lundi 9 février 2015

Des bons morceaux


« C'était une journée qui ne promettait rien.
Sans argent, tout se rétrécit, même Paris. J'allais dans une gargote pour ouvriers, il y en a de pires qui ne sont pas moins chères.
Je vis là quelqu'un qui s'en payait. Jouissant dans les règles, si parfaitement, si innocemment. L'homme en face de moi, dans ses mains calleuses, tenait un homard, il mastiquait en crachant des morceaux de carapace rouge, il en mettait partout. À la chair tendre, pour une fois qu'il l'avait sous la dent, il faisait joyeusement honneur, se délectant judicieusement. Le précieux mets enfin n'était plus souillé par les bourgeois jouisseurs, il n'était pas assaisonné de la sueur prolétarienne, de l'opprobre de la rente capitaliste. Chose plutôt bizarre à Paris où les bourgeois ne se gênent pas encore de l'être, où ils se disent rentiers non seulement en toute quiétude mais avec fierté. Dans ce travailleur au homard il y avait encore mémoire d'autre chose, la grande explosion de jadis, il y a bien longtemps. Plus encore, on pressentait en lui l'aurore de lendemains où les bonnes choses ne seraient pas gardées par les rondes hurlantes et les chienneries de l'argent, où nous ne serions plus si stupidement contraints de choisir entre une bonne conscience et un bon morceau. »

Ernst Bloch, Révolutions pour rire (hélas), dans Traces.

                          

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