Freud et Ferenczi, fils maudit.
La psychanalyse aura toujours progressé par ses marges, et fait la preuve de son intérêt par l'exposé-même de ses impossibilités. La féconde génialité de Freud, l'importance rationnelle décisive de ses principales intuitions toujours se seront vues confirmées en raison même de la pertinence extrême des critiques leur étant adressées, en raison même, spécialement, des déviations et changements légitimes que ses ex-disciples parmi les plus brillants prétendirent, l'un après l'autre, appliquer au coeur de la méthode psychanalytique, à son processus thérapeutique.
La raison en est simple. Freud est précieux autant par ce qu'il dit que par ce qu'il dissimule, ou refuse d'assumer. Le trésor de la psychanalyse est essentiellement un trésor caché, ne la concernant plus mais intéressant ce qu'elle néglige obstinément de voir et de considérer : le cours des contradictions du monde. On sait en effet que le patient guéri de Freud n'est pas le patient heureux mais celui dont la misère névrotique se sera finalement effacée, du fait de la cure, au profit d'un malheur normal, "non-pathologique", bref désormais acceptable au sein d'un monde dégueulasse. La psychanalyse procède ainsi clairement, de ce point de vue, du seul besoin d'adaptation conformiste à un tel monde, estimé par elle substantiel, ou assimilé à un simple environnement élémentaire, non-soumis au changement, à l'évolution, au Temps. Ce monde sanctifié et éternisé n'est en réalité, bien entendu, que l'univers contingent de la ridicule société bourgeoise, avec ses répressions circonstancielles, ses "sur-répressions" évitables, comme dirait Marcuse.
Si
Freud mythifie ladite société, s'il juge absurde, à son endroit, tout projet de
dépassement historique, ce conservatisme d'adaptabilité du malade névrosé au monde a cependant aussi son
revers subversif : toute idéologie bourgeoise de communauté, de superstructure politique harmonieuse, de coopération humaine citoyenne et autres fadaises ordinaires se verra également, au
prisme du travail de Freud, simplement mise en pièces au nom d'un primat estimé chez lui absolu, dans
l'inconscient, de pulsions ultra-violentes, prédatrices, inéduquables, dont la
seule répression pragmatique,
toujours recommencée, permet l'édification sociale. "Le prix,
écrit-il, que nous payons pour notre avancée dans la civilisation est la perte
du bonheur..." (Malaise dans
la civilisation). Le mal, chez Freud, est "l'inhumain dans l'humain", il est,
quoi qu'en peuvent dire les idéalistes sociaux d'un bord ou de l'autre,
rigoureusement inexpugnable de l'expérience
humaine. Ce ne sont jamais les héros conscients de l'homme bourgeois
contractuel qui décident librement de se donner telle ou telle meilleure forme
d'organisation politique et sociale. La répression, seule, impitoyable et
continue des désirs authentiques des hommes permet la civilisation : malheur,
répression du désir et civilisation (nécessairement, de fait, inauthentique) se trouvent indissolublement liés. La
simple possibilité sociologique d'une différence concrète, par exemple, de degré
de liberté sexuelle à Paris ou à
Vienne à l'époque même de Freud, ou encore d'une angoisse sexuelle frappant différemment les représentants de classes sociales différentes,
n'entre pas en ligne de compte.
