(La Révolution surréaliste, décembre 1926)
Le camarade Rémy Ricordeau est un homme occupé. Étant donné que nous ne sommes pas des marchands, c'est par tous moyens que vous jugerez dignes et/ou nécessaires que vous vous procurerez, d'abord, son ouvrage Visionnaires de Taïwan, relatant son récent périple kouo-min-tanguesque en quête d'art brut populaire. Ceux qui avaient apprécié son film Bricoleurs de paradis, déjà consacré à tous les Facteur Cheval méconnus de l'univers, goûteront cette variante asiatique de l'obsession ricordienne, dont le blog de Bruno Montpied - Le Poignard Subtil - rendait un premier compte l'année passée. Un prochain livre/film, intitulé Denise et Maurice, dresseurs d'épouvantails paraîtra au printemps prochain, toujours chez L'Insomniaque éditeur, et dans cette même nouvelle collection (La petite brute).
Secondement, Rémy a sorti ces temps-ci un documentaire consacré au surréaliste Benjamin Péret, baptisé, lui, Je ne mange pas de ce pain-là : Benjamin Péret, poète et (donc) révolutionnaire. Présents à la projection inaugurale d'icelui au centre Beaubourg le mois dernier, nous avions pu y constater à cette occasion d'une part l'excellence des petits-fours proposés par le vénérable Institut culturel, d'autre part la très haute qualité, notamment humoristique et politique, de ce film. Chopez-le donc. En attendant, Rémy a fort gentiment accepté de répondre, ci-dessous, à quelques-unes de nos interrogations. Nous l'en remercions vivement, et le prions encore, par ce même canal, de nous prévoir pour bientôt, le plus tôt possible, un de ces petits gueuletons communs dont il a le secret, correctement arrosés, et dont le souvenir demeure, toujours, vivace après coup, longtemps dans notre coeur...
***
LE MOINE BLEU :
Salut, Rémy. Dis voir, comment en es-tu venu
personnellement à croiser le chemin de
Benjamin Péret : une appétence
pour le surréalisme, la poésie, la
révolution ? Quand et pourquoi son
parcours t'a-t-il, à ce
point, paru digne de s'y intéresser ?
RÉMY RICORDEAU : Comment, adolescent
révolté, aurais-je pu ne pas rencontrer le surréalisme, la poésie et la
révolution ? C'est par un recueil de textes d'Arthur Cravan, Jacques Vaché
et Jacques Rigaut publié dans les années 70 et intitulé Trois suicidés
de la société que j'ai d'abord découvert le lien qui existe entre la
révolte et la poésie (c'est seulement après que dans le même esprit j'ai
découvert Lautréamont, Rimbaud ou les romantiques allemands). De la génération
dadaïste à l'origine du surréalisme, Péret m'a toujours semblé avoir été le
plus fidèle à la révolte qui avait fondé dans sa jeunesse ses engagements
poétiques autant que politiques. Son parcours m'a intéressé parce qu'en
énonçant cette évidence selon laquelle le poète ne pouvait qu'être
révolutionnaire tout en refusant toute poésie « politique » de
circonstance, il a contribué (avec d'autres, sans doute, mais de manière plus
conséquente dans sa vie même) à mettre en avant cette nécessité selon laquelle
le révolutionnaire ne pouvait de son côté qu'être poète, c'est à dire qu'il ne
pouvait que mettre la poésie, au sens le plus large du terme, au centre de tout
projet révolutionnaire de transformation sociale du monde. Cette idée qui rompt
avec une conception strictement « économiciste » de l'émancipation sociale,
peut sembler banale aujourd'hui, mais elle est peut-être la plus subversive qui
ait émergé au cours du siècle précédent. Et elle a été d'autant plus
subversive qu'elle a eu pour conséquence de ne pas remettre « la
révolution » à une réalisation ultérieure issue d'un mouvement social
messianique, mais à créer une vision du monde incarnée en l'associant ici et
maintenant à une appétence poétique
pour la vie. Cette
conception vitaliste de l'émancipation humaine est toujours à mes yeux d'une
extrême pertinence. C'est d'ailleurs le sens que j'ai voulu donner à la
conclusion de mon film.
LMB : En-dehors de leur agressivité anarchisante, de
leur violence
thématique, les poèmes de Péret comptent, à en croire ton
film, parmi
ceux du champ surréaliste demeurés le plus attachés au
principe du
montage ou de l'écriture automatique ?
R. R. : Dans le cas de Péret,
collage d'images mentales et
écriture automatique sont une seule et même chose. C'est parce qu'il
était un collagiste de génie qu'il a pu continuer la pratique de l'écriture
automatique sans donner l'impression de réécrire toujours la même chose. Mais
comme le fait remarquer dans mon film Jean-Claude Silbermann, je pense que pour
Péret ce n'était pas un principe, mais simplement sa forme d'expression
poétique la plus naturelle. C'est la raison principale, il me semble, pour
laquelle il a été le seul à continuer à pratiquer cet automatisme, qui –
rappelons-le – relevait à l'origine d'une forme d'expérimentation.
