mercredi 11 novembre 2015

Péret, par Ricordeau

(La Révolution surréaliste, décembre 1926)

Le camarade Rémy Ricordeau est un homme occupé. Étant donné que nous ne sommes pas des marchands, c'est par tous moyens que vous jugerez dignes et/ou nécessaires que vous vous procurerez, d'abord, son ouvrage Visionnaires de Taïwan, relatant son récent périple kouo-min-tanguesque en quête d'art brut populaire. Ceux qui avaient apprécié son film Bricoleurs de paradis, déjà consacré à tous les Facteur Cheval méconnus de l'univers, goûteront cette variante asiatique de l'obsession ricordienne, dont le blog de Bruno Montpied - Le Poignard Subtil - rendait un premier compte l'année passée. Un prochain livre/film, intitulé Denise et Maurice, dresseurs d'épouvantails paraîtra au printemps prochain, toujours chez L'Insomniaque éditeur, et dans cette même nouvelle collection (La petite brute).
Secondement, Rémy a sorti ces temps-ci un documentaire consacré au surréaliste Benjamin Péret, baptisé, lui, Je ne mange pas de ce pain-là : Benjamin Péret, poète et (donc) révolutionnaire. Présents à la projection inaugurale d'icelui au centre Beaubourg le mois dernier, nous avions pu y constater à cette occasion d'une part l'excellence des petits-fours proposés par le vénérable Institut culturel, d'autre part la très haute qualité, notamment humoristique et politique, de ce film. Chopez-le donc. En attendant, Rémy a fort gentiment accepté de répondre, ci-dessous, à quelques-unes de nos interrogations. Nous l'en remercions vivement, et le prions encore, par ce même canal, de nous prévoir pour bientôt, le plus tôt possible, un de ces petits gueuletons communs dont il a le secret, correctement arrosés, et dont le souvenir demeure, toujours, vivace après coup, longtemps dans notre coeur...

    *** 


LE MOINE BLEU : Salut, Rémy. Dis voir, comment en es-tu venu personnellement à croiser le chemin de  
Benjamin Péret : une appétence pour le surréalisme, la poésie, la  
révolution ? Quand et pourquoi son parcours t'a-t-il, à ce  
point, paru digne de s'y intéresser ?

RÉMY RICORDEAU : Comment, adolescent révolté, aurais-je pu ne pas rencontrer le surréalisme, la poésie et la révolution ? C'est par un recueil de textes d'Arthur Cravan, Jacques Vaché et Jacques Rigaut publié dans les années 70 et intitulé Trois suicidés de la société que j'ai d'abord découvert le lien qui existe entre la révolte et la poésie (c'est seulement après que dans le même esprit j'ai découvert Lautréamont, Rimbaud ou les romantiques allemands). De la génération dadaïste à l'origine du surréalisme, Péret m'a toujours semblé avoir été le plus fidèle à la révolte qui avait fondé dans sa jeunesse ses engagements poétiques autant que politiques. Son parcours m'a intéressé parce qu'en énonçant cette évidence selon laquelle le poète ne pouvait qu'être révolutionnaire tout en refusant toute poésie « politique » de circonstance, il a contribué (avec d'autres, sans doute, mais de manière plus conséquente dans sa vie même) à mettre en avant cette nécessité selon laquelle le révolutionnaire ne pouvait de son côté qu'être poète, c'est à dire qu'il ne pouvait que mettre la poésie, au sens le plus large du terme, au centre de tout projet révolutionnaire de transformation sociale du monde. Cette idée qui rompt avec une conception strictement « économiciste » de l'émancipation sociale, peut sembler banale aujourd'hui, mais elle est peut-être la plus subversive qui ait émergé au cours du siècle précédent. Et elle a été d'autant plus subversive qu'elle a eu pour conséquence de ne pas remettre « la révolution » à une réalisation ultérieure issue d'un mouvement social messianique, mais à créer une vision du monde incarnée en l'associant ici et maintenant à une appétence poétique pour la vie. Cette conception vitaliste de l'émancipation humaine est toujours à mes yeux d'une extrême pertinence. C'est d'ailleurs le sens que j'ai voulu donner à la conclusion de mon film.

 

LMB : En-dehors de leur agressivité anarchisante, de leur violence  
thématique, les poèmes de Péret comptent, à en croire ton film, parmi  
ceux du champ surréaliste demeurés le plus attachés au principe du  
montage ou de l'écriture automatique ?

