« La philosophie ne doit en aucune manière porter atteinte à l’usage réel du langage, elle ne peut faire autre chose que le décrire. »
(Ludwig WITTGENSTEIN, Investigations philosophiques)
« Quel que soit l'usage réel du langage, il est le résultat et la réflexion de la totalité de l'activité sociale de ceux qui l'emploient. Pour être juste, il faut préciser que Wittgenstein l'avait lui-même noté. Mais cela implique que l'usage réel n'est pas fixé mais extrêmement variable et qu'il peut comporter (comme la philosophie) des usages très spéciaux.
Si, au lieu d'être professeurs d'université à Oxford, les auteurs de la philosophie linguistique étaient chamans d'une tribu primitive, ils seraient confrontés à un usage réel du langage qui ne ressemble pas à celui d'Oxford. Ils utiliseraient sans doute le même genre d'expressions pour parler, par exemple, des tables et des chaises (en admettant que la tribu soit suffisamment évoluée économiquement pour posséder ces objets). Mais dans bien d'autres domaines, ils parleraient de manière très différente. Par exemple, leur usage réel du langage comporterait de constantes références à des esprits. L'existence de "l'esprit du maïs" serait pour eux tout aussi évidente que l'est celle de la table pour le professeur d'Oxford. Lorsqu'un professeur d'Oxford voit une table, il dit "voici une table". Lorsqu'un primitif voit germer le maïs, il dit "c'est l'esprit du maïs qui renaît". Tandis que le professeur s'assied à une table pour déjeuner avec le président de son université, le primitif sort son couteau et se repaît du "roi maïs". Mais il a d'aussi bonnes raisons de croire que l'esprit du maïs existe que le professeur en a d'être sûr de l'existence de la table. Cette existence est attestée par l'usage réel du langage.
La vérité, c'est qu'il est totalement impossible d'isoler un usage normal du langage, capable de servir de référence, et qui serait totalement incontaminé par le niveau culturel et les croyances réelles de ceux qui le parlent. Les manières de parler normalement admissibles incarnent leurs cultures et leurs croyances. Par conséquent, lorsque Wittgenstein fait de l'usage réel du langage une référence, cela revient à admettre comme référence un état donné de la culture et des croyances. Et lorsqu'il affirme que la philosophie "ne doit pas interférer", cela revient à dire qu'elle ne doit pas interférer avec la culture et le système de croyances admis à un moment donné. Il est heureux qu'une telle philosophie n'ait été inventée que récemment, car sinon nous serions encore sous l'emprise des chamans, et les cérémonies officielles de l'Université d'Oxford revêtiraient la forme de sacrifices rituels.
Le système de références auquel se réfère cette philosophie est inévitablement lié à un temps et à un lieu. Les usages réels du langage sont soumis à des transformations. On abandonne des usages anciens au fur et à mesure que la pratique nouvelle démontre qu'ils sont à l'origine d'erreurs, qu'ils sont illusoires et trompeurs. Ils apparaissent alors comme des usages "spéciaux". Mais à quel titre devrions-nous admettre inconditionnellement, avec l'interdiction d' "interférer", un objet à ce point susceptible d'être amélioré ?
Bien sûr, il y a une réponse toute prête pour l'objection qui vient d'être soulevée. Le chaman n'a pas la même bonne raison d'affirmer l'existence de l'esprit du maïs que le professeur d'université l'existence de la table. Car on peut rendre compte de ce qui se produit en réalité lorsque le maïs germe par la simple phrase "le maïs germe", et ajouter au maïs un esprit du maïs revient donc affirmer l'existence d'une dimension supplémentaire dont il n'y a aucune preuve empirique. L'existence des tables est vérifiable empiriquement tandis que celle des esprits ne l'est pas.
On peut être parfaitement d'accord avec cette remarque, et pour cette raison considérer que la science est supérieure au chamanisme. Mais si l'on répond ainsi, on renonce à la totalité du fondement que Wittgenstein donnait à la philosophie linguistique. Car en ce cas, il faut admettre qu'il y a un autre critère que l'usage réel du langage, par référence auquel les usages réels du langage doivent être évalués. Et sinon, cela signifierait que l'expression "usage réel du langage" est utilisée dans un sens extrêmement spécial, et dont on ne nous a pour l'instant fourni aucune définition. »
(Maurice Cornforth, L'idéologie anglaise : Wittgenstein et la « philosophie du langage »)
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