Honnête, sympathique
et efficace polar que ce Poussière tu seras, œuvre de Sam Millar publiée en Français chez Fayard
Noir voilà déjà quelque temps (2009) dans une
traduction tout à fait satisfaisante de Patrick Raynal, et rééditée ces
jours-ci dans une version de poche simplement expurgée d’une quinzaine d’euros.
Il serait évidemment
possible ici de s’extasier – à l’infini – sur la bonne fortune finale de M. Millar, ancien militant de l’IRA ayant purgé,
pour services rendus à la cause, une quantité infernale d’années de prison et
de sévices annexes, avant de se voir désormais bombardé nouveau chef de file indiscuté du roman noir
irlandais (ou « Hibernian »,
comme diraient les regrettés Molly Maguires). Nous nous bornerons à cette banalité de base déjà
énoncée par J.-P. Manchette dans sa célèbre préface au Je m’appelle Reviens d’Alexandre Dumal, et selon laquelle – en substance –
celui qui sait vivre saura
aussi écrire, quitte à susciter çà et
là, à ce sujet, quelque jalousie bien légitime chez les écrivains sans
histoires (c’est-à-dire
professionnels). Deux courts extraits
de Poussière tu seras suffiront à
donner une idée de cette attitude de Sam Millar en face des exigences fort
voisines de la vie et de l’écriture. « Il est des gens, écrit notre homme, qui apprennent à vivre dans
l’adversité ou, du moins, à éviter d’aggraver un problème par un autre». « L’autopréservation, précise-t-il plus loin avec le même détachement
analytique, particulièrement quand la mort approche, est le plus puissant
aiguillon de la vie. »
On trouverait aisément
ce genre de sentences chez un Eddy Bunker, par exemple, ou un Harry Crews. La
description, d’ailleurs, par ce dernier d’une castration artisanale au
coupe-chou (dans La foire aux serpents) serait à rapprocher du traitement subi – et découvert à la fin de son
livre – par un personnage de Millar. Les envolées tourmentées, les délires
quasiment lautréamontesques n’étaient point exclus de la méthode certes très
« behaviouriste » de Crews. Jim Thompson, de même, pouvait se montrer
tout à la fois furieusement précis et troublement inspiré.
Le phénomène est le
même ici. Mais les gens que nous venons de citer étant des Américains, Millar,
élevé comme eux à l’école du grotesque, aura puisé quant à lui dans une forme
de classicisme gothique
l’essentiel de ses (grandes) capacités d’horreur.
C’est dire, d’abord,
si les thèmes, la manière et les protagonistes de Poussière tu seras peuvent également se voir présentés comme rugueux,
voire rudes. C’est reconnaître, secondement, que cette violente simplicité du
style ne lui ôte aucune force d’évocation, qu’elle vise juste, prosaïquement, à
ne point se perdre en route, à conserver intacte la puissance d’épouvante et de
surprise que l’auteur manifeste.
L’histoire est simple.
Et terrifiante. Jack Calvert, ancien policier désespéré d’avoir tué sa femme au
cours d’un accident de la route, et rongé par le remords et l’alcoolisme, vit
seul avec son fils adolescent. Celui-ci, un jour, après une dispute, disparaît