Cette
attitude freudienne ayant construit sa sombre légende : attitude distante
(notamment face au patient en souffrance), et volontiers - donc - présentée
comme froide, inhumaine, pessimiste, etc, à l'égard d'une totalité (un monde)
pour laquelle Freud nie au fond la possibilité d'une quelconque véritable
histoire, à laquelle il ne reconnaît ni mouvement ni avenir semble paradoxalement bien plus honnête
que certaines autres conceptions d'inspiration psychanalytique, résolument hostiles, pourtant, elles, à ce
côté "conservateur", voire "réactionnaire" de Freud, prétendant à une plus grande ouverture à la société "d'aujourd'hui", à ses
problématiques "contemporaines", etc, vis-à-vis desquelles un certain
épanouissement humain ne serait plus désormais jugé une complète chimère. Nous
parlons ici de l'école dite "culturaliste" ayant essaimé dans
la foulée du premier grand traité de révision anti-freudien, paru l'année même
(1939) de la mort de Freud : Les voies nouvelles de la psychanalyse, de Karen Horney. Le passage du temps, certes, aura
été bien cruel pour la tendance initiée par ce genre d'ouvrages. Qui se souvient,
aujourd'hui, de Karen Horney et de sa bande ? L'influence, pourtant, voilà
quelques décennies, de ce "révisionnisme" néo-freudien, comme l'auront appelé ses ennemis, aura été
considérable. L'intérêt d'en noter ici brièvement la teneur est de rappeler,
par contraste, toute la potentialité subversive du freudisme classique et de
son fameux "pessimisme" conservateur intransigeant.
Il est
en effet pour nous, en face de ce pessimisme sans concessions, que ce soit en
psychanalyse ou ailleurs, une variété d' "optimisme" encore plus
dangereuse, par son réalisme même, par
son empathie concrète revendiquée à l'égard des porteurs de pathologies pouvant
sans trop de soucis se voir soldées hic et nunc pour peu qu'on s'y prenne bien, par son rapport
positif et constructif à une adaptation de l'homme au monde : radicalisation réformiste "de gauche", en quelque sorte, de ce vice adaptatiste originel de la
psychanalyse, inhibé cependant jusqu'ici, précisément, par le pessimisme
radical freudien.
Du point de vue d'Adorno ou de Marcuse, pour ne citer qu'eux, ce développement post-freudien de la "psychanalyse" (si ce mot est encore valable), notamment aux USA après la seconde guerre mondiale, relève ainsi de l'aura et de l'intérêt acquis, aux yeux du système capitaliste, par cette pure technique d'adaptation du Moi aux exigences de la société, cette société que Freud, du moins, reconnaissait comme essentiellement déchirée, séparée et impropre au bonheur. Quand l'adaptation du patient fait défaut, ce n'est alors plus qu'il se révolterait par choix, dans la névrose, contre une société objectivement condamnable et insupportable. Le néo-freudisme rendra bien plutôt le névrosé seul fautif et responsable de son malheur devant la société. On nie alors l'importance de la sexualité, du complexe d'Oedipe et, de manière générale, de tout ce qui concerne le passé de l'individu, pour favoriser le règlement de pseudo-conflits névrotiques actuels, dont la doctrine néo-freudienne situe l'origine ailleurs que dans la sexualité infantile, notamment dans une contradiction (poussivement motivée au plan théorique : Marcuse parlant à ce sujet de discours d'assistante sociale à peine amélioré) entre exigences plus ou moins acceptables de la société et ambition d'épanouissement social du Moi. Un simple décalage, au fond, auquel il conviendra de remédier par des techniques appropriées et efficaces, congédiant les vieilles légendes freudiennes de la répression mutilante obligatoire, de l'incompatibilité du bonheur et de la civilisation, de ces traumatismes infantiles qui ne passent jamais complètement. Le comble est que cette doctrine s'affichait souvent, à en relire aujourd'hui ses épigones, comme résolument critique, voire politique : les "nouveaux" concepts qu'elle maniait, d'une platitude redoutable, en témoignent : tels que la concurrence - l'esprit de concurrence - aliénante de la société de masse contrariant parfois dans ses excès regrettables l'adaptation positive de l'individu, ou encore l'amour découplé du sexe (par opposition à la pulsion sexuelle tyrannique freudienne, le néo-freudisme vantant, de manière acritique, tous les mérites pratiques de cette sublimation de la sexualité asociale que Freud avait mis au jour) comme vecteur de bonheur social, etc. C'est ce qui permit à cette tendance de traiter Freud en père fouettard et chien crevé pessimisto-réactionnaire.
