dimanche 6 mars 2016

Burlesque

 

En visite, hier soir, au Théâtre Mains d'Oeuvres de Saint-Ouen, dans le cadre du Festival Riot Grrlz. Celui-ci accueille encore, ce dimanche, des concerts de punk (paraît-il) ainsi que des numéros d'effeuillage burlesque, selon le terme en vigueur pour désigner le phénomène. Vigueur. Burlesque. C'est une fois de plus, en l'espèce, le poids et l'effet relatifs des mots dans leur adéquation aux choses qui nous laissèrent là, à l'issue de cette soirée, dubitatifs et songeurs. Le doute ni le songe, certes, lorsque ceux-ci vous approchent et vous gagnent, ne sauraient constituer en soi aucun problème a priori douloureux. Ils forment même l'origine, féconde, de ce processus appelant de multiples raffinements, que l'on qualifierait avec autant de pertinence de philosophique ou d'érotique.
Selon toute vraisemblance, l'Éros fonde en effet toute réalité. Il est le circuit reliant ses moments tout autant qu'il les distingue qualitativement (ce qui ne signifie pas qu'il en déprécie aucun). L'Éros procède d'une pulsion aussi unitaire que différenciée, impliquant la légitimité égale de deux moments fondamentaux - matière biologique, somatique, d'une part, et conscience, soit réflexion sur celle-ci de l'autre - mais aussi la reconnaissance finale de leur passage nécessaire, unitaire, l'un dans l'autre, leur transformation réciproque perpétuelle. Ce que l'on considère souvent comme l'immédiateté absolue, irréductible : la pulsion érotique, serait aussi bien le médiatisé suprême, à la faveur du temps, lequel, en toutes choses, et même des plus obscures (comme la pulsion, en l'occurrence) demeure un grand et surprenant éducateur, et pédagogue. Semblable passage érotique : fluide, autogénétique, se vit autrefois présenté par Platon (suivant des vues essentialistes qui, par ailleurs, ne sont pas les nôtres) comme celui des beaux corps aux meilleures idées. Cette idée nous semble toujours aussi invinciblement séduisante, en regard d'un statisme moniste pouvant bien, s'il lui chante, se déclarer tant qu'il veut le plus « matérialiste » du monde, ce qui ne veut pas dire grand-chose. Autrement dit, nous croyons à cette forme particulière d'unité purement processuelle du corps et de l'idée, de leur ramassement progressif en une totalité ainsi seulement libératrice, incluant ce moment de différenciation avec elle-même : une forme de dialectique, en somme, qui ne soit pas de toute nécessité, comme l'estiment certains, certaines, une volonté de domination, un ressentiment, une « rage idéaliste » (Adorno) de tout soumettre à une raison impérialiste et réductrice, soucieuse de tout contrôler, tout détruire d'une altérité objective n'existant au fond, pour elle, que comme matière de sa propre puissance.
Voilà ce qui nous sépare, pour la faire très courte, des ennemis a priori de l'identité, des défenseurs divers d'une stricte hétérogenèse du réel, et de la grande thèse, connexe, de l'impossibilité définitive de rassembler l'ensemble de ce réel à l'aune - spécifiquement humaine - d'un sens ou d'un sujet communs (à moins de participer, consciemment ou non, d'une pensée absurdement totalitaire, qu'elle soit fasciste, chrétienne ou tributaire d'un autre mensonge métaphysique quelconque). À rebours d'une telle conception, l'Éros possède d'abord, à nos yeux, sa propre force biologique nécessitant d'être sentie, expérimentée pour elle-même, afin, ensuite, de pouvoir devenir autre chose, cet autre chose qu'elle est, en vérité, déjà en soi, virtuellement.
Ce qui nous ramène à notre soirée d'hier. Ladite soirée Riot Grrlz était en effet constituée de numéros érotiques tous présentés, introduits, par une meneuse de revue, une master of ceremony pour l'occasion extrêmement bavarde. Et c'est bien là que le bât blesse. Passe encore le contenu déterminé de son discours, ces présentations des différents numéros burlesques procédaient, à chaque fois, clairement d'une défense de ceux-ci, d'une défense pédagogique, par les mots, d'une puissance du corps érotique pourtant parfaitement auto-suffisante, n'ayant besoin, selon nous, d'aucun avocat extérieur, d'aucune défense intellectuelle de ce genre : politique, en l'espèce, l'approche Riot Grrlz misant sur la pertinence d'approches conceptuelles, différenciées, de phénomènes se situant avant tout, liminairement, en deçà du dicible, du concept. L'Éros est d'abord trouble primitif sans paroles - peut-être (et c'est notre point de vue) voué à s'éclaircir - mais pour l'heure non susceptible encore de discours (si progressiste ou, à l'inverse, si anti-discursif soit-il).