R. R. : Dans le cas de Péret, collage d'images mentales et  écriture automatique sont une seule et même chose. C'est parce qu'il était un collagiste de génie qu'il a pu continuer la pratique de l'écriture automatique sans donner l'impression de réécrire toujours la même chose. Mais comme le fait remarquer dans mon film Jean-Claude Silbermann, je pense que pour Péret ce n'était pas un principe, mais simplement sa forme d'expression poétique la plus naturelle. C'est la raison principale, il me semble, pour laquelle il a été le seul à continuer à pratiquer cet automatisme, qui – rappelons-le – relevait à l'origine d'une forme d'expérimentation.

LMB : La fidélité amicale de Breton à Péret est singulière. Comment  
l'expliques-tu, de la part d'un agité de l'excommunication comme lui ? Uniquement par les affinités personnelles ? Ou par une  
proximité d'idée jamais atteinte avec qui que ce soit d'autre de cette bande ? 

R. R. : Les deux, sans doute : affinités et identité de vue. Mais leur fidélité amicale s'explique peut-être encore par leur complémentarité de caractère : pour tout ce que Péret était, faisait (ou était capable de faire) et que Breton n'était pas, ne faisait pas (ou était incapable de faire) et réciproquement. Je crois qu'une admiration et un immense respect l'un pour l'autre était vraiment partagés. De même qu'ils partageaient également une même intransigeance dans les convictions, ce qui les a amenés à opérer les mêmes ruptures et à défendre les mêmes exclusions du mouvement qu'ils animaient tous les deux sans qu'aucun des deux (contrairement à ce qui peut être écrit quelquefois) ait le goût du pouvoir.

 

LMB : Ton film insiste bien sur l'aspect extrêmement anti-autoritaire et  
en particulier anti-religieux de Péret. Il présente aussi,  
paradoxalement, l'intérêt qui ne l'a jamais quitté pour le discours  
mythologique, notamment latino-américain. Les millénaristes (Ernst  
Bloch, par exemple, qui opposait, lui, le conte, en sa fin ouverte et  
potentiellement victorieuse pour l'opprimé, au mythe) et Péret te paraissent-ils,  
sur ce coup-là, frères en utopie, avides de réarracher l'imagination  
populaire et archétypale aux curés ?
 Ou Péret te paraissait-il simplement chercher dans le mythe de  
nouvelles dimensions formelles au langage et à ses jeux ?

R. R. : Le mythe ou le discours mythologique n'a rien à voir avec le religieux. Il a par contre tout à voir avec la poésie. Aussi, l'intérêt de Péret pour les mythes n'est en rien contradictoire ou paradoxal vis à vis de ses convictions anti-religieuses. Je dirais même au contraire. En ce sens, oui, le projet que Péret partageait avec ses amis surréalistes de réenchanter le monde impliquait la nécessité de réarracher l'imagination  populaire et archétypale aux curés. Son intérêt pour le mythe n'est donc absolument pas lié à une recherche formelle liée au langage et à ses jeux. Il est au contraire, dans son cas précis, à mettre en relation avec sa recherche éperdue d'un « merveilleux » moderne qui, selon ses mots dans une lettre adressée à Breton (que j'ai citée dans mon film parce qu'elle me semble essentielle) exprimerait et transfigurerait notre époque. On est là en effet au cœur d'une vision du monde moderne autant poétique que politique en ce qu'elle prend en compte le besoin humain d'inventer et de se créer des imaginaires collectifs susceptible d'unir c'est à dire de pouvoir être partagés avec nos semblables. Tout ce que le religieux s'est approprié pour, au contraire, nous séparer de notre propre humanité.

LMB : La participation de Péret à la guerre d'Espagne est aussi évoquée  
dans ton film, via la lecture, notamment, de quelques échanges de  
lettres enflammées avec Breton, resté en France. Il semble néanmoins  
que Péret ait rapidement déchanté sur le front, notamment vis-à-vis des  
libertaires. Peux-tu revenir là-dessus ?

R. R. : Je crois avoir compris qu'il a rapidement été désenchanté par les positions modérantistes du POUM, qu'il est dans un premier temps allé rejoindre, et ensuite par les positions doctrinaires (présentées comme pragmatiques) de nombreux anarchistes espagnols prêts à composer avec les partis républicains bourgeois. Sur le terrain, seul Durruti semble avoir trouvé grâce à ses yeux car plus que d'autres ce dernier défendait l'idée que la guerre civile se gagnerait à la seule condition qu'une révolution sociale libertaire soit menée dans les territoires contrôlés par la république. 


LMB : Après la seconde guerre mondiale, Péret, qui critique le  
patriotisme imprégnant tout le discours officiel du culte de la  
Résistance, est pratiquement mis à l'écart de la vie des lettres.  
Penses-tu que l'oubli dans lequel il est tombé procède des suites 
d'une telle expulsion systématique ?

