L'exposition L'estampe visionnaire : de
Goya à Redon, se tient encore au Petit-Palais de Paris jusqu'au 17 janvier 2016. Il est possible qu'à cette date - l'amour du
salafisme pour la culture bourgeoise étant ce qu'il est - le Petit-Palais n'existe
plus que sous la forme risible d'un tas de cendres fumantes, parsemées de
débris humains. Dans le cas contraire, il
vous en coûtera, lectrices, Lecter, Hannibal, la somme royale de dix euros si vous
êtes fortuné. Et quant aux misérables et crasseux éventuellement tentés par
l'aventure, qu'ils se rassurent en apprenant ici avec bonheur, et à titre d'exemple
archétypal, que ladite exposition se trouve très généreusement gratuitement ouverte
aux chômeurs parasites de la société, y compris aux bi-nationaux en voie de radicalisation
avérée. Nous suggérons néanmoins à ces derniers de courir en profiter au plus
tôt, tant il est vrai que «cette vie est
un songe» (Calderón), où l'expérience révèle, décidément sans retard, que «tout passe, et tout casse, et tout lasse :
le désir, le plaisir, se diluent dans l'espace» (Johnny Hallyday).
Dans l'air du temps.
Nous sommes bien obligés, pour commencer,
de reconnaître que maintes oeuvres scandant cette exposition L'estampe visionnaire furent, ces
dernières années, déjà aperçues (et goûtées) de nous en diverses salles et
occasions. Mais tandis que, persifleurs sinistres, nous avons souvent insisté
ici même sur la vanité régulière de ces fameux fils directeurs thématiques foireux régissant en France le projet
des commissaires d'exposition patentés, dès lors que ceux-ci s'intéressent au «rêve», à la «mélancolie», à la «décadence», à l' « inquiétante étrangeté »,
etc, bref : à tout ce que nous sursumerons aujourd'hui sous le syntagme
dérisoire de préoccupation imaginaire
(à dominante romantique ou symboliste), il nous faut bien nous rendre à une certaine forme
d'évidence : la préoccupation en question conquiert désormais, bon an mal an,
un public amateur quasiment autonome, au point que les grands accolages monstrueux et disparates (genre : Max-Ernst-et-Marie-Laurencin-qu'on-va-vous-expliquer-en-quoi-au-juste-ils-sont-identifiables), s'ils n'ont bien entendu pas complètement disparu, nous font globalement ces temps-ci des vacances exquises, ponctuées de blocs esthétiques à peu près cohérents, et dont les commentaires ordinaires et l'herméneutique de troisième cycle qui les accompagnent savent parfois se faire admirablement discrets. Au reste, le tout serait-il jamais autre, en
l'espèce, que de savoir au juste qui sponsorise
l'affaire : quelle marque, voulons-nous dire, de champagne, quel groupe de
bâtiments et travaux publics, quelle compagnie d'assurances ? N'apprendrait-on
ainsi point réellement à la toute fin
seulement d'une pérégrination symbolico-extatique de ce genre (dans la
dernière salle de tel musée : sur le mur dit des hommages et crédits) la teneur réelle du mouvement
historique l'ayant probablement suscitée de manière pré-consciente ? En sorte
que le discours idéologique antécédent ayant guidé chaque pas de notre sublime
parcours esthétique ne recouvrirait plus à terme - renseignement pris - comme tout ce qui concerne ce monde de la
culture désormais moribond, qu'une valeur propédeutique, effectivement pédagogique. Attachée, essentiellement,
au contenu suivant (soyez bien attentifs) :
1°) L'homme, toujours dans son histoire, fut insatisfait de son sort.
2°) Toujours, l'homme, s'en remit, par là
même, au libre pouvoir constitutif de sa raison,
autrement dit à la révolte légitimée.
3°) Toujours, cette révolte rationnelle
occasionna, ensuite, chez l'homme, de terribles et cruelles désillusions.
4°) L'erreur,
cependant, et l'impuissance de la raison demeurent toujours humaines, autant que d'autres traits faisant, eux, de
manière plus enthousiasmante la spécificité de notre glorieuse condition : le besoin, par exemple, de
venir flâner, au coeur même de l'effondrement sanglant et ignominieux du
capitalisme, en ce début d'année 2016, parmi une exposition artistique du
Petit-Palais de Paris.