Du point de vue d'Adorno ou de Marcuse, pour ne citer qu'eux, ce développement post-freudien de la "psychanalyse" (si ce mot est encore valable), notamment aux USA après la seconde guerre mondiale, relève ainsi de l'aura et de l'intérêt acquis, aux yeux du système capitaliste, par cette pure technique d'adaptation du Moi aux exigences de la société, cette société que Freud, du moins, reconnaissait comme essentiellement déchirée, séparée et impropre au bonheur. Quand l'adaptation du patient fait défaut, ce n'est alors plus qu'il se révolterait par choix, dans la névrose, contre une société objectivement condamnable et insupportable. Le néo-freudisme rendra bien plutôt le névrosé seul fautif et responsable de son malheur devant la société. On nie alors l'importance de la sexualité, du complexe d'Oedipe et, de manière générale, de tout ce qui concerne le passé de l'individu, pour favoriser le règlement de pseudo-conflits névrotiques actuels, dont la doctrine néo-freudienne situe l'origine ailleurs que dans la sexualité infantile, notamment dans une contradiction (poussivement motivée au plan théorique : Marcuse parlant à ce sujet de discours d'assistante sociale à peine amélioré) entre exigences plus ou moins acceptables de la société et ambition d'épanouissement social du Moi. Un simple décalage, au fond, auquel il conviendra de remédier par des techniques appropriées et efficaces, congédiant les vieilles légendes freudiennes de la répression mutilante obligatoire, de l'incompatibilité du bonheur et de la civilisation, de ces traumatismes infantiles qui ne passent jamais complètement. Le comble est que cette doctrine s'affichait souvent, à en relire aujourd'hui ses épigones, comme résolument critique, voire politique : les "nouveaux" concepts qu'elle maniait, d'une platitude redoutable, en témoignent : tels que la concurrence - l'esprit de concurrence - aliénante de la société de masse contrariant parfois dans ses excès regrettables l'adaptation positive de l'individu, ou encore l'amour découplé du sexe (par opposition à la pulsion sexuelle tyrannique freudienne, le néo-freudisme vantant, de manière acritique, tous les mérites pratiques de cette sublimation de la sexualité asociale que Freud avait mis au jour) comme vecteur de bonheur social, etc. C'est ce qui permit à cette tendance de traiter Freud en père fouettard et chien crevé pessimisto-réactionnaire.
À son
sujet, Adorno préfère écrire, avec le goût apparent du paradoxe : "
Freud avait raison quand il avait tort. La puissance de sa théorie se nourrit
de son aveuglement face à la séparation de la sociologie et de la psychologie [et il est] parvenu, grâce, précisément,
à son atomisme psychologique, à exprimer adéquatement une réalité dans laquelle
les êtres sont effectivement atomisés et séparés les uns des autres par un
gouffre infranchissable. C'est la justification objective de sa méthode consistant
à pénétrer dans les profondeurs archaïques de l'individu et à prendre celui-ci
comme un absolu qui n'est lié à la totalité que par sa souffrance et sa
détresse existentielle." (dans La
psychanalyse révisée, 1946).