LMB : La fidélité amicale
de Breton à Péret est singulière. Comment
l'expliques-tu, de la part
d'un agité de l'excommunication comme lui ? Uniquement par les affinités
personnelles ? Ou par une
proximité d'idée jamais atteinte avec qui que
ce soit d'autre de cette bande ?
R. R. : Les deux, sans doute :
affinités et identité de vue. Mais leur fidélité amicale s'explique peut-être
encore par leur complémentarité de caractère : pour tout ce que Péret
était, faisait (ou
était capable de faire) et que Breton n'était pas, ne faisait pas (ou était incapable de faire) et
réciproquement. Je crois qu'une admiration et un immense respect l'un pour l'autre
était vraiment partagés. De même qu'ils partageaient également une même
intransigeance dans les convictions, ce qui les a amenés à opérer les mêmes
ruptures et à défendre les mêmes exclusions du mouvement qu'ils animaient tous
les deux sans qu'aucun des deux (contrairement à ce qui peut être écrit
quelquefois) ait le goût du pouvoir.
LMB : Ton film insiste bien sur l'aspect
extrêmement anti-autoritaire et
en particulier anti-religieux de Péret.
Il présente aussi,
paradoxalement, l'intérêt qui ne l'a jamais quitté
pour le discours
mythologique, notamment latino-américain. Les
millénaristes (Ernst
Bloch, par exemple, qui opposait, lui, le conte, en
sa fin ouverte et
potentiellement victorieuse pour l'opprimé, au mythe) et Péret te
paraissent-ils,
sur ce coup-là, frères en utopie, avides de réarracher
l'imagination
populaire et archétypale aux curés ?
Ou Péret te
paraissait-il simplement chercher dans le mythe de
nouvelles dimensions
formelles au langage et à ses jeux ?
R. R. : Le mythe ou le discours
mythologique n'a rien à voir avec le religieux. Il a par contre tout à voir
avec la poésie. Aussi, l'intérêt de Péret pour les mythes n'est en rien
contradictoire ou paradoxal vis à vis de ses convictions anti-religieuses. Je
dirais même au contraire. En ce sens, oui, le projet que Péret partageait avec
ses amis surréalistes de réenchanter le monde impliquait la nécessité de réarracher l'imagination populaire et archétypale aux
curés. Son intérêt pour le mythe
n'est donc absolument pas lié à une recherche formelle liée au langage et à ses jeux. Il est au
contraire, dans son cas précis, à mettre en relation avec sa recherche éperdue
d'un « merveilleux » moderne qui, selon ses mots dans une lettre
adressée à Breton (que j'ai citée dans mon film parce qu'elle me semble
essentielle) exprimerait et transfigurerait notre époque. On est là en effet au cœur d'une vision du
monde moderne autant poétique
que politique en ce qu'elle prend en compte le besoin humain d'inventer et de
se créer des imaginaires collectifs susceptible d'unir c'est à dire de pouvoir être partagés avec nos
semblables. Tout ce que le religieux s'est approprié pour, au contraire, nous séparer de notre propre humanité.
LMB : La participation de
Péret à la guerre d'Espagne est aussi évoquée
dans ton film, via la
lecture, notamment, de quelques échanges de
lettres enflammées avec
Breton, resté en France. Il semble néanmoins
que Péret ait rapidement
déchanté sur le front, notamment vis-à-vis des
libertaires. Peux-tu
revenir là-dessus ?
R. R. : Je crois avoir compris
qu'il a rapidement été désenchanté par les positions modérantistes du POUM, qu'il est dans un premier temps allé rejoindre, et ensuite par les positions
doctrinaires (présentées comme pragmatiques) de nombreux anarchistes espagnols
prêts à composer avec les partis républicains bourgeois. Sur le terrain, seul
Durruti semble avoir trouvé grâce à ses yeux car plus que d'autres ce dernier
défendait l'idée que la guerre civile se gagnerait à la seule condition qu'une
révolution sociale libertaire soit menée dans les territoires contrôlés par la
république.
LMB : Après la seconde guerre mondiale, Péret, qui critique
le
patriotisme imprégnant tout le discours officiel du culte de la
Résistance, est pratiquement mis à l'écart de la vie des lettres.
Penses-tu que l'oubli dans lequel il est tombé procède des suites
d'une
telle expulsion systématique ?