Critique de la raison disparate : Goya
Il ne s'agit évidemment pas ici de
dénoncer un complot entendu. Les
commissaires artistiques ne se réunissent point en secret, la nuit venue, au
sein d'appartements conspiratifs, dans le but de rédiger quelque obscur Protocole des Sages d'exposition visant
à soumettre le public cultivé, dès sa plus tendre enfance, à l'influence subliminale
de l'idéologie capitaliste. Ce que nous pensons, en revanche, c'est qu'une
telle idéologie s'accommode inconsciemment fort bien de ce recours thématique
régulier à la préoccupation imaginaire, laquelle offre l'occasion cathartique
récurrente de certaine confrontation stratégique décisive, celle opposant les deux
modalités de la raison : la rationalité instrumentale
et les Lumières révoltées.
Il se trouve que Füssli, et surtout Goya,
sous le patronage desquels L'estampe
visionnaire est placée (Des Caprices
et Disparates de 1815-1823,
ainsi qu'une reprise du Cauchemar
füsslien, datée de 1782, trônent dès la première salle, une autre variation
autour de cette dernière oeuvre - une gypsographie de Pierre Rode, datant de
1894 - étant visible un peu plus loin), incarnent le lieu d'un tel combat,
d'une telle opposition, d'une telle «disparation» de la raison, pour le dire
en termes deleuziens. Deleuze récupère, d'ailleurs, ce terme et ce concept de «disparate» chez Simondon, lequel n'ignorait sans doute point, à son tour,
l'usage particulier que Goya en avait primitivement fait. Le disparate goyesque (ou goyen, si vous préférez réserver le
terme de goyesque à Chantal Goya, ce
que nous comprendrions fort bien) procède, exactement comme chez Simondon, d'un
accouplement problématique d'éléments à
la fois incompatibles et productivement réunis. Pas de dialectique résolvant, comme chez Hegel, l'affrontement dans un
dépassement commun des termes en présence, mais plutôt l'apparition d'un nouveau stade problématique maintenant
les deux éléments de départ dans leur intégrité et leur paradoxale co-existence
déséquilibrée. Chez Simondon, ce sera, par exemple, l'explication de la
naissance de la vision en volume,
suscitée par le cerveau pour régler ainsi (par le haut, en quelque sorte) le
problème de la vision binoculaire (chaque
rétine recevant une image en deux dimensions ne pouvant s'accorder avec l'autre
- du fait de l'écart de parallaxes - pour former une image unique, avant
l'intervention, donc, du cerveau créant à cette fin la profondeur et le
volume).
Chez Goya, ce sera ses visions monstrueuses : des créatures
mixtes, chimères disparates et aberrantes,
non-viables mais ne s'effondrant pourtant point dans cette identité
problématique, au contraire. Car chez Simondon comme chez Goya, le problème, d'une certaine manière,
soutient la vie. Et pour ce qui concerne Goya, sans doute conviendrait-il même de
parler d'un projet de maintien thérapeutique
de la vie, de résistance - par le
problème lui-même amené à la conscience (à l'existence picturale) - au
suicide, ou à l'effondrement définitif dans la maladie mentale. Ce risque de
folie, dont l'aperception politique
signale le génie spécifique de Goya, est lié au statut disparate, aperçu par
lui, de la raison et de ses pouvoirs. Goya fut à la fois un progressiste, un
homme des Lumières et un homme de cour, lié par ses obligations
professionnelles à l'Absolutisme espagnol. Lorsque les Lumières
révolutionnaires, par l'entremise des armées bonapartistes, pénètrent en
Espagne afin d'en chasser les Bourbons, Goya ne peut évidemment, dans un
premier temps, que se réjouir de l'événement. Les Français - et leurs affidés
locaux - donneront, par exemple, à l'Espagne une constitution (en 1812), abolissent
aussitôt l'Inquisition, etc (voir, à ce sujet, la fin du conte de Poe Le Puits et le pendule, quasiment contemporain
et porteur des mêmes interrogations, du même romantisme disparate) : bref, tous actes que Goya, en tant qu'Aufklärer anticlérical, par ailleurs attaché
aux liberté, génie et inventivité populaires, ne peut que célébrer. Très vite,
cependant, il apparaît que l'occupation rationnelle-lumineuse de l'Espagne se trouve changée en son contraire, à savoir
une débauche de violence et de barbarie, en un triomphe absolu des pires