Derrière les bonnes intentions de façade du néo-freudisme façon Karen Horney ("dépasser,
humaniser, moderniser Freud"), la radicalité des thématiques freudiennes
(pansexualisme, complexe de castration, pulsion de mort) se trouva donc souvent
proprement évacuée par cette psychanalyse d'utilité sociale et de bonheur-standard-pour-les-masses, en
regard de laquelle, dialectiquement, le pessimiste Freud offrait,
lui, sans pouvoir ni vouloir le dire, certes, des
armes critiques secrètes incontestables, et d'une toute autre qualité : " L'échec
du libéralisme et de ses promesses, le développement des tendances totalitaires
et les efforts pour s'y opposer se sont reflétés dans la position de la
psychanalyse. Durant les vingt années de son développement (avant la première
guerre mondiale), la psychanalyse élabora les concepts pour la critique psychologique
de la réalisation la plus prisée de l'époque moderne : l'individu. Freud
démontra que la contrainte, le refoulement et la renonciation sont l'étoffe
dont est faite la "libre personnalité" ; il posa le "malheur
général" de la société comme la limite infranchissable de la thérapeutique
et du normal. La psychanalyse fut une théorie radicalement critique." (Marcuse, Éros et civilisation). La contradiction entre ce noyau critique du
freudisme et son conservatisme pessimiste assumé est rendue
extrêmement féconde négativement
(comme il y a une théologie négative) du fait que Freud apparaît, malgré tout,
invinciblement, comme un penseur social. Du moins sa dernière métapsychologie postule-t-elle un primat phylogénétique
de l'espèce, de la horde, du collectif, ramené auquel la constitution
individuelle - ontogénétique - apparaît de moindre importance. Ernst Bloch nous
semble, de fait, peut-être moins pertinent ici que Marcuse (pour qui la métapsychologie
freudienne constitue vraiment le coeur essentiel, et explosif, de la doctrine) lorsqu'il
écrit, dans son Principe Espérance
que " bien que Freud ait cru déceler dans l'inconscient la
présence d'éléments archaïques laissés par la mémoire tribale et bien que ses
disciples y aient même "déterré" des réminiscences originelles
remontant aux premiers animaux terrestres, l'inconscient freudien était en gros
de nature individuelle, c'est-à-dire que tout ce qui y était refoulé provenait
principalement d'expériences individuelles et ne se rapportait qu'au passé
relativement récent de l'individu."
En bon
hégélien et dialecticien, et de même que Marx avait renversé Hegel pour le remettre
sur ses pieds, Marcuse semble juger lui facilitée la conversion active et subversive de l'oeuvre freudienne par le fait même que Freud
s'est enfoncé le plus loin possible dans le sens du Tout-ou-rien, dans le sens
de l'égalité posée entre Répression et Civilisation (contrairement aux "optimistes"
adaptatistes néo-freudiens modernes type Karen Horney). Circonstanciez alors simplement
les choses, remplacez comme par inadvertance cette "Civilisation"
par son pendant réel,
c'est-à-dire la civilisation bourgeoise, et alors la libération du désir devient le mot d'ordre insurrectionnel, la déclaration de guerre la plus
intraitable adressée à la bourgeoisie, dont
la répression, en particulier sexuelle, est reconnue dès lors constituer la seule véritable idéologie
inconsciente. C'est ce que posait d'ailleurs Erich Fromm, avant qu'il ne
devienne l'un des hérauts de cette psychologie de masse adaptative dont il est question : " La sexualité
offre une des possibilités de satisfaction et de bonheur les plus fortes et les
plus élémentaires. Si ces possibilités étaient autorisées dans les limites
fixées par les besoins d'un développement productif de la personnalité plutôt
que par le besoin de domination des masses, la seule réalisation de cette
possibilité de bonheur fondamentale conduirait nécessairement à une
augmentation des revendications pour la satisfaction et le bonheur dans les
autres domaines de l'existence humaine. L'aboutissement de cette revendication
exige que l'on dispose des moyens matériels nécessaires à sa satisfaction et
provoquerait à cause de cela l'explosion de l'ordre social régnant. " (Fromm, in Zeitschrift für Sozialforschung, 1934).