R. R. : Assurément mais pas seulement. Il y avait bien sûr, à travers l'édition, le contrôle et la maîtrise de la culture par les gaullistes et les staliniens. Mais il y a également, il faut bien le reconnaître, la difficulté formelle de la poésie de Péret que Maurice Nadeau évoque dans mon film, qui la rend par exemple plus inaccessible que celle d'Eluard ou de Prévert, pour ne citer que ces deux exemples. Il y a aussi le fait que Péret était d'une extrême modestie et qu'il n'a jamais rien fait pour assurer la pérennité de son œuvre. Je crois qu'il s'en foutait royalement. Il y a encore sa fidélité à Breton, alors que peu ou prou, tous les autres s'en étaient séparés (s'il avait lui aussi rompu avec Breton, des portes se seraient sans doute entr'ouvertes). Pour finir il y a le fait qu’indépendamment de ses prises de position politiques, un poète a moins de visibilité qu'un peintre. Tous ces amis peintres, précisément, qui ont partagé ses combats à un moment ou à un autre, ont aujourd'hui leurs tableaux dans tous les grands musées du monde. Sans trop savoir ce qu'ont été leurs vies, tout le monde a entendu parler de Miro, Tanguy, Ernst, etc. La seule exception est peut être Toyen, mais celle-ci se revendiquait comme poète et non comme peintre, même si son mode d'expression relevait du graphisme. Péret, lui, n'était qu'un poète (on sait que la poésie est une marchandise difficilement valorisable sur le marché), on ne voit donc son nom écrit nulle part.


 

9 commentaires:

  1. On embrasse Rémy et on rajoutera au préambule l'excellent "Les anges de la piste" du même qui nous en a, à l'époque, plus appris sur la vie quotidienne chinoise que dix ouvrages d'universitaires.
    Quant au Benjamin, comme c'est abordé à demi-mots dans le dernier paragraphe, on lira avec délectation "le déshonneur des poètes".
    Abrazos.

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  2. Mon petit coeur a pris un coup à la lecture d'une anecdote que raconte l'auteur du magnifique "Au pays d'Héloïse" (également chez l'Insomniaque), concernant Péret, le genre de choses qu'on préfèrerait ne pas savoir. Mais bon, ca n'enlève rien à la démarche générale, ni au génie de son oeuvre.
    Gracias pour les réferences.

    Amitiés

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  3. On voit tout à fait à quoi vous faites référence.
    Que vous dire ? Sinon que beurk, en effet. Vous êtes dans le vrai. Mais bon, c'est comme ça.
    Nous pouvons faire de très grandes et de très petites choses dans notre vie. Voilà.
    Tout est réversible. Une bonne nouvelle, non ?

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  4. J'ai raté un truc, là.
    S'agit-il d'une erreur ou d'une faute ?
    On va donc rechercher l'ouvrage concerné manière d'en savoir plus.

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  5. Bougrement intéressant, ce Péret, dites donc. Le mythe comme unificateur, la religion comme séparation, voilà qui est un constat fort juste et très actuel, ça me donne en tous cas envie d'aller voir de plus près pour comprendre plus précisément ce qu'il entendait par "le merveilleux". Il y a peut être là quelque chose à creuser qui nous sortirait un peu de cet affligeant gauchisme communautariste.

    L'abbé Lecornu (qui n'est plus cocu depuis hier)

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  6. Toutes nos félicitations, M. L'abbé.
    Du coup, vous pouvez aller voir The Lobster, maintenant.
    En couple.

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  7. Hola, comme vous y allez ! Ne plus être cocu ne signifie pas pour autant souhaiter l'être de nouveau avec une nouvelle partenaire. Laissez-moi souffler, que diable ! J'ai vu sur internet que Benjamin Péret avait écrit une anthologie de l'amour sublime disponible en poche. Avant de me lancer dans de nouvelles aventures subliminales, je vais d'abord le lire cré nom de dieu. Je vous dirai ensuite si je décide d'en faire mon nouveau bréviaire.

    L'Abbé Lecornu (bien décidé à ne plus jamais être cocu)

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  8. J'aurai bien aimé vous rencontrer le 1er octobre à Beaubourg où nous avons assisté à la projection du film de Rémy; j'aurai aimé à cette ocasion discuter avec vous de votre article " Notes sur la religion, dans son rapport au communisme (2)" dont je partage les tenants et aboutissants et que j'ai signalé à Claude Guillon. Aujourd'hui, dramatiquement, tout ça prend un sens encore plus fort; pour l'instant l'émotion est encore trop forte...
    Une autre fois ...
    amitiés
    Mohamed

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    1. C'est communisme ou barbarie, Mohamed. Il faudrait vraiment que les premiers concernés le comprennent, maintenant.
      À supposer qu'il ne soit pas trop tard, ce qui est hélas ! probable.
      Amitiés, en retour.

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