais les appeler - nous préférons, nous, le terme « d’affaires » (business), je les trouve sacrément plus moraux que la plupart des rackets portant le nom ordinaire de « corporations. » En admettant que nous, les soi-disant racketteurs, extorquions de l’argent aux soi-disant entreprises légales, n’est-ce pas ce que font, d’une manière ou d’une autre, tous les autres gangs de businessmen ? N’est-il pas vrai que tout ce qui est vendu aux États-Unis l’est toujours pour plus que sa valeur réelle : par le producteur, d’abord, puis le grossiste, et enfin le détaillant ? Le capitalisme est un vaste hold-up, organisé verticalement. Ceux qui sont en haut exploitent économiquement ceux qui sont en dessous. Le Capital exploite le Travail, et il faut voir comment ! Le gros business baise littéralement le petit. Bien entendu, ils ont fait en sorte que tout ceci soit légal, et moral, et ils parlent de « sens du service » avec un grand S, avant de filer s’amuser au Rotary, les exploiteurs autant que les exploités lesquels, comme je te le dis, exploiteront toujours eux-mêmes à leur tour quelqu’un, en contrebas.
Oui,
c’est vrai, nous utilisons la force. Et alors ? Sommes-nous là-dessus vraiment
pires que les businessmen légaux ? Les grands capitalistes
n’utilisent-ils pas la force pour écraser les grèves ? Ils ne s’interdisent, à
ce que je sache, aucun moyen. Bien sûr l’exercice de la force, quand il s’agit
d’eux, est légal, leurs mercenaires en armes arborent souvent des uniformes et
des médailles rutilantes. Mais, honnêtement, Henry Ford n’est-il pas un
authentique racketteur ? N’a-t-il pas obligé ses vendeurs, dans tout le pays,
voilà quelques années, à commander un nombre de voitures plus important qu’ils
ne le pouvaient, puis à s’acquitter des sommes que Ford exigeait en échange,
sous peine de perdre leurs agences, et leurs licences ? Tu appelles ça comment,
toi, au juste ? C’est vrai, et tu l’as mentionné, que les syndicats embauchent
des dynamiteurs et des cogneurs pour arriver à leurs fins. Eh bien ! je
suis sûrement un ignoble criminel rempli de perversité mais, franchement, je ne
vois pas le problème. Comment les capitalistes traitent-ils les travailleurs ?
Qu’est-ce qui est pire : le dynamitage d’un immeuble, ou le licenciement de
milliers d’hommes au milieu de l’hiver, quand leur famille crève la dalle ? Je
m’étonne, pour tout dire, qu’il n’y ait pas plus de dynamitage. Si les
travailleurs étaient un peu plus conscients, je ferais en sorte que la classe
laborieuse retrouve un peu de dignité. Mais là, vraiment, qu’ils crèvent ! Ces
maudits prolos et leur fichue docilité face à la souffrance : tout ça me rend
malade. Et si des gangs en viennent à exploiter quelques-uns de leurs
syndicats, je m’en contrefous royalement. Aucun de ceux que je fréquente,
d’ailleurs, parmi les plus importants, ne les exploite vraiment. Le
syndicalisme est bien trop impuissant, trop faible : il n’y a rien à en tirer,
ou si peu. Nous n’avons que faire de pressurer les faibles, nous ne venons vers
eux – dans nos moments généreux – que pour leur venir en aide. Contre les gros
capitalistes, c’est différent, nous renversons le processus. Nous exploitons
surtout le gros gibier : les hommes d’affaires légaux, les éléments les plus
puissants de notre société. Sans vouloir me vanter, je crois qu’à notre propre
façon – et crois-moi, mon gars ! je connais la chose de l’intérieur – nous
sommes honnêtes et droits sur ce terrain-là. Des hommes d’affaires utilisant
l’action directe, voilà au fond ce que nous sommes. Des hors-la-loi,
certainement, mais avec nos propres lois. Certains de nous sont enfouraillés :
ils doivent bien se servir du matériel, de temps à autre. D’où les tueries et
autres attentats dont tu as pu entendre causer. C’est vrai qu’on ne peut
parfois pas faire autrement que de descendre des mecs. C’est bien dommage. Mais
est-ce pire que de réduire des travailleurs et leurs familles à la famine, ou
de flinguer des ouvriers sans défense, en grève pour de meilleures conditions
de travail ou autre chose ? Je ne pense pas que les soi-disant racketteurs font
la moitié du mal causé par les patrons. Seuls les richards nous intéressent.
Eux, la loi les protège. Et si quelquefois nous prenons l’avantage - ce qui
arrive - c’est à notre seul crédit. Nous n’exploitons pas les faibles. Cela,
c’est à la portée de tout le monde. »
Louis Adamic, Dynamite ! Un siècle de violence de classe en Amérique, 1934.
1) Henry Louis Mencken
(1880-1956) : journaliste et essayiste d’origine allemande, à l’humour
acéré et - au choix - réactionnaire ou subversif. Un personnage en tous les cas
extrêmement important pour Louis Adamic, puisque c’est Mencken qui publia ses
premiers textes dans le journal American Mercury. Adamic se présentait lui-même,
par dérision et auprès de ses amis wobblies notamment, comme un
« Menckenite » plutôt que comme un socialiste orthodoxe. (Voir Mike
Davis : Los Angeles, City of Quartz).
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