Le pessimisme freudien, Adorno l'analyse en termes de romantisme, rapprochant en sa solitude jalouse, désespérée et coléreuse, Freud de tout autre grand penseur ayant refusé comme lui de composer, de quelque manière que ce soit, face à la pourriture congénitale du monde : " Dans la constitution présente de l'existence, les relations entre les êtres ne se nouent pas en fonction de leur libre volonté ni de leurs pulsions, mais en fonction de lois sociales et économiques qui s'imposent derrière leur dos. Quand la psychologie, dans ces conditions, se rend humaine et présentable, en faisant comme si la société était celle des êtres humains, déterminés par leur soi intime, elle prête à une réalité inhumaine l'éclat de l'humanité. Les penseurs sombres qui ne démordent pas de l'idée de l'inamendable malignité de la nature humaine et qui proclament avec pessimisme la nécessité de l'autorité - Freud en cela se situe à côté de Hobbes, Mandeville et Sade - ne peuvent pas être expédiés du revers de la main comme des réactionnaires. Dans leur propre milieu, ils ne furent jamais bienvenus. Que l'on doive parler de la face lumineuse et non de la face sombre de l'individu et de la société, c'est exactement l'idéologie officiellement agréée et respectable. Les néo-freudiens y succombent, qui s'indignent du réactionnaire Freud, alors que son pessimisme intransigeant établit la vérité sur les conditions de vie dont il ne parle pas". Voilà pourquoi "la froideur freudienne, qui récuse toute immédiateté fictive entre médecin et patient, et qui reconnaît ouvertement que la médiation qui fait l'essence de la thérapie est d'ordre professionnel, fait plus honneur à l'idée d'humanité, par son exclusion inflexible de tout simulacre d'humanité, que les paroles de réconfort et la chaleur humaine de commande. Dans un monde où l'amour est devenu un instrument psychotechnique parmi d'autres, on fait preuve de fidélité à l'amour par une pensée qui maintient l'idée que le médecin doit soigner son patient sans feindre un "intérêt humain". (Adorno, op. cit).
Le pessimisme freudien, Adorno l'analyse en termes de romantisme, rapprochant en sa solitude jalouse, désespérée et coléreuse, Freud de tout autre grand penseur ayant refusé comme lui de composer, de quelque manière que ce soit, face à la pourriture congénitale du monde : " Dans la constitution présente de l'existence, les relations entre les êtres ne se nouent pas en fonction de leur libre volonté ni de leurs pulsions, mais en fonction de lois sociales et économiques qui s'imposent derrière leur dos. Quand la psychologie, dans ces conditions, se rend humaine et présentable, en faisant comme si la société était celle des êtres humains, déterminés par leur soi intime, elle prête à une réalité inhumaine l'éclat de l'humanité. Les penseurs sombres qui ne démordent pas de l'idée de l'inamendable malignité de la nature humaine et qui proclament avec pessimisme la nécessité de l'autorité - Freud en cela se situe à côté de Hobbes, Mandeville et Sade - ne peuvent pas être expédiés du revers de la main comme des réactionnaires. Dans leur propre milieu, ils ne furent jamais bienvenus. Que l'on doive parler de la face lumineuse et non de la face sombre de l'individu et de la société, c'est exactement l'idéologie officiellement agréée et respectable. Les néo-freudiens y succombent, qui s'indignent du réactionnaire Freud, alors que son pessimisme intransigeant établit la vérité sur les conditions de vie dont il ne parle pas". Voilà pourquoi "la froideur freudienne, qui récuse toute immédiateté fictive entre médecin et patient, et qui reconnaît ouvertement que la médiation qui fait l'essence de la thérapie est d'ordre professionnel, fait plus honneur à l'idée d'humanité, par son exclusion inflexible de tout simulacre d'humanité, que les paroles de réconfort et la chaleur humaine de commande. Dans un monde où l'amour est devenu un instrument psychotechnique parmi d'autres, on fait preuve de fidélité à l'amour par une pensée qui maintient l'idée que le médecin doit soigner son patient sans feindre un "intérêt humain". (Adorno, op. cit).
