Il ne suffit pas d’aimer la littérature. Il ne suffit pas d’aimer les livres. Aimer les principaux pourvoyeurs de littérature, rendre hommage, pour une fois, à ceux qui la font exister, c’est-à-dire qui la vendent, qui la transforment en marchandise pour le plus grand profit de tous : voilà aujourd’hui, à nos yeux, l’un des devoirs civiques devenus les plus éminents, sinon le devoir citoyen suprême. Telle est la seule Identité Nationale que nous puissions arborer.
Qui connaît vraiment, au-delà du remous ordinaire causé par cette bruyante saison de cérémonies éditoriales, laquelle déjà s’achève, l’histoire glorieuse des grands éditeurs de France, ces héros délicats et discrets nommés Gallimard, Grasset ou Denoël, jugés, certes, tellement intimes, proches, ou bien connus (selon le mot de Hegel, philosophe disponible, entre autres, dans la collection « Tel ») pourtant cruellement méprisés, recouverts de ce voile d’obscurité quotidien que nous jetons, par simple confort, sur leur cheminement passé ?
Lequel d’entre nous garde clairs à la conscience les trésors de patience, d’acharnement, et surtout d’amour du Beau que ces anges auront déployés en toute circonstance, dans les aléas historiques parfois les plus difficiles, au prix des plus lourds sacrifices, afin que toujours nous parviennent ces œuvres, leurs œuvres, ce monceau d’œuvres sublimes dont année après année, prix littéraire après prix littéraire, nous nous régalerons, jusqu’à la mort ? Telle est l’urgence intellectuelle (et morale) indiscutable de notre époque.
Car cette époque est troublée. Elle manque de repères. Le désespoir y prolifère. L’insertion de la Jeunesse par le sport, à elle seule, ne saurait suffire à élever complètement l’âme. La Jeunesse a déjà son Prix Goncourt, cela est bien. Cela forme. Il est possible que, bientôt, cette jeunesse ait appris à lire dans de bonnes conditions. Or, qui sait lire saura vivre. Qui sait lire travaillera dans la paix, et l’harmonie, et puis sera un homme (ou une femme, bien sûr). Qui sait lire aura enfin appris à dire « merci ! » dans la sérénité retrouvée du Vivre-Ensemble.
En attendant, à cette heure, l’ignorance demeure du travail des héros, du travail des pionniers et magiciens donnant chaque seconde forme utile au génie. Alors, jeunes gens, lisez ! Et vous aussi, lecteurs dévorants dans la force de l’âge, vous les prétendus anciens et sages, lisez donc (et d’abord ces quelques lignes ci-dessous), lisez, puis rendez grâce à ces maisons honnêtes, justes et droites, ces maisons de l’Art et de l’humanité ayant toujours œuvré en secret, oui ! mais qui, en secret aussi, feront toujours le sel de votre terre :
« Des maisons d’édition comme Nathan, Calmann-Lévy et Ferenczi, dont les propriétaires étaient juifs, durent ‘donner’ leur entreprise. Les éditeurs Grasset, Denoël et Gallimard ont tenté, dans certains cas avec succès, d’acquérir les fonds de ces maisons reconnues. Dans sa proposition de rachat des éditions Calmann-Lévy, Gaston Gallimard déclare sa maison ‘aryenne à capitaux aryens.’ À la libération, un article de France libre (25 août 1944) dénoncera ces éditeurs pro-Allemands. Gallimard aura chaud mais ne sera pas fusillé. La Commission d’épuration de l’édition compte pour membres Sartre et Camus, écrivains vedettes de la maison qui resteront fidèles à leur éditeur en plaidant en sa faveur. Grasset et Denoël auront moins de chance : l’un sera destitué, l’autre sera assassiné en décembre 1945 dans des circonstances encore nébuleuses. Moins d’un an après l’assassinat de Robert Denoël, Gaston Gallimard acquiert 90% des parts de l’entreprise, qui lui sont vendues par Jeanne Loviton, romancière, intrigante, grande séductrice du milieu littéraire (ses amants les plus connus sont Jean Giraudoux, Saint-John Perse, Malaparte, Paul Valéry, Émile Henriot et surtout Robert Denoël, éditeur de Céline, qui fit d’elle la principale actionnaire de sa maison d’édition). Hormis les appels au scandale de la veuve officielle, l’éditeur, nous le savons, détenait un dossier incriminant d’autres éditeurs, car il devait passer devant le comité d’épuration, et sa valise contenait aussi des lingots d’or… Tout a disparu. »
Jean-François Poupart, Gallimard chez les nazis (éd. Poètes de Brousse).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire