« Horst KRÜGER. - M. Bloch, acceptez-vous ce que nous
venons de mettre en relief à savoir que l'angoisse de l'homme devant la
mort, le fait que celui-ci doive mourir serait d'une certaine façon la
plus profonde et la plus légitime racine de son mode de pensée utopique ?
Ernst BLOCH. - Oui, la préoccupation de la mort apparaît dans deux
régions de la pensée : dans la médecine - sur un mode pratique,
empirique et pour ainsi dire administratif - et dans la théologie. C'est
avec l'appel : « Je suis la Résurrection et la Vie ! » que le
christianisme a triomphé dans les premiers siècles, et non avec le
Sermon sur la Montagne ou avec l'eschatologie. La mort représente en
fait la plus dure des contre-utopies. Le scellement du cercueil met fin à
la série de toutes nos tentatives individuelles et dévalue également
tout ce qui l'a précédé. Et s'il n'y avait rien d'autre ?
Il
existe une image du désespoir qu'on doit à Voltaire : il s'agit du
désespoir absolu d'un naufragé qui nage, lutte pour sa vie, se débat
parmi les vagues et à qui l'on apprend que l'océan dans lequel il se
trouve n'a pas de rives, mais que la mort, en revanche, est tout entière
présente dans l'instant où il se tient. Ses efforts ne le mèneront
nulle part car il n'y a nulle part où aller. Cette situation ne peut pas
évoluer. Cette image, la plus forte des contre-utopies, est toujours
actuelle et doit être rappelée afin de bien présenter notre sujet dans
toute sa complexité. Autrement, s'il n'y avait pas dans la réalité
quelque chose d'inéluctable, quelque chose n'ayant pas eu d'histoire
jusqu'à présent et n'ayant connu aucun changement dans le procès de la
réalité, il ne pourrait pas y avoir cet «être» heideggerien (dieses Heideggersche Wesen)
-, même si la réalité ne résistait pas aux efforts de cet «être»
d'une façon aussi extraordinaire que dans l'exemple imaginé par
Voltaire.
Venons-en maintenant au pathos de la liberté.
Il est apparenté aux «rêves de vie meilleure» que les socialistes
utopistes ont décrit, tout en s'en distinguant néanmoins. Dans les
utopies sociales en particulier, la meilleure vie sociale possible n'est
déterminée ni par la liberté ni par l'ordre. La liberté n'y est qu'une
variable ou une construction auxiliaire en vue de la meilleure vie
possible. Ce n'est pas dans l'utopie mais dans le droit naturel, et plus
précisément dans le droit naturel du XVIIIème siècle, que la liberté
intervient en tant que pathos, en liaison avec la droiture, avec la
dignité qu'elle seule peut accorder. Guillaume Tell et les drames
d'Alfieri sont pleins de ces figures de la liberté de grand style, ne
devant rien à personne et criant « in tyrannos ! » (« À bas les tyrans !
»). C'est là qu'est le droit naturel. Il se trouve également dans
l'espace de la possibilité objective et réelle mais n'est pas pour
autant identique à l'utopie sociale. Il y a donc deux sensibilités
utopiques : d'une part, l'utopie sociale en tant que construction d'une
condition dans laquelle les hommes ne seront plus accablés par la peine
et le travail, et, d'autre part, le droit naturel en tant que
construction d'une condition dans laquelle les hommes ne seront plus
humiliés ni blessés. C'est la deuxième de ces sensibilités que j'ai
essayé d'exposer dans mon livre Droit naturel et dignité humaine.
Maintenant, il faut ajouter une troisième sensibilité aux deux
précédentes : 1'« enfant chéri » de la foi n'est pas le miracle mais la
suppression de la mort ; il n'y a pas de meilleure façon de définir la
foi. Il faut tout de même un miracle pour soustraire la mort à notre
vue. Ce miracle, c'est la résurrection du Christ. Cette croyance - cet
autre « qui me sauvera de la mort, de la morsure de la mort ? » - ,
comme il est dit dans la Bible, dans Le Nouveau Testament, est
transcendantale : c'est quelque chose que nous ne pouvons pas faire
nous-mêmes. Nous avons besoin ici de l'aide du baptême, de la mort du
Christ et de sa résurrection. Voilà un exemple qui montre comment
l'utopique peut être transcendé par le choix des moyens auxquels on a
recours pour le faire advenir. Et pourtant cet exemple appartient
également à l'utopie.
T. W. ADORNO. - Oui, je le crois
aussi. Ce dont il s'agit ici, ce n'est sans doute pas d'imaginer
simplement la suppression de la mort comme une sorte de progrès
scientifique permettant de franchir le seuil séparant vie organique et
vie inorganique à l'aide de nouvelles découvertes. À vrai dire, je crois
que sans la représentation d'une vie sans entraves, d'une vie libérée
de la mort, l'idée d'utopie ne peut même pas être conçue. Par ailleurs,
il y a une indication dans ce que tu viens de dire avec raison, à mon
avis - à propos de la mort. Dans toute l'histoire de l'utopie, il y a
quelque chose de profondément contradictoire : d'un côté, elle ne peut
absolument pas être conçue sans la suppression de la mort mais, de
l'autre, elle est inhérente à l'idée même de mort, je veux dire, à la
lourdeur de la mort et à tout ce qui lui est lié. Si elle n'était pas
inhérente à cette idée, si elle ne permettait pas de penser en même
temps le seuil de la mort, alors il n'y aurait pas à proprement parler
d'utopie. Il me semble que cela a une conséquence très importante sur
l'épistémologie de l'utopie - si je peux m'exprimer d'une façon aussi
grossière -, à savoir qu'il est impossible de peindre l'utopie de façon
positive. Toute tentative visant simplement à décrire ou à peindre
l'utopie - à dire : ce sera ainsi et ainsi - est au fond une tentative
pour surmonter cette antinomie de la mort, parler de la suppression de
la mort et faire comme si la mort n'existait pas. C'est peut-être la
plus profonde raison, la raison métaphysique pour laquelle on ne peut
proprement parler d'utopie que d'une façon négative, comme la grande
philosophie l'a déjà établi chez Hegel et, d'une façon encore plus
réfléchie, chez Marx.
Ernst BLOCH. - Parler de l'utopie « d'une façon négative » ne signifie bien entendu pas la « déprécier »...
T.
W. ADORNO. - Non, il ne s'agit pas d'une « dépréciation » de l'utopie
mais de la négation déterminée de ce qui est. La négation déterminée est
l'unique forme dans laquelle la mort est également incluse - parce que
la mort n'est rien d'autre que la puissance de ce qui se contente d'être tout en étant, en même temps, une tentative pour sortir de ce simple être.
Voilà pourquoi je crois - même si, énoncé ainsi, cela peut avoir l'air
d'une thèse - que l'interdiction d' «esquisser» l'utopie et d'en
préciser les moindres détails, comme Hegel et Marx l'ont...
Ernst BLOCH. - Hegel ?
T.
W. ADORNO. - ... Hegel a déprécié l'utopie dans la mesure où il a
critiqué dans son principe même la figure de celui qui veut rendre le
monde meilleur (den Weltverbesserer) pour lui opposer l'idée de
tendance objective - une idée que Marx a immédiatement reprise - ainsi
que celle d'un Absolu se réalisant dans l'Histoire. Ce qu'on peut
appeler aujourd'hui « la critique hégélienne de l'utopie », c'est la
critique de cc qu'on appelait ainsi à l'époque de sa jeunesse. Ce qui
est visé là, c'est à proprement parler l'interdiction de donner une
image de l'utopie pour le salut de l'utopie elle-même - ce qui est
intimement lié au commandement : « Tu ne feras pas d'image ! » Ce
commandement est aussi vraisemblablement un refus de l'utopie à trop bon
marché, de la fausse utopie, de l'utopie qui se laisse acheter, qui
laisse acheter ce qui a été pensé.
Ernst
BLOCH. - Je suis parfaitement d'accord avec toi. Cela nous ramène à la
première question, à la question et à la situation pour ainsi dire
actuelles : pourquoi l'utopie perd-elle toute sa force quand je la
présente comme déjà existante, comme déjà acquise, alors que je n'ai
encore payé pour elle qu'un « acompte » ? Avec l'expression « payer un
acompte pour l'utopie », je vise la façon dont on «réalise» cette
dernière dans les livres. L'utopie gagne déjà un peu de réalité
lorsqu'elle est décrite dans un livre. Elle y est, comme tu dis,
«esquissée», mais on est en général déçu. En se « réalisant» dans un
livre, l'utopie perd sa force ; ses tendances, éphémères ou non, s'y
réifient et elle devient, ontologiquement parlant, bien plus qu'un
être-en-tendance (mehr als In-Tendenz-Sein) : la description
livresque de l'utopie donne l'impression que le grand jour est déjà
arrivé. Une rébellion iconoclaste contre une telle réification me semble
aujourd'hui souhaitable. Il faut protéger l'utopie contre ses
insuffisances, le fait que la mort n'ait toujours pas été supprimée
justifie cet impératif. Car la mort n'est pas un simple « maintenant il
faut s'en aller », comme disait le vieux Schopenhauer, mais une
provocation permanente planant au-dessus de toute satisfaction, aussi
grande et aussi lourde de miracles économiques sociaux soit-elle. Une
interdiction (ein Nicht-Sein-Sollendes) subsiste, celle de passer
de l'utopie, du désir à un ordre, une organisation globale où règnerait
la liberté, où tout serait en place, « d'aplomb », dans un sens à la
fois beaucoup plus profond et plus large que ne l'entendent les utopies
sociales. Un tel désir est pourtant présent, ainsi que - pour revenir à
la mort - l'angoisse humaine de la mort, une angoisse fondamentalement
différente de ce que peuvent ressentir les animaux. Il y a, d'un côté,
cette angoisse humaine de la mort non «esquissée» constituant une
expérience plus riche que celle des animaux et, de l'autre, le sentiment
qu'il n'y a plus de séries causales orientées vers une fin. Car il n'y a
bien sûr pas d'utopie sans séries causales orientées vers une fin.
L'utopie est absolument impossible dans un monde non téléologique. Si le
matérialisme mécaniste s'est révélé incapable d'engendrer la moindre
utopie, c'est parce qu'en lui, tout est présent, tout appartient à un
même présent mécanique. Mais le fait qu'il existe dans le matérialisme
mécaniste une telle prévention contre l'interdiction, quelle qu'elle
soit, montre qu'il y a aussi de l'utopie dans ce domaine où il lui est
pourtant si difficile de pénétrer, et je crois, Teddy, qu'ici nous
sommes parfaitement d'accord : la fonction essentielle de l'utopie est
de critiquer ce qui est présent. Si nous n'avions pas déjà dépassé les
barrières, nous ne pourrions pas les percevoir comme des barrières.
T.
W. ADORNO. - Oui, en tout cas, l'utopie se loge essentiellement dans la
négation déterminée de ce qui se contente d'être et qui, finissant
toujours par se concrétiser sous la forme de quelque chose de faux, fait
toujours en même temps signe vers ce qui devrait être. »
(Entretien radiophonique animé par Horst Krüger, 1964)
cet entretien existe en édition papier?
RépondreSupprimerOui. Il s'agit d'un échange passionnant, beaucoup plus long évidemment que l'extrait que nous citons ici. Relativement facile à dégotter en bibliothèque : vous trouverez cela dans le numéro 949 de la revue Europe (Mai 2008) : numéro spécial - donc - "Ernst Bloch-TW Adorno " : fourmillant de très précieuses contributions.
RépondreSupprimerC'est, effectivement, passionnant. En même temps, et c'est heureux, cela m'interroge bigrement sur ce qu'on pourrait nommer hâtivement la formalisation de l'utopie : l'idée, développée par "Teddy" et Ernst, sur le fait que - si j'ai bien pigé - l'utopie perd de sa force à partir du moment où elle est par trop esquissée est très importante.
RépondreSupprimerLe soc de la révolte s'appuie, certes, sur la colère, le refus d'une situation donnée. Mais, et on l'a vu avec bon nombre de protestations récentes, s'il n' y a pas ensuite, ne serait-ce qu'au moins l'idée d'un avenir possible - je ne parle pas d'un programme politique -, le soufflet s'effondre.
Ceci étant dit, il me semble que, avec ce genre d'initiative, nous ne sommes pas loin de ce que disaient Bloch et Adorno :
http://www.liberation.fr/france/2016/03/20/pour-un-boycott-actif-de-l-election-presidentielle_1440850
Bien à vous, le Moine et merci encore pour la qualité de vos lectures choisies. C'est un bonheur.
Vous mettez là le doigt sur ce qui fonde, selon nous, la contradiction principale, féconde, de l'oeuvre blochienne tout entière : Bloch pense, à la fois - avec Hegel - l'utopie comme tendance objective appelant nécessairement sa réalisation (car sinon, comme pour Hegel, ainsi que le rappelle Adorno, l'utopie n'aurait aucune valeur en tant que simple " devoir-être", ou " mauvais infini ") et en même temps, suppose que toute réalisation utopique nous laisse, par nature, insatisfaits au regard de la richesse de virtualité que nous attendions. En d'autres termes, la réalisation est toujours décevante relativement à l'espoir qui nous fait agir vers elle. Mais alors, pourquoi s'obstiner encore à agir, et à espérer ? C'est là tout le problème de Bloch. La chose a sans doute à voir, chez lui, avec le pouvoir collectif, phylogénétique (?) non-reconnu de la pulsion de mort : cette compulsion de répétition, incessante, du désir utopique dans les siècles passés, semblable excitation ne trouvant jamais son plaisir, jamais son abaissement de tension adéquat. Adorno, lui, est hélas ! plus rigoureux sur cette question, tout espoir lui apparaissant impossible, irréalisable, intraduisible socialement et politiquement, etc. De ce point de vue-là, les choses sont au moins plus claires...
RépondreSupprimerJe ne parlerai pas, quant à l'envie (ou besoin) d'utopie, de pulsion de mort mais bien, à l'inverse, de pulsion de vie.
RépondreSupprimerCar enfin, qu'est-ce qui signale, sur le plan clinique, l'état dépressif d'un sujet sinon l'impossibilité pour lui d'imaginer un avenir, voire de le désirer.
Sur un plan plus large, le désir utopique m'apparaît comme la manifestation même du désir. Fondé sur un manque, il est mouvement, envie de changement. Bref, tout le contraire de l'immobilité mortifère du renoncement.
Je vous accorde que nous frôlons, par là même, l'idée très chrétienne d'espérance. Peut être, mais plus laïquement parlant, un peuple qui n'envisage plus l'avenir - je dirais : qui n'a plus, ou ne peut plus constituer par lui-même, d'image de l'avenir - est un peuple déprimé, vaincu, vulnérable aux programmes du moindre bateleur. Et ce faisant un peuple qui ouvre un boulevard à la pulsion de mort - et comment interpréter autrement cette course à l'abîme de notre organisation sociale (pollutions, consommation, ressources épuisées, totalitarisme technologique, rapports sociaux et interpersonnels délétères, etc.), où il n'est pas besoin d'être expert pour penser que la disparition de notre espèce n'est plus une hypothèse farfelue ?
Ici, l'utopie me semble ne devoir avoir pour fonction que celle d'amorcer le désir de révolte, de changement d'une situation insupportable. C'est le geste de retirer sa main d'un poêle trop chaud. Elle n'a pas besoin pour cela d'un programme trop détaillé - ne serait-ce que parce que l'on a vu ce que produisait les visions par trop totales d'un monde meilleur.
C'est une vision, certes, un peu simpliste de la chose mais à laquelle je tiens assez, cher Moine.
Il semble que vous vous mépreniez. Sans doute nous serons-nous mal exprimés. Ce qui nous paraît participer de la pulsion de mort chez Bloch n'est évidemment nullement le besoin, l'amorce de l'utopie, mais son malaise au regard de la perspective d'une RÉALISATION de l'utopie. L'utopie - réalisée - est toujours décevante, toujours en-deçà des espoirs qu'on avait mis en elle. Vous connaissez ces types de personnes à qui tout devrait réussir mais qui échouent, pourtant, et semblent même organiser de manière aberrante - et répétée - leur propre échec dans l'existence. C'est, en l'espèce, l'observation empirique de la RÉPÉTITION, chez l'homme, de ce phénomène nommé très vulgairement " conduite d'échec " qui souffla à Freud l'hypothèse de l'existence de la pulsion de mort. Si l'on répète, en effet, c'est qu'on aspire - inconsciemment - à ne pas bouger, à ne pas évoluer : la répétition étant, par principe, répétition du MÊME. Or, le même absolu, la stase pure, l'immobilité parfaite, qu'est-ce au juste sinon la mort ? L'homme soumis à la fatigue du désir aspirerait - une fois de plus inconsciemment - au repos organique (inorganique, en l'occurrence) représentée par ladite mort, une telle aspiration se trouvant donc nichée - o vertige, o paradoxe - au coeur même de la vie, toute tendue vers semblable négation de soi-même. Bref. Vous savez tout cela. Pour en revenir à Bloch, l'échec, donc - répété au cours des siècles - ou plutôt l'inachèvement programmatique répété des tentatives utopiques humaines apparaît tout aussi VALORISÉ chez lui que le désir utopique lui-même (lequel renvoie par ailleurs, on est bien d'accord avec vous, à un manque érotique, vital, fondamental). C'est cette contradiction blochienne, rien d'autre, qui renverrait éventuellement - toutes proportions gardées - au dernier dualisme pulsionnel freudien (Éros-Thanatos).
SupprimerOui, je suis bien d'accord avec vous : l'utopie réalisée est toujours décevante, ne serait-ce que parce que le réel est une chose différente de l'imaginaire. Non pas en deçà, ni au delà mais autre.
SupprimerC'est moi qui n'avait pas compris le rapport avec la répétition. Et là, effectivement, j'entends mieux, même si j'ai besoin d'y réfléchir encore un peu.
N'est-ce pas là un programme acceptable pour le week-end qui s'annonce ?
Quoi qu'il en soit, merci pour vos patientes explications, cher Moine. Le bonjour chez vous.
" Oui, je suis bien d'accord avec vous : l'utopie réalisée est toujours décevante. "
SupprimerD'accord avec Bloch, en l'occurrence.
Bon week-end.