Dans cette optique négative, on comprend que les essais de modifier, dans le cadre
psychanalytique, la conduite du
traitement psychanalytique, chez un
Ferenczi ou un Rank, furent à la fois des essais désespérés et féconds. Par
l'intervention active que Ferenczi propose comme méthode vis-à-vis du patient
(que ce soit sa "technique active" proprement dite, ou "l'analyse
mutuelle" qu'il revitalise ensuite), il révèle ce secret freudien que
l'analyste fait partie du monde,
qu'il y intervient équipé du même inconscient que l'analysé, se trouve installé vis-à-vis de lui dans la
même possibilité de rapports faisant exister le monde, à savoir des rapports de
domination, de défense, d'agressivité et de désir. De même que l'éducateur a dû
lui-même être éduqué, le psychanalyste trimballe les mêmes casseroles que son patient : il a subi, du fait de son propre
inconscient, le même calvaire formateur potentiellement névrotique. Comment cet
homme se contenterait-il alors, simple appendice auditif calé dans son
fauteuil, de cette neutralité
distante préconisée par Freud-le-pessimiste, le même qui confia un jour de 1932
à Ferenczi (lequel le note dans son Journal clinique - la chose dut le supéfier, l'horrifier sans doute) que
les patients névrosés n'étaient à ses yeux que de la "racaille" dont
il convenait de se défier, du "matériel" juste bon "à [nous] faire
vivre" (nous, les analystes), à faire, en quelque sorte, progresser la
science, et pour lesquels, "de toute
façon [nous] ne
pouvons rien" ?
Ferenczi aura la conséquence de noter que toute attitude passive de l'analyste vis-à-vis de son patient serait impossible par définition. Son comportement est remarquable sur le plan humain, témoignant d'un caractère bienveillant, aux préoccupations morales et sociales élevées, bref tout ce dont Freud situait précisément l'origine dans la plus extrême répression, ou dérivation pulsionnelle, en s'en tenant, malgré tout, à ce simple constat théorique. Ferenczi consolait, caressait ses clients et clientes les plus malheureux et désespérés étant venu.e.s s'effondrer dans son cabinet. Il s'effondrait d'ailleurs avec eux, absorbait leur douleur comme une éponge bienveillante, accédait à leurs demandes les plus invraisemblables et violentes au cours de ces séances, dans l'intérêt du malade et du sien propre (à la fin de son Journal clinique, Ferenczi évoque ainsi le "pardon mutuel" nécessaire entre l'analysant et l'analysé, marquant la fin de la cure). Ferenczi parle de lui-même, sans fard, comme d'un "Moi qui souffre". La solitude, l'atomisation entre les êtres est assurément reconnue par lui comme source de malheur : " L'analyste [ne devant pas] reproduire en aucune façon l'attitude d'un maître d'école ou d'un parent sadique (...), le patient, se sentant soutenu et compris, va pouvoir sortir de sa grande solitude qui aggravait sa blessure en le clivant davantage ; sa personnalité est réunifiée, GUÉRIE. " (Journal clinique).
Comme l'écrit Anne-Marie Saunal dans sa préface aux Réflexions sur le masochisme, "Ferenczi recommande à l'analyste d'être humain, respectueux, d'adopter une grande permissivité, de savoir reconnaître ses erreurs, en un mot de ne pas se situer dans la toute-puissance" dans la perspective - encore une fois ! - jamais abandonnée, d'une guérison authentique, d'une réduction générale du malheur. Une telle réduction, complète, étant cependant impossible dans le cadre bourgeois, ainsi que Freud lui-même le pose sans le voir, depuis le cadre de verre de ses postulats et de sa fausse conscience, et Ferenczi lui-même n'apercevant pas avec exactitude la genèse ultra-majoritairement sociale du malheur humain, ce dernier était condamné, comme Rank, à régresser ensuite pour maintenir la cohésion de son système théorique et de sa pratique thérapeutique, depuis le noyau rationnel freudien jusqu'à l'archaïsme biologisant rattachant l'individu à une sorte de fond immémorial, préhistorique, utérin ou amniotique (son oeuvre Thalassa, Le Traumatisme de la naissance de Rank). Toute excommunication ou désaccord officiel mis à part, Freud fit d'ailleurs un riche usage de ce dernier texte (dans Inhibition, symptôme et angoisse, par exemple, en 1926, l'anxiété renvoie désormais à la peur de la répétition d'un traumatisme fondateur, de la perte de l'objet aimé ou de son amour, de la séparation d'avec la mère, de l'expulsion de la horde, etc). On sait aussi ce que la pratique du contrôle corporatiste de tout psychanalyste par un de ses pairs doit aux intuitions de Ferenczi.