instincts homicides et tortionnaires, devant lesquels Goya, comme tout un chacun,
alors (simplement, peut-être, plus
intensément que tout un chacun) reste sidéré et fasciné, y consacrant, comme on sait, ses fameux Désastres de la Guerre. Sans connaître ces
derniers, ni la situation particulière du progressiste Goya, le romantique réactionnaire Barbey d'Aurevilly, dans
son extraordinaire À un dîner d'athées aura, lui aussi, ressenti
ces choses, la force précise de cette contradiction, fournissant maintes images
terribles desdits massacres espagnols, ayant d'ailleurs été le fait des deux
camps : celui des «Lumières» autant que de la guérilla, soutenue par
l'obscurantisme et donc révélatrice (exactement comme dans l'Allemagne romantique de la même époque, également
en guerre contre Napoléon) de l'essor nécessairement disparate
d'une conscience nationale et populaire. Raison pour laquelle le romantisme en général, au-delà de ses
avatars de gauche ou de droite, présente toujours spontanément un intérêt critique, variable, certes, mais
fondamental, dans ses attaques de l'univocité mythologique de la raison
progressiste, soumis, notamment, par le romantisme à la relativisation ironique
et féroce (permettant l'essor du sens et des études historiques, comme chez
Burke) du «nouveau» : du très «radicalement nouveau» faisant table rase d'un
non moins illusoire «radicalement ancien». Il n'est jamais à proprement
parler, telle est la leçon romantique, d'Ancien
Régime, pas plus que de Lendemains
qui chantent (du moins qui chanteraient exclusivement
des chansons de gaieté et de bonheur niais, bovin et arcadien...). Cette vérité
cruciale aura évidemment été tragiquement manquée par les critiques marxistes
économico-progressistes et staliniens du mitan du vingtième siècle, fermes
tenants de la thèse absurde d'un irrationalisme
réactionnaire indécrottable du romantisme. Un tel mépris aura, selon Ernst
Bloch, directement contribué à asseoir le triomphe fasciste.
Illustration pour Le puits et le pendule, Alphonse Legros, Eau-forte,1861.
Telle est, en attendant, la difficulté insondable (menaçant littéralement, chez Goya, de dégénérer en folie pure) de cet aspect éclaté de la raison. Hölderlin fut, par cet éclatement, vaincu et écrasé. La raison libère, mais libère, à l'occasion et au nom des Lumières même, certaines forces obscures (comme diraient les deux Georges : Lucas et Lukács) absolument terrifiantes. Comment, tout en restant attaché à la raison en son versant émancipateur, rendre compte, alors, de cette barbarie sur laquelle elle s'appuie techniquement ? Cette barbarie, une fois encore, serait-elle spécifique ou simple avatar moderne d'un archaïsme jamais éradiqué parce que non-éradicable ? Un romantique conservateur ou réactionnaire (du genre de Barbey ou de Carlyle) pencherait certainement, par haine tropique du Tiers-État, pour la première solution. Mais de manière générale, on l'a dit, le romantisme tout entier se voit traversé douloureusement par cette disparation, et par l'impossibilité de répondre, de choisir clairement, lui étant consubstantielle. Freud n'était alors point disponible pour penser divers états également légitimes, suivant leur modalité, de l'existence intérieure humaine. Marx non plus, quant à l'aspect dialectique d'une telle césure. Rien ne pouvait soutenir, dans l'affrontement théorique et existentiel de ce problème, un romantisme déchiré dont les plus grands noms, rappelons-le (n'en déplaise, pour le coup, à Lukács), se trouvèrent politiquement associés aux idées de la Révolution Française. L'évolution contradictoire de celle-ci fut donc aussi la leur, eux pour qui la contradiction elle-même ne portait point de statut positif (un statut dont Hegel, seul, put enfin accoucher, après sa période francfortoise, et dans un silence de mort). En sorte qu'une telle évolution ne forma jamais, pour eux, qu'un indicible chemin de doute et de désespoir : un sauve-qui-peut (en l'occurrence, un comprend-qui-peut) individuel. William Blake, pro-français jusqu'en 1793, s'abolit ensuite dans le mysticisme théosophique (toujours fidèle, là, d'une certaine manière, au besoin rationnel et formel), lui dont l'enthousiasme révolutionnaire initial