vendredi 18 mars 2016

Bloch-Adorno : sur l'utopie et la mort (1964)


« Horst KRÜGER. - M. Bloch, acceptez-vous ce que nous venons de mettre en relief à savoir que l'angoisse de l'homme devant la mort, le fait que celui-ci doive mourir serait d'une certaine façon la plus profonde et la plus légitime racine de son mode de pensée utopique ? 

Ernst BLOCH. - Oui, la préoccupation de la mort apparaît dans deux régions de la pensée : dans la médecine - sur un mode pratique, empirique et pour ainsi dire administratif - et dans la théologie. C'est avec l'appel : « Je suis la Résurrection et la Vie ! » que le christianisme a triomphé dans les premiers siècles, et non avec le Sermon sur la Montagne ou avec l'eschatologie. La mort représente en fait la plus dure des contre-utopies. Le scellement du cercueil met fin à la série de toutes nos tentatives individuelles et dévalue également tout ce qui l'a précédé. Et s'il n'y avait rien d'autre ? 
Il existe une image du désespoir qu'on doit à Voltaire : il s'agit du désespoir absolu d'un naufragé qui nage, lutte pour sa vie, se débat parmi les vagues et à qui l'on apprend que l'océan dans lequel il se trouve n'a pas de rives, mais que la mort, en revanche, est tout entière présente dans l'instant où il se tient. Ses efforts ne le mèneront nulle part car il n'y a nulle part où aller. Cette situation ne peut pas évoluer. Cette image, la plus forte des contre-utopies, est toujours actuelle et doit être rappelée afin de bien présenter notre sujet dans toute sa complexité. Autrement, s'il n'y avait pas dans la réalité quelque chose d'inéluctable, quelque chose n'ayant pas eu d'histoire jusqu'à présent et n'ayant connu aucun changement dans le procès de la réalité, il ne pourrait pas y avoir cet «être» heideggerien (dieses Heideggersche Wesen) -, même si la réalité ne résistait pas aux efforts de cet «être» d'une façon aussi extraordinaire que dans l'exemple imaginé par Voltaire.
Venons-en maintenant au pathos de la liberté. Il est apparenté aux «rêves de vie meilleure» que les socialistes utopistes ont décrit, tout en s'en distinguant néanmoins. Dans les utopies sociales en particulier, la meilleure vie sociale possible n'est déterminée ni par la liberté ni par l'ordre. La liberté n'y est qu'une variable ou une construction auxiliaire en vue de la meilleure vie possible. Ce n'est pas dans l'utopie mais dans le droit naturel, et plus précisément dans le droit naturel du XVIIIème siècle, que la liberté intervient en tant que pathos, en liaison avec la droiture, avec la dignité qu'elle seule peut accorder. Guillaume Tell et les drames d'Alfieri sont pleins de ces figures de la liberté de grand style, ne devant rien à personne et criant « in tyrannos ! » (« À bas les tyrans ! »). C'est là qu'est le droit naturel. Il se trouve également dans l'espace de la possibilité objective et réelle mais n'est pas pour autant identique à l'utopie sociale. Il y a donc deux sensibilités utopiques : d'une part, l'utopie sociale en tant que construction d'une condition dans laquelle les hommes ne seront plus accablés par la peine et le travail, et, d'autre part, le droit naturel en tant que construction d'une condition dans laquelle les hommes ne seront plus humiliés ni blessés. C'est la deuxième de ces sensibilités que j'ai essayé d'exposer dans mon livre Droit naturel et dignité humaine. Maintenant, il faut ajouter une troisième sensibilité aux deux précédentes : 1'« enfant chéri » de la foi n'est pas le miracle mais la suppression de la mort ; il n'y a pas de meilleure façon de définir la foi. Il faut tout de même un miracle pour soustraire la mort à notre vue. Ce miracle, c'est la résurrection du Christ. Cette croyance - cet autre « qui me sauvera de la mort, de la morsure de la mort ? » - , comme il est dit dans la Bible, dans Le Nouveau Testament, est transcendantale : c'est quelque chose que nous ne pouvons pas faire nous-mêmes. Nous avons besoin ici de l'aide du baptême, de la mort du Christ et de sa résurrection. Voilà un exemple qui montre comment l'utopique peut être transcendé par le choix des moyens auxquels on a recours pour le faire advenir. Et pourtant cet exemple appartient également à l'utopie.

T. W. ADORNO. - Oui, je le crois aussi. Ce dont il s'agit ici, ce n'est sans doute pas d'imaginer simplement la suppression de la mort comme une sorte de progrès scientifique permettant de franchir le seuil séparant vie organique et vie inorganique à l'aide de nouvelles découvertes. À vrai dire, je crois que sans la représentation d'une vie sans entraves, d'une vie libérée de la mort, l'idée d'utopie ne peut même pas être conçue. Par ailleurs, il y a une indication dans ce que tu viens de dire ­avec raison, à mon avis - à propos de la mort. Dans toute l'histoire de l'utopie, il y a quelque chose de profondément contradictoire : d'un côté, elle ne peut absolument pas être conçue sans la suppression de la mort mais, de l'autre, elle est inhérente à l'idée même de mort, je veux dire, à la lourdeur de la mort et à tout ce qui lui est lié. Si elle n'était pas inhérente à cette idée, si elle ne permettait pas de penser en même temps le seuil de la mort, alors il n'y aurait pas à proprement parler d'utopie. Il me semble que cela a une conséquence très importante sur l'épistémologie de l'utopie - si je peux m'exprimer d'une façon aussi grossière -, à savoir qu'il est impossible de peindre l'utopie de façon positive. Toute tentative visant simplement à décrire ou à peindre l'utopie - à dire : ce sera ainsi et ainsi - est au fond une tentative pour surmonter cette antinomie de la mort, parler de la suppression de la mort et faire comme si la mort n'existait pas. C'est peut-être la plus profonde raison, la raison métaphysique pour laquelle on ne peut proprement parler d'utopie que d'une façon négative, comme la grande philosophie l'a déjà établi chez Hegel et, d'une façon encore plus réfléchie, chez Marx.

Ernst BLOCH. - Parler de l'utopie « d'une façon négative » ne signifie bien entendu pas la « déprécier »...

T. W. ADORNO. - Non, il ne s'agit pas d'une « dépréciation » de l'utopie mais de la négation déterminée de ce qui est. La négation déterminée est l'unique forme dans laquelle la mort est également incluse - parce que la mort n'est rien d'autre que la puissance de ce qui se contente d'être tout en étant, en même temps, une tentative pour sortir de ce simple être. Voilà pourquoi je crois - même si, énoncé ainsi, cela peut avoir l'air d'une thèse - que l'interdiction d' «esquisser» l'utopie et d'en préciser les moindres détails, comme Hegel et Marx l'ont...

Ernst BLOCH. - Hegel ? 

T. W. ADORNO. - ... Hegel a déprécié l'utopie dans la mesure où il a critiqué dans son principe même la figure de celui qui veut rendre le monde meilleur (den Weltverbesserer) pour lui opposer l'idée de tendance objective - une idée que Marx a immédiatement reprise - ainsi que celle d'un Absolu se réalisant dans l'Histoire. Ce qu'on peut appeler aujourd'hui « la critique hégélienne de l'utopie », c'est la critique de cc qu'on appelait ainsi à l'époque de sa jeunesse. Ce qui est visé là, c'est à proprement parler l'interdiction de donner une image de l'utopie pour le salut de l'utopie elle-même - ce qui est intimement lié au commandement : « Tu ne feras pas d'image ! » Ce commandement est aussi vraisemblablement un refus de l'utopie à trop bon marché, de la fausse utopie, de l'utopie qui se laisse acheter, qui laisse acheter ce qui a été pensé. 