Ferenczi aura la conséquence de noter que toute attitude passive de l'analyste vis-à-vis de son patient serait impossible par définition. Son comportement est remarquable sur le plan humain, témoignant d'un caractère bienveillant, aux préoccupations morales et sociales élevées, bref tout ce dont Freud situait précisément l'origine dans la plus extrême répression, ou dérivation pulsionnelle, en s'en tenant, malgré tout, à ce simple constat théorique. Ferenczi consolait, caressait ses clients et clientes les plus malheureux et désespérés étant venu.e.s s'effondrer dans son cabinet. Il s'effondrait d'ailleurs avec eux, absorbait leur douleur comme une éponge bienveillante, accédait à leurs demandes les plus invraisemblables et violentes au cours de ces séances, dans l'intérêt du malade et du sien propre (à la fin de son Journal clinique, Ferenczi évoque ainsi le "pardon mutuel" nécessaire entre l'analysant et l'analysé, marquant la fin de la cure). Ferenczi parle de lui-même, sans fard, comme d'un "Moi qui souffre". La solitude, l'atomisation entre les êtres est assurément reconnue par lui comme source de malheur : " L'analyste [ne devant pas] reproduire en aucune façon l'attitude d'un maître d'école ou d'un parent sadique (...), le patient, se sentant soutenu et compris, va pouvoir sortir de sa grande solitude qui aggravait sa blessure en le clivant davantage ; sa personnalité est réunifiée, GUÉRIE. " (Journal clinique).
Comme l'écrit Anne-Marie Saunal dans sa préface aux Réflexions sur le masochisme, "Ferenczi recommande à l'analyste d'être humain, respectueux, d'adopter une grande permissivité, de savoir reconnaître ses erreurs, en un mot de ne pas se situer dans la toute-puissance" dans la perspective - encore une fois ! - jamais abandonnée, d'une guérison authentique, d'une réduction générale du malheur. Une telle réduction, complète, étant cependant impossible dans le cadre bourgeois, ainsi que Freud lui-même le pose sans le voir, depuis le cadre de verre de ses postulats et de sa fausse conscience, et Ferenczi lui-même n'apercevant pas avec exactitude la genèse ultra-majoritairement sociale du malheur humain, ce dernier était condamné, comme Rank, à régresser ensuite pour maintenir la cohésion de son système théorique et de sa pratique thérapeutique, depuis le noyau rationnel freudien jusqu'à l'archaïsme biologisant rattachant l'individu à une sorte de fond immémorial, préhistorique, utérin ou amniotique (son oeuvre Thalassa, Le Traumatisme de la naissance de Rank). Toute excommunication ou désaccord officiel mis à part, Freud fit d'ailleurs un riche usage de ce dernier texte (dans Inhibition, symptôme et angoisse, par exemple, en 1926, l'anxiété renvoie désormais à la peur de la répétition d'un traumatisme fondateur, de la perte de l'objet aimé ou de son amour, de la séparation d'avec la mère, de l'expulsion de la horde, etc). On sait aussi ce que la pratique du contrôle corporatiste de tout psychanalyste par un de ses pairs doit aux intuitions de Ferenczi.
La
psychanalyse freudienne, disions-nous au début de ce billet, progresse par ses
marges, ses manques, ses limites, son incomplétude même. Pour en comprendre
l'intérêt, et l'honorer véritablement, il convient d'abord de sortir d'elle pour la voir dans sa vérité : sortir d'elle, en
l'occurrence, par la bonne porte, la seule qui vaille : celle de la révolution
sociale, afin que cette porte demeure ensuite toujours ouverte, dans l'intérêt
de l'humanité. Cette porte-là, le malheureux Ferenczi (avec une foule d'autres
disciples maudits enfermés dans leurs contradictions), Ferenczi mort oublié, calomnié,
abandonné et à moitié fou, ne l'aura point aperçue. Son destin cruel, à lui seul, vaut
éclairage et révélation.
