mardi 1 juillet 2014

Vin mauvais

 
À coups de bouteille dans ta race !
 
«Au cours de cette soirée d'euphorie, je tentai de me reconstruire tout entier. Quand mon neveu Giovanni, un homme gigantesque qui pesait plus de cent kilos, se mit à raconter de sa voix de stentor ses habituelles histoires d'affaires, étalant sa propre rouerie et la candeur des autres, je retrouvai, au fond de mon coeur, mon vieil altruisme :
- Que feras-tu, lui criai-je, quand les hommes lutteront entre eux pour autre chose que de l'argent ?
Giovanni resta un instant hébété, étourdi par cette phrase dense qui tombait dans son univers soudain bouleversé. Il fixa sur moi ses yeux agrandis par les lunettes. Il cherchait sur ma figure une explication propre à l'orienter. Puis, comme tous le regardaient, espérant qu'il les ferait rire par une de ses réparties de gros homme matériel, intelligent et ignorant - par un de ces tours à la fois naïfs et malicieux qui gardent le don d'étonner bien qu'ils fussent déjà vieux avant Sancho Pança - il gagna du temps en disant que si, chez le commun des mortels, le vin altérait la vision du présent, il brouillait chez moi la prévision et troublait le futur.
C'était quelque chose ; mais il crut bientôt avoir trouvé mieux et hurla :
- Quand personne ne luttera plus pour l'argent, je m'en emparerai sans lutte et je l'aurai, tout, tout pour moi !
On rit beaucoup, spécialement du geste répété de ses deux bras énormes qu'il commençait par écarter en ouvrant toutes grandes les mains et qu'il ramenait ensuite sur sa poitrine, poings fermés, pour donner à entendre qu'il se saisirait de cet argent qui devait affluer vers lui de toutes parts.
La discussion continua. Personne ne s'apercevait que, quand je ne parlais pas, je buvais. Or, je buvais beaucoup et parlais peu, attentif que j'étais à sonder mon coeur. Je voulais voir si finalement il ne se remplissait pas d'altruisme et de bienveillance. J'y sentais seulement une légère brûlure, mais cette brûlure ne tarderait pas à se transformer en une agréable chaleur, en cette illusion de jeunesse que le vin nous accorde, pour peu de temps, hélas !
En attendant l'euphorie, je criai à Giovanni :
- L'argent dont les autres ne voudront pas, ramasse-le, on t'enfermera !
Et Giovanni aussitôt :
- Moi, je corromprai mes gardiens et je ferai emprisonner ceux qui n'auront rien pour les corrompre.
- L'argent ne corrompra plus personne.
- Alors, pourquoi ne pas me le laisser prendre ?
Je m'abandonnai à une colère sans mesure :
- Nous te pendrons ! hurlai-je. Tu ne mérites pas mieux ; la corde au cou et un poids à chaque jambe !
Je m'arrêtai, stupide. J'eus l'impression que je n'avais pas su traduire exactement ma pensée. Étais-je vraiment ainsi fait ? Non, certes non ! Je me mis à réfléchir : comment retrouver l'amour du genre humain ? Et d'abord, le genre humain englobait Giovanni ! Je lui adressai vite un sourire, tout en m'imposant un formidable effort pour me corriger, pour l'excuser, l'aimer. Si j'échouai, ce fut par sa faute, car, sans prendre garde à mon sourire, il proclama du ton de qui se résigne à constater une monstruosité :
- Voilà ! tous les socialistes en viennent, dans la pratique, à recourir aux services du bourreau.»

(Italo Svevo, Vin généreux)

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