et la critique annexe du monde rationnel industriel, de ses «sombres usines démoniaques» (dark Satanic mills), s'accompagnaient, loin d'un simple passéisme, d'une rage utopique-futuriste uniquement destinée à s'apaiser «lorsque nous aurons construit Jerusalem / dans une Angleterre verdoyante et agréable» (préface au Milton, Poems and Prophecies). Füssli, explorateur de l'épouvante et du cauchemar, saluait, lui, dans la prise de la Bastille : «une époque grosse des aspirations les plus gigantesques, secouée par les convulsions résultant de la mort des vieux empires, tandis qu'une force sans exemple fait tressaillir l'esprit de fond en comble et suscite la sympathie universelle». Son Rêve du berger (1793), décrivant la disparition progressive, à la faveur de l'intensité croissante de la Lumière révolutionnaire, des monstres infernaux ennemis du genre humain, voués à retourner peu à peu à l'obscur (au Tartare politique de l'obscurantisme), inspirera directement le Caprice goyen de 1799, celui que nous allons maintenant évoquer. Goya, pour sa part, n'invente, lui, rien moins (on l'a évoqué) qu'une forme de psychanalyse picturale accueillant chez lui, en lui et pour lui seul, les horreurs et créatures étranges de son âme, lesquelles trouvent ainsi droit de cité (ses Pinturas Negras clandestines et autres Disparates restant cachées, ou ornant secrètement les murs de son domicile de Manzanares, la «Quinta del Sordo», n'étant en tous les cas jamais montrés publiquement, par désir thérapeutique de purgation individuelle autant que crainte, bien compréhensible, de la répression politique suivant l'effroyable retour au pouvoir des absolutistes espagnols). C'est donc bien ici l'évolution sordide, désespérante, complexe, surtout, jusqu'à l'incompréhensible, de la réalisation historique (trahie ?) des promesses de la raison et de ses Lumières françaises, au sein du processus révolutionnaire puis impérial, tragique (jusqu'à la Restauration), qui tient le premier rôle. Comment comprendre l'incompréhensible ? Comment ne pas désespérer, définitivement, de la raison, de toute raison ? Deux Disparates de 1819 (Disparate volante et Disparate de frayeur) voisinent, à l'exposition L'estampe visionnaire, avec le fameux Caprice n°43 de 1799 intitulé Le sommeil de la raison engendre des monstres (ci-dessous). Cette traduction française est évidemment critiquable, autant, par exemple, que la traduction anglaise ordinaire des «Disparates» (le terme est de Goya) par «Follies». La phrase-titre espagnole du Caprice commence, en effet, par : «El sueño de la razon», soit le songe, le rêve tout autant que le sommeil.
Tout se joue ici. Est-ce la raison qui
s'endort et rêve, ou bien le corps ? Un tel dualisme, au fond, est-il tenable ?
Le songe revêt-il seulement la fonction de protecteur d'un sommeil physiquement réparateur, ne procède-t-il,
à cette fin, que d'une transformation productive
des diverses impulsions venues de l'extérieur (une envie d'uriner, la faim, la
soif) en éléments oniriques tranquillement
intégrés à ce processus de réparation organique continué ? En d'autres termes,
la mauvaise conscience enchaînée, comme disait Marx, n'aspire-t-elle vraiment,
dans le surgissement du rêve, qu'à dormir du sommeil le plus lourd, le plus inefficace, le moins pratique ? On
connaît la différence des thèses de Bergson et Freud concernant le rêve et
l'inconscient : pour Bergson, dans le rêve, la concentration de la mémoire tendue vers l'action propre à l'état de
veille (sélection des seuls souvenirs utiles,
les autres restant dans l'ombre) n'ayant littéralement plus de raison d'être, alors les images
emmagasinées, placées, pour ainsi dire, au chômage
technique, sitôt décongestionnées s'extériorisent, se détachent en désordre
les unes des autres, d'où le caractère confus
et disparate, dans cette théorie, des rêves. Pour Freud, au contraire, la raison
- quelque nom qu'il lui donne - n'interrompt pas son travail durant le rêve,
l'objectif libérateur d'accomplissement
de certaines actions interdites dans
l'état de veille (le pouvoir de la censure, dans le sommeil, étant
simplement réduit) se voit inlassablement poursuivi, quoique travesti,
dissimulé, clandestin, guerrillero.