R. R. : Assurément mais pas
seulement. Il y avait bien sûr, à travers l'édition, le contrôle et la maîtrise
de la culture par les gaullistes et les staliniens. Mais il y a également, il
faut bien le reconnaître, la difficulté formelle de la poésie de Péret que
Maurice Nadeau évoque dans mon film, qui la rend par exemple plus inaccessible
que celle d'Eluard ou de Prévert, pour ne citer que ces deux exemples. Il y a
aussi le fait que Péret était d'une extrême modestie et qu'il n'a jamais rien
fait pour assurer la pérennité de son œuvre. Je crois qu'il s'en foutait
royalement. Il y a encore sa fidélité à Breton, alors que peu ou prou, tous les
autres s'en étaient séparés (s'il avait lui aussi rompu avec Breton, des
portes se seraient sans doute entr'ouvertes). Pour finir il y a le fait
qu’indépendamment de ses prises de position politiques, un poète a moins de visibilité qu'un peintre. Tous ces amis peintres, précisément,
qui ont partagé ses combats à un moment ou à un autre, ont aujourd'hui leurs
tableaux dans tous les grands musées du monde. Sans trop savoir ce qu'ont été
leurs vies, tout le monde a entendu parler de Miro, Tanguy, Ernst, etc. La
seule exception est peut être Toyen, mais celle-ci se revendiquait comme poète
et non comme peintre, même si son mode d'expression relevait du graphisme.
Péret, lui, n'était qu'un poète (on sait que la poésie est une marchandise difficilement valorisable sur le marché), on ne voit
donc son nom écrit nulle
part.
On embrasse Rémy et on rajoutera au préambule l'excellent "Les anges de la piste" du même qui nous en a, à l'époque, plus appris sur la vie quotidienne chinoise que dix ouvrages d'universitaires.
RépondreSupprimerQuant au Benjamin, comme c'est abordé à demi-mots dans le dernier paragraphe, on lira avec délectation "le déshonneur des poètes".
Abrazos.
Mon petit coeur a pris un coup à la lecture d'une anecdote que raconte l'auteur du magnifique "Au pays d'Héloïse" (également chez l'Insomniaque), concernant Péret, le genre de choses qu'on préfèrerait ne pas savoir. Mais bon, ca n'enlève rien à la démarche générale, ni au génie de son oeuvre.
RépondreSupprimerGracias pour les réferences.
Amitiés
On voit tout à fait à quoi vous faites référence.
RépondreSupprimerQue vous dire ? Sinon que beurk, en effet. Vous êtes dans le vrai. Mais bon, c'est comme ça.
Nous pouvons faire de très grandes et de très petites choses dans notre vie. Voilà.
Tout est réversible. Une bonne nouvelle, non ?
J'ai raté un truc, là.
RépondreSupprimerS'agit-il d'une erreur ou d'une faute ?
On va donc rechercher l'ouvrage concerné manière d'en savoir plus.
Bougrement intéressant, ce Péret, dites donc. Le mythe comme unificateur, la religion comme séparation, voilà qui est un constat fort juste et très actuel, ça me donne en tous cas envie d'aller voir de plus près pour comprendre plus précisément ce qu'il entendait par "le merveilleux". Il y a peut être là quelque chose à creuser qui nous sortirait un peu de cet affligeant gauchisme communautariste.
RépondreSupprimerL'abbé Lecornu (qui n'est plus cocu depuis hier)
Toutes nos félicitations, M. L'abbé.
RépondreSupprimerDu coup, vous pouvez aller voir The Lobster, maintenant.
En couple.
Hola, comme vous y allez ! Ne plus être cocu ne signifie pas pour autant souhaiter l'être de nouveau avec une nouvelle partenaire. Laissez-moi souffler, que diable ! J'ai vu sur internet que Benjamin Péret avait écrit une anthologie de l'amour sublime disponible en poche. Avant de me lancer dans de nouvelles aventures subliminales, je vais d'abord le lire cré nom de dieu. Je vous dirai ensuite si je décide d'en faire mon nouveau bréviaire.
RépondreSupprimerL'Abbé Lecornu (bien décidé à ne plus jamais être cocu)
J'aurai bien aimé vous rencontrer le 1er octobre à Beaubourg où nous avons assisté à la projection du film de Rémy; j'aurai aimé à cette ocasion discuter avec vous de votre article " Notes sur la religion, dans son rapport au communisme (2)" dont je partage les tenants et aboutissants et que j'ai signalé à Claude Guillon. Aujourd'hui, dramatiquement, tout ça prend un sens encore plus fort; pour l'instant l'émotion est encore trop forte...
RépondreSupprimerUne autre fois ...
amitiés
Mohamed
C'est communisme ou barbarie, Mohamed. Il faudrait vraiment que les premiers concernés le comprennent, maintenant.
SupprimerÀ supposer qu'il ne soit pas trop tard, ce qui est hélas ! probable.
Amitiés, en retour.