Bravo pour cette étude, cette critique du "réformisme de gauche" des néo-freudiens opposé au contenu révolutionnaire de l'œuvre de Freud éclairé par ces citations d'Adorno et de Marcuse, ainsi que pour l'intérêt porté aux difficultés rencontrées par Ferenczi.
RépondreSupprimerIl y a donc mille raisons d'en finir avec cette société, et la santé mentale n'en est pas la moindre.
Mais le pessimisme de Freud quant à la civilisation, qu'il n'imagine pas autre que bourgeoise, est-il si constant, et si incontestable dans son contenu même ?
Le malheur est dominant, il faut sortir de ce monde, mais le bonheur est tout de même possible, la souffrance psychique n'est pas le lot de tous et de toujours, la thérapie comme adaptation à la société (malgré cette citation sur la racaille) n'est pas une forme de lobotomie, elle peut être libération.
Lui-même soutient, dans l'analyse de La Gradiva de Jensen, que la passion amoureuse peut être la meilleure des thérapies.
Et c'est aussi hors de la civilisation, que les désirs peuvent être refoulés du fait des obstacles à leurs réalisations.
Finalement, peut-être qu'un des apports universels de son œuvre est-il de montrer que l'expression, la simple expression, sous une forme nue ou habillée, artistique ou non, est le moyen de faire vivre, pour soi et pour les autres, les sentiments qu'on éprouve, et que par là l'humanité acquiert plus d'aptitude au bonheur que le reste des êtres vivants ?
André, vous êtes un ange d'amitié. Ce sont les plus rares, les plus beaux. Ceux qui font durer l'Éros. Merci d'être là. À ce moment-là.
RépondreSupprimerCher Moine, quels compliments ! Vous me touchez au cœur ! Merci à vous
RépondreSupprimer" La société ne s'empressera pas de nous concéder de l'autorité. Elle ne peut être envers nous qu'en position de résistance, car nous nous comportons envers elle de façon critique ; nous lui démontrons qu'elle-même a une grande part dans la causation des névroses ; Tout comme nous faisons de l'individu notre ennemi par la mise à découvert de ce qui est en lui refoulé, la société, quant à elle, ne peut pas répondre avec faveur et sympathie à la mise à nu, sans égards, de ses nuisances et déficiences ; parce que nous détruisons des illusions, on nous reproche de mettre en danger les idéaux. " (Freud, les chances d'avenir de la thérapie psychanalytique, en 1910).
RépondreSupprimerCQFD.
Certes. Merci à vous. Dans les textes de cette époque, où il étudie le fameux "bénéfice de la maladie" (ou la "fuite dans la maladie") du névrosé, Freud compare parfois 1°) l'intérêt de guérir intégralement une société de ses non-dits, de ses refoulements, en des termes quasi-reichiens avant la lettre (genre : la société ne se mentira plus à elle-même : chacun affrontera - ou pas - le conflit social en pleine conscience, sans fuite possible dans le mensonge ou le déguisement maladif) ET 2°) la nécessité contraire, précisément, de CONSERVER ce genre d'échappatoire ou de porte de sortie (la maladie névrotique) étant donné le nombre d'individus qui ne pourraient faire face au conflit rendu transparent, et qui s'effondreraient alors dans une société libérée. Cette "défense de la névrose" freudienne, en quelque sorte, procède autant de ce "conservatisme" freudien que le "pessimisme" plus tardif axé sur la nécessité culturelle de la répression. Dans le premier cas, la possibilité de guérir non seulement l'individu mais aussi l'humanité entière est reconnue POSSIBLE mais pas forcément SOUHAITABLE, dans le second cas, elle est jugée désormais une complète chimère.
SupprimerC'est en tout cas cette révolte névrotique LÉGITIME (même du point de vue de Freud) de l'individu contre les conflits sociaux que le néo-freudisme "progressiste" et adaptatiste à la Horney-Fromm entendit éradiquer définitivement...