Cette vocation évolutive de l'Éros ne saurait, en d'autres termes, nullement être d'entrée de jeu explicite, ni explicitée auprès d'un public plus ou moins « ignorant » de la chose, et qui devrait, à ce titre, se voir convaincu de la manière la plus adéquate de recevoir l'administration d'un tel spectacle érotique. C'est à ses fruits, spirituels, que la chair nous semble devoir être célébrée, ceci après, cependant, que la possibilité intellectuelle d'une telle célébration aura été reconnue possible, après que la force alogique de la pulsion érotique aura été ressentie dans toute sa richesse première, sans question (ni réponse), comme trouble nécessairement pur, après qu'elle aura appelé comme manque élémentaire, comme faim à satisfaire, son propre dépassement, lequel vaudra, alors, effectivement - mais après coup - comme vérification de son être légitime. Or, la master of ceremony de notre soirée de Saint-Ouen entendait, elle, par sa défense consciemment Riot Grrlz d'un burlesque et d'un strip-tease corrects (politiquement corrects, à strictement parler et sans aucun mépris de notre part), c'est-à-dire adéquatement, discursivement repris par des femmes se réappropriant là leur corps et leur désir, asseoir une correction se défiant néanmoins, donc, dès la racine, des déferlements de beauferie, violence et sexisme (bref : de sauvagerie) que l'exhibition du corps féminin ne manque jamais de susciter dès lors qu'on n'y met pas bon ordre. Cette dame, donc, entendait imposer, à travers cette modalité particulière, une fois de plus, l'idée d'une consubstantialité originaire, immobile, du corps et de l'esprit. La consubstantialité, c'est l'absence de mouvement, et l'univocité de l'être, qu'elle présuppose, c'est l'absence de scandale d'une matière qui prime tout, hors toute idée de vice, de péché, d'anormalité, en somme : d'une liberté de la pensée au regard de l'être, et des conséquences éventuelles, fâcheuses, d'une semblable liberté. Pensons à Shakespeare, le plus voyoucrate et burlesque de tous les créateurs universels. N'avait-il pas réussi son coup seulement quand, au théâtre du Globe, le triomphe de ses acteurs avait d'abord été précédé de la spontanéité terriblement hostile de son public (bruits, objets balancés dans la gueule, moquerie, etc) ? Conquérir le public, le séduire, c'était le faire littéralement sortir de lui-même, en l'ayant tout d'abord pris comme il était venu, sans prétendre le trouver déjà correctement formé. La pulsion érotique, comme pulsion essentiellement plastique, renvoie à quelque chose de ce genre. Défendre, par exemple, comme cette dame le faisait hier soir, déguisée en abeille, la consommation politique bio solidaire-citoyenne autant que la neutralité politique du sexe (son par-delà bien et mal, si l'on préfère), les circuits courts de distribution agricole, la lutte contre la malbouffe et les multinationales américaines (y en aurait-il d'autres ?) ruinant la planète autant que l'effeuillage militant, revient, à notre sens, à cette même attitude consistant en toutes choses à griller les étapes, à abolir celles-ci et le mouvement dialectique auquel elles renvoient : à tout noyer dans la croyance paradoxale que, par quelque anamnèse inconnue, la simple conscience d'un être se suffisant comme être permettrait d'en finir avec tout décalage intempestif être-conscience et, accessoirement, tout lien obligatoire entre sexe et violence. Or, le sexe peut-il être d'abord autre chose que violence ? Il ne reste même authentiquement que cela, à condition d'estimer la violence elle-même comme essentiellement polymorphe et changeante, historiquement déterminée (autant que les pulsions), autrement