Ernst BLOCH. - Je suis parfaitement d'accord avec toi. Cela nous ramène à la première question, à la question et à la situation pour ainsi dire actuelles : pourquoi l'utopie perd-elle toute sa force quand je la présente comme déjà existante, comme déjà acquise, alors que je n'ai encore payé pour elle qu'un « acompte » ? Avec l'expression « payer un acompte pour l'utopie », je vise la façon dont on «réalise» cette dernière dans les livres. L'utopie gagne déjà un peu de réalité lorsqu'elle est décrite dans un livre. Elle y est, comme tu dis, «esquissée», mais on est en général déçu. En se « réalisant» dans un livre, l'utopie perd sa force ; ses tendances, éphémères ou non, s'y réifient et elle devient, ontologiquement parlant, bien plus qu'un être-en-tendance (mehr als In-Tendenz-Sein) : la description livresque de l'utopie donne l'impression que le grand jour est déjà arrivé. Une rébellion iconoclaste contre une telle réification me semble aujourd'hui souhaitable. Il faut protéger l'utopie contre ses insuffisances, le fait que la mort n'ait toujours pas été supprimée justifie cet impératif. Car la mort n'est pas un simple « maintenant il faut s'en aller », comme disait le vieux Schopenhauer, mais une provocation permanente planant au-dessus de toute satisfaction, aussi grande et aussi lourde de miracles économiques sociaux soit-elle. Une interdiction (ein Nicht-Sein-Sollendes) subsiste, celle de passer de l'utopie, du désir à un ordre, une organisation globale où règnerait la liberté, où tout serait en place, « d'aplomb », dans un sens à la fois beaucoup plus profond et plus large que ne l'entendent les utopies sociales. Un tel désir est pourtant présent, ainsi que - pour revenir à la mort - l'angoisse humaine de la mort, une angoisse fondamentalement différente de ce que peuvent ressentir les animaux. Il y a, d'un côté, cette angoisse humaine de la mort non «esquissée» constituant une expérience plus riche que celle des animaux et, de l'autre, le sentiment qu'il n'y a plus de séries causales orientées vers une fin. Car il n'y a bien sûr pas d'utopie sans séries causales orientées vers une fin. L'utopie est absolument impossible dans un monde non téléologique. Si le matérialisme mécaniste s'est révélé incapable d'engendrer la moindre utopie, c'est parce qu'en lui, tout est présent, tout appartient à un même présent mécanique. Mais le fait qu'il existe dans le matérialisme mécaniste une telle prévention contre l'interdiction, quelle qu'elle soit, montre qu'il y a aussi de l'utopie dans ce domaine où il lui est pourtant si difficile de pénétrer, et je crois, Teddy, qu'ici nous sommes parfaitement d'accord : la fonction essentielle de l'utopie est de critiquer ce qui est présent. Si nous n'avions pas déjà dépassé les barrières, nous ne pourrions pas les percevoir comme des barrières.

T. W. ADORNO. - Oui, en tout cas, l'utopie se loge essentiellement dans la négation déterminée de ce qui se contente d'être et qui, finissant toujours par se concrétiser sous la forme de quelque chose de faux, fait toujours en même temps signe vers ce qui devrait être. » 

(Entretien radiophonique animé par Horst Krüger, 1964)

8 commentaires:

  1. cet entretien existe en édition papier?

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  2. Oui. Il s'agit d'un échange passionnant, beaucoup plus long évidemment que l'extrait que nous citons ici. Relativement facile à dégotter en bibliothèque : vous trouverez cela dans le numéro 949 de la revue Europe (Mai 2008) : numéro spécial - donc - "Ernst Bloch-TW Adorno " : fourmillant de très précieuses contributions.

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  3. C'est, effectivement, passionnant. En même temps, et c'est heureux, cela m'interroge bigrement sur ce qu'on pourrait nommer hâtivement la formalisation de l'utopie : l'idée, développée par "Teddy" et Ernst, sur le fait que - si j'ai bien pigé - l'utopie perd de sa force à partir du moment où elle est par trop esquissée est très importante.

    Le soc de la révolte s'appuie, certes, sur la colère, le refus d'une situation donnée. Mais, et on l'a vu avec bon nombre de protestations récentes, s'il n' y a pas ensuite, ne serait-ce qu'au moins l'idée d'un avenir possible - je ne parle pas d'un programme politique -, le soufflet s'effondre.


    Ceci étant dit, il me semble que, avec ce genre d'initiative, nous ne sommes pas loin de ce que disaient Bloch et Adorno :

    http://www.liberation.fr/france/2016/03/20/pour-un-boycott-actif-de-l-election-presidentielle_1440850

    Bien à vous, le Moine et merci encore pour la qualité de vos lectures choisies. C'est un bonheur.

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  4. Vous mettez là le doigt sur ce qui fonde, selon nous, la contradiction principale, féconde, de l'oeuvre blochienne tout entière : Bloch pense, à la fois - avec Hegel - l'utopie comme tendance objective appelant nécessairement sa réalisation (car sinon, comme pour Hegel, ainsi que le rappelle Adorno, l'utopie n'aurait aucune valeur en tant que simple " devoir-être", ou " mauvais infini ") et en même temps, suppose que toute réalisation utopique nous laisse, par nature, insatisfaits au regard de la richesse de virtualité que nous attendions. En d'autres termes, la réalisation est toujours décevante relativement à l'espoir qui nous fait agir vers elle. Mais alors, pourquoi s'obstiner encore à agir, et à espérer ? C'est là tout le problème de Bloch. La chose a sans doute à voir, chez lui, avec le pouvoir collectif, phylogénétique (?) non-reconnu de la pulsion de mort : cette compulsion de répétition, incessante, du désir utopique dans les siècles passés, semblable excitation ne trouvant jamais son plaisir, jamais son abaissement de tension adéquat. Adorno, lui, est hélas ! plus rigoureux sur cette question, tout espoir lui apparaissant impossible, irréalisable, intraduisible socialement et politiquement, etc. De ce point de vue-là, les choses sont au moins plus claires...

