Dans le premier billet émis sur ce blogue, voilà deux ans, nous présentions une lettre de Villiers de
l’Isle-Adam, et contions la fâcheuse et désespérante, quoique hilarante, aventure
à laquelle la missive en question faisait référence. Dans cette autre lettre, ci-dessous,
datée d’il y a exactement 127 ans, jour pour jour, Villiers exhorte son ami
Huysmans à venir partager, en compagnie de Léon Bloy, dernier des trois
malheureux « Hypocondres », un repas de fête imaginaire.
Villiers et Bloy sont alors dans une panade complète. Huysmans, seul, rentre
quelque argent régulier. Le menu délirant que Villiers propose à son invité a
de quoi ouvrir l’appétit. Le plus beau déjeuner du monde, en quelque sorte…
Les orthographe, syntaxe,
grammaire et dispositions aberrantes diverses de Villiers ont été évidemment
respectées, avec un plaisir intense. Les furtives notes intempestives
explicatives sont de nous-mêmes ou de Daniel Habrekorn, éditeur, chez Thot, des Lettres,
correspondance à trois (1980).
Ce 25bre 86
Venez, mon cher ami ; ce
sera le déjeuner des trois Hypocondres. – Si nous rédigions d’avance, le menu
de la conversation ?… Pourquoi, puisque tout est régulier de nos jours, ne
pas mettre en regard de la carte des choses à manger celle des propos à
tenir ? De cette sorte on aurait d’avance la couleur morale d’un repas.
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Essayons : – Potage – queues-de-mots (Words-tails) – Entrées – Poissons et Venaisons. –
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Wolf au vent, Scholl normande,
bien claDelpicée (1) – Racot
fumé. – Abattages d’oies lyriques, aux Livets. Salade de museaux de muffles.
Weiss de nonnes, – etc.
ASSEZ !
– Rôts –
1°) Pères de l’Église en daube, sauce exégèse, par le
professeur de scatologie comparée, Jérémie Bloy, dit l’extatique
Tombeur de-muffes ; – enfin je ne peux pas écrire le mot Tombeur de cons qui est le mot juste.
2°) Gamines à la petite liqueur,
sauce sarcanthus (2), préparées
par le professeur Huysmans l’Admirable, docteur ès-Tristesses, dilettante du
découragement, en partie double, Virtuose de la désolation-névrosée, maître-écrivain
des côtés radieux de ces inutiles et douloureux phénomènes éternels, – grand
poète prochain du château de l’Ours (3).
Troisième service
Anas, ressassés et recuits dans
leurs jus, sauce aux conserves de 1840, par l’éminent professeur Villiers,
docteur ès frivolités littéraires, journaliste sans portefeuille, grand
déverseur de malices cousues de fil noir.
Légumes et dessert
1°) Fatras philosophique, à la
Pascal, sauce Swift, par le même (4).
2°) Symboles confits au vinaigre,
sauce verte ; Visées hyper-sublimes sautées sur le gril, frisant le schisme et
sentant le fagot, – suivis d’un coulis de Sombres-Aperçus, (sorbet) par
Marchenoir (5)
l’Illuminé.
3°) Pralines incrustées de
pierreries, petits maquereaux d’or, perles géminées à la gelée de Nidulariums,
fromages d’Assyrie par les trois professeurs réunis.
Ca... (d’autoda)fé, par Léon
Bloy, torréfié, et Eau de vie de St Marc ; (Girardin).
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Je suis à peine convalescent, et
c’est avec un doux sourire, en remuant la tête de haut en bas, que j’écris tout
cela tranquillement et avec le plus grand plaisir.
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Je reprends ma lettre : il est tard
et j’y vois mal. Mon cher ami, n’omettez pas, je vous en prie, de m’apporter
soit l’Homme de Hello, soit Rusbrock, puisque je ne puis me les procurer ni
dans un seul cabinet de lecture, ni chez les éditeurs les plus illustres. –
(chose naturelle, d’ailleurs.)
Notre déjeuner serait ainsi conçu
: 3 litres d’excellente bierre de Müller, prise le matin, par mes soins. (A
moins que mon quartaud de vin pur, vrai médoc du médoc, ne soit arrivé.) N’y
comptons pas trop. – Une demi-langouste, avec bonne sauce, et un beau poulet,
bien rôti, sauce moirée. – Café Corcelet, chester authentique.
Poires de Mouillebouche et bonne
fine champagne.
Je pense que Mallarmé viendra
nous serrer la main, car il déjeune si peu, le pauvre cher, que je n’ose guère
l’inviter. Je vais lui en écrire tout de même.
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J’ai été bien, bien malade. Le Docteur Albert Robin m’a fait
manger et boire – devinez ! Je copie son ordonnance que je vous montrerai
samedi.
l°) Poudre d’yeux d’écrevisses (! ! !)
2°) Chlorhydrate de morphine.
3°)Teinture de fève de St Ignace.
Cela m’a guéri en trois jours. Notre pauvre Catulle (6),
qui, déjà, me pleurait, va être
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Venez : Je vous dirai mon nouveau poème en un vers, intitulé
Résumé de l’Histoire du Moyen-âge. - Au
fait, le voici :
« Pour un oui, pour un non, les peuples écoppaient »
méditez-le.
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Est-ce que vous avez reçu quelque donnée sur la mélinite,
le nouvel explosif, au ministère (7) ? ... J’espère que vous l’apporterez, alors.
Je vous serre bien la main, ainsi qu’à Bloy.
Villiers de l’Isle Adam