dit expliquable, susceptible après coup d'un discours, d'une rationalité, d'un commun violent, enfin aperçu, des hommes. Tout nous semble reposer dans ce pouvoir soit reconnu, soit dénié, à la raison, à une certaine forme de raison, raison que d'aucuns préfèrent estimer tout uniment instrumentale et dominatrice. Le trouble et la violence que provoqueront en moi (ou pas) la vision d'un corps féminin érotisé doivent rester pour l'heure indicibles (non-justifiés, non-défendus) pour que soit révélée cette communauté pulsionnelle indicible que je partage avec l'humanité entière, au hasard de telle situation historique - contingente - faisant tout mon être de départ. Autrement dit, c'est dans notre impuissance commune à d'abord dire l'Éros qui me frappe dans la plus indicible violence que résidera paradoxalement, ensuite, la force d'un Éros raffiné en discours et en idée collective (la première impuissance se saisissant comme telle). Lorsque Deleuze moque à juste titre Bataille, raillant, en regard d'un D-H Lawrence, sa volonté de transgression typiquement française et catholique, déplacée, attendu que le sexe, comme simple émission matérielle, simple transfert matériel de force, ne saurait faire l'objet d'aucune transgression, d'aucun scandale ni contre-scandale, bref d'aucune vérité, d'aucun discours supplétif, et secondaire par rapport à l'être, son refus de l'histoire, malgré tout, son refus des processus, du négatif, du dualisme apparent - momentané - que ces derniers impliquent, pose un problème encore bien plus grave que « le sale petit secret bataillien ». L'Éros, chez Deleuze, n'existe jamais comme transformation, comme humanisation, comme apprentissage communs. Le triomphe de la matière est pour lui statique, quoi qu'il dise, sans début ni fin, ni nouveauté possible.
Écoutant, hier soir, le discours, parfois citoyennement assez pénible, de la master of ceremony de notre spectacle Riot grrlz de Saint-Ouen, il nous venait parfois à l'esprit qu'un tel esprit « éducatif », à force de nier, éléatiquement, le mouvement érotique réel : d'une violence « légitime » (phénoménologiquement) jusqu'à une spiritualité étayée sur la matière (sur son autre-même), risquait, en bien des cas, de s'avérer contre-productif. 
La performeuse Lou Kick, dont le début du premier show (axé sur la domination) fut, par ailleurs, selon nous, le plus réussi de la soirée (parce que, justement, le plus érotiquement sophistiqué : faisant, avec un détachement bienvenu, la part qu'elle méritait enfin à cette violence simplement native de l'érotisme) nous confia, furtivement, un peu plus tard, à l'entracte, que son idée du burlesque visait plutôt à présenter ce type de spectacle là où il n'existait pas encore : à savoir dans des bars, mariages, clubs reculés, bowlings, etc : des endroits, en d'autres termes (avons-nous pensé nous-mêmes) où ce genre d'érotisme demeurait, d'entrée, peu connu, pionnier, dangereux même, d'une certaine manière, puisque soumis à des réactions possibles plus imprévisibles qu'ailleurs. Le burlesque, tout militant soit-il, est peut-être - sinon - déjà voué, sociologiquement, à des réceptions plus inoffensives, du moins plus attendues, moins primaires au sens psychanalytique et pulsionnel. La chose vaut, d'ailleurs, pour l'étude de tout phénomène de réflexion, de reprise historique et esthétique analogue : la série Z, le Giallo italien, l'esprit village célébré par la bourgeoisie sur les ruines authentiques de la convivialité ouvrière, par elle de fait massacrée, etc : tous référencements de phénomènes effectués par un public dominant, différent du public d'origine, équipé d'un nouveau discours, d'une nouvelle idéologie et, surtout, de la nécessité que ceux-ci existent. C'est dans ce type de questionnement politique - concrètement universaliste - que la pertinence du spectacle burlesque nous semble, comme tout le reste, devoir se réfléchir.

2 commentaires:

  1. Cher Moine, c'est toujours un plaisir que de venir vous lire ; on rit, on pleure, on y découvre aussi de belles personnalités comme Lou Kick... Merci.

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