En hommage aux habitants du Malandrin (pour les soutenir
et populariser leur lutte, voir leur blog ICI), lieu parisien occupé depuis
quelque temps déjà et déchaînant la colère unanime des flics, politiciens et
vautours de tout poil, le Moine Bleu a le plaisir de vous offrir aujourd’hui
le
Lieu commun numéro cent quarante-huit
« Je veux dormir tranquille »
Tel fut le dernier mot de la
propriétaire. Le temps des combats était passé pour elle. À son âge, elle avait
besoin de dormir tranquille. Il lui fallait des locataires sûrs, de bonnes
garanties.
« Vous avez bien raison,
madame, répondit le visiteur qui avait eu le temps d'examiner les êtres, si ça
ne tient qu’à moi, vous dormirez. »
Et il s’en alla.
Mme Mouton était une horrible
vieille qui se chauffait à son argent, quand il faisait froid. On la disait
fort riche et son avarice était un prodige, même dans cette atroce banlieue de
petits bourgeois.
Feu Mouton avait gagné ce
qu'il avait voulu dans l’exploitation du lait fécondé dont il était l’inventeur
et qui était un produit sans rival pour la destruction des petits enfants. Ravi
de bonne heure à la tendresse de son épouse, il était allé l’attendre dans un
mausolée d’une hideur extraordinaire. C’est là que j’ai lu, non sans effroi,
au-dessus d'une entrée bizarre, ces mots incroyablement tirés de l’Évangile : Frappez et l’on vous ouvrira...
Cette inscription n’eût pas
été à sa place à la porte de la maison de la veuve. Quand on avait carillonné
plusieurs fois, on voyait lentement s’ouvrir un guichet étroit et, dans ce
cadre, apparaissait une chose fantastique. Le visage affreux de la vieille à
côté de la gueule féroce d’un énorme chien danois appuyé des deux pattes sur
les épaules de sa maîtresse. Elle parlait alors au survenant d’une voix de
gendarme où il y avait autant de haine que de peur. Si on était un pauvre, le
guichet se refermait violemment avec un blasphème. On ne parvenait à franchir
le seuil qu’à titre de locataire futur et muni de certaines références. Dans ce
cas, on traversait une cour et un morceau de jardin pour arriver à un pavillon
sinistre en compagnie de Mme Mouton et de son molosse.
Ce pavillon rongeait la
propriétaire. Elle ne pouvait, en aucune façon, l’utiliser, et cette non-valeur
la désespérait. D’un autre côté, elle ne pouvait pas davantage se résoudre à
prendre un locataire, quelles que fussent les garanties. C’était pour elle
aussi grave que le choix d’un amant pour une femme honnête. Jamais elle n'avait
pu se décider.
Le vrai, c'est qu’elle avait
horriblement peur d’installer si près d’elle un étranger. Elle était l’avare
classique, la vraie, celle qui adore le métal, qui le baise avec transport, qui
souffre de ne pouvoir le manger comme un chrétien mange son Dieu dans le
sacrement de l’Eucharistie. Le soir, on l’entendait verrouiller et cadenasser
toutes ses portes, pendant un quart d'heure, et elle ne se couchait, disait-on,
qu’après avoir fouillé partout avec son chien.
Ces précautions invoquent
tellement les catastrophes que personne ne fut étonné d’apprendre que Mme
Mouton avait été trouvée chez elle poignardée et presque décapitée. Ayant
habitué son voisinage aux plus étranges lubies et aucun être humain n’étant
autorisé à mettre le pied chez elle, on ne s’avisa d'un crime que fort tard et
lorsque l'odeur de charogne se faisait déjà sentir. On la découvrit dans une
chambre noire, étendue par terre auprès du molosse, l’un et l’autre aux trois
quarts pourris.
L’argent avait été
intégralement déménagé, et l’assassin, qui était, à coup sûr, un artiste, avait
laissé sur la table une belle feuille de papier ministre où se lisaient, écrits
d’une main très ferme, ces mots d’un refrain célèbre :
Dormez,
dormez, ma belle,
Dormez,
dormez toujours.
Léon Bloy, Exégèse des Lieux Communs.
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