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  5. Je ne parlerai pas, quant à l'envie (ou besoin) d'utopie, de pulsion de mort mais bien, à l'inverse, de pulsion de vie.
    Car enfin, qu'est-ce qui signale, sur le plan clinique, l'état dépressif d'un sujet sinon l'impossibilité pour lui d'imaginer un avenir, voire de le désirer.

    Sur un plan plus large, le désir utopique m'apparaît comme la manifestation même du désir. Fondé sur un manque, il est mouvement, envie de changement. Bref, tout le contraire de l'immobilité mortifère du renoncement.

    Je vous accorde que nous frôlons, par là même, l'idée très chrétienne d'espérance. Peut être, mais plus laïquement parlant, un peuple qui n'envisage plus l'avenir - je dirais : qui n'a plus, ou ne peut plus constituer par lui-même, d'image de l'avenir - est un peuple déprimé, vaincu, vulnérable aux programmes du moindre bateleur. Et ce faisant un peuple qui ouvre un boulevard à la pulsion de mort - et comment interpréter autrement cette course à l'abîme de notre organisation sociale (pollutions, consommation, ressources épuisées, totalitarisme technologique, rapports sociaux et interpersonnels délétères, etc.), où il n'est pas besoin d'être expert pour penser que la disparition de notre espèce n'est plus une hypothèse farfelue ?

    Ici, l'utopie me semble ne devoir avoir pour fonction que celle d'amorcer le désir de révolte, de changement d'une situation insupportable. C'est le geste de retirer sa main d'un poêle trop chaud. Elle n'a pas besoin pour cela d'un programme trop détaillé - ne serait-ce que parce que l'on a vu ce que produisait les visions par trop totales d'un monde meilleur.

    C'est une vision, certes, un peu simpliste de la chose mais à laquelle je tiens assez, cher Moine.

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    1. Il semble que vous vous mépreniez. Sans doute nous serons-nous mal exprimés. Ce qui nous paraît participer de la pulsion de mort chez Bloch n'est évidemment nullement le besoin, l'amorce de l'utopie, mais son malaise au regard de la perspective d'une RÉALISATION de l'utopie. L'utopie - réalisée - est toujours décevante, toujours en-deçà des espoirs qu'on avait mis en elle. Vous connaissez ces types de personnes à qui tout devrait réussir mais qui échouent, pourtant, et semblent même organiser de manière aberrante - et répétée - leur propre échec dans l'existence. C'est, en l'espèce, l'observation empirique de la RÉPÉTITION, chez l'homme, de ce phénomène nommé très vulgairement " conduite d'échec " qui souffla à Freud l'hypothèse de l'existence de la pulsion de mort. Si l'on répète, en effet, c'est qu'on aspire - inconsciemment - à ne pas bouger, à ne pas évoluer : la répétition étant, par principe, répétition du MÊME. Or, le même absolu, la stase pure, l'immobilité parfaite, qu'est-ce au juste sinon la mort ? L'homme soumis à la fatigue du désir aspirerait - une fois de plus inconsciemment - au repos organique (inorganique, en l'occurrence) représentée par ladite mort, une telle aspiration se trouvant donc nichée - o vertige, o paradoxe - au coeur même de la vie, toute tendue vers semblable négation de soi-même. Bref. Vous savez tout cela. Pour en revenir à Bloch, l'échec, donc - répété au cours des siècles - ou plutôt l'inachèvement programmatique répété des tentatives utopiques humaines apparaît tout aussi VALORISÉ chez lui que le désir utopique lui-même (lequel renvoie par ailleurs, on est bien d'accord avec vous, à un manque érotique, vital, fondamental). C'est cette contradiction blochienne, rien d'autre, qui renverrait éventuellement - toutes proportions gardées - au dernier dualisme pulsionnel freudien (Éros-Thanatos).

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    2. Oui, je suis bien d'accord avec vous : l'utopie réalisée est toujours décevante, ne serait-ce que parce que le réel est une chose différente de l'imaginaire. Non pas en deçà, ni au delà mais autre.

      C'est moi qui n'avait pas compris le rapport avec la répétition. Et là, effectivement, j'entends mieux, même si j'ai besoin d'y réfléchir encore un peu.

      N'est-ce pas là un programme acceptable pour le week-end qui s'annonce ?

      Quoi qu'il en soit, merci pour vos patientes explications, cher Moine. Le bonjour chez vous.

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    3. " Oui, je suis bien d'accord avec vous : l'utopie réalisée est toujours décevante. "
      D'accord avec Bloch, en l'occurrence.
      Bon week-end.

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