La raison est toujours la même, bien que double. La raison, toujours, travaille dans un même (?) but. Chez
Goya, elle comprend, semblablement, une
face onirique, une face rêveuse, dans laquelle elle n'abdique pas ses
prérogatives libératrices, mais continue son activité sous d'autres formes,
d'autres formes rationnelles, celles
de la raison du rêve toujours occupée
à bâtir : en l'espèce, par delà (ou à
travers : en les trompant, en les contournant) morale et répression. Ce qui
suggérerait, malgré cette dernière différence, dans l'émergence de tout processus intellectuel, la genèse fondamentalement
sensible et même sensuelle de celui-ci : le rêve, en ses productions, n'étant au
fond que la vérification empirique d'un autre
fonctionnement rationnel possible, découplé des catégories strictement
conceptuelles de la raison (causalité, déduction, abstraction, etc), et auquel
Schiller donnait le nom évocateur d'«éducation esthétique», insistant bien, ainsi,
sur sa dimension maintenue d'accroissement spirituel et humain. Il y aurait
donc une raison des sens et du rêve autant
que de l'entendement, ces diverses instances étant susceptibles d'entrer en
conflit au gré de telle ou telle injonction sociale dominante, tel état différencié
de développement social et politique. La raison serait ainsi plus dialectique que disparate, évidemment,
si l'on accorde toute la place qu'ils méritent au conflit et à la répression
relative (ou à la liaison) nécessaire des pulsions dans l'apparition de la
Raison civilisée : celle des «Lumières» proprement dite, absolument inséparable de son autre face, sa face songeuse et obscure,
selon l'hypothèse freudienne continuiste physiologico-psychologique (remontant,
d'ailleurs, à la vérité, au Traité de l'âme
d'Aristote, lequel Aristote postulait, lui, en outre, suivant les classiques grecs
oniromanciens, une valeur prophétique
du songe).
La supériorité politique de Goya et de Freud sur un Sade, par exemple, consiste donc dans le grand
refus des deux premiers : un refus malgré
tout (en dépit de toutes les déceptions de la civilisation et de la culture)
du réductionnisme naturaliste, de
tout primat assumé des pulsions
animales sur la civilisation, le refus de toute préférence accordée, au nom de
quelque authenticité, antériorité, ou vérité naturelles que ce soit, auxdites pulsions en regard d'une
civilisation somme toute nécessairement
répressive (au-delà des antipathies politiques de Freud et Goya pour les formes
politiques réactionnaires de leur époque respective). Freud et Goya : deux Aufklärer invinciblement rationalistes, donc
aussi forcément désespérés, pessimistes et solitaires (ajoutons, à cela, les
souffrances physiques de Freud, martyrisé pendant dix ans par son cancer, ou la
surdité torturante de Goya l'ayant isolé, comme Beethoven, d'un monde-tombeau cruellement
refermé sur ses appétits). Ces pulsions monstrueuses présentées par Goya se
trouveront bientôt - tel est notre temps, à nous - majoritairement socialement déterminées : une évolution
que Goya, en dépit de sa fascination pour le folklore, la culture populaires,
et parce que vivant encore dans un monde fortement classiquement familialiste
(père authentique, individuel, dominant), ne pouvait imaginer, et que Freud,
dans son refus conservateur de toute position sociologique critique, ne pouvait
lui-même que laisser négativement suggérer. En sorte que Goya et Freud
partagent, pour des raisons et selon des modalités différentes, la même
conviction d'une anhistoricité, d'un
archaïsme fondamental des pulsions, installé au coeur même de la raison, sans
que ce rapport problématique de la pulsion à la civilisation ne souffre chez
eux la moindre perspective de progrès, ni même de contingence historique dans
sa définition : à un siècle exactement de distance (Goya dans ses Désastres de la guerre, Freud dans ses Réflexions sur la guerre et la mort), tous deux dressent simplement un
constat identique, lequel demeure, répétons-le, dessous son caractère d'aporie
même, un constat politique extrêmement
précieux par les (mauvais) temps qui courent.
L'écho de ce déchirement traverse, en effet,
toujours l'univers, ainsi qu'un problème persistant
à nous être posé, et auquel la société bourgeoise actuelle nous somme - plus ou
moins consciemment - de répondre dans son sens culturel : celui d'une célébration
univoque de la seule raison raisonnable,
tolérante, technique, entreprenariale, quantitative, face aux délires contemporains du fanatisme ou,
selon le terme qu'elle préfère désormais employer, de l'extrémisme (stigmatisant aussi avantageusement sa possible remise
en question rationnelle-onirique
radicalisée).
Ce faisant, pourtant, au-delà de ses
intérêts immédiats, elle ne s'aperçoit jamais - que ce soit au Petit-Palais ou
ailleurs - qu'elle contribue à reproduire, par cette tendance répressive même,
la force invincible du problème. C'est à cette force que nous devons, notamment,
le regain d'intérêt, voire l'engouement disparate
actuel croissant pour la culture «symboliste» (romantique), pour les diverses
préoccupations imaginaires que celui-ci occasionne, et vérifie. Ces
préoccupations qui fournissent, de fait, le terrain d'affrontement privilégié de
latences et tendances
contradictoires.
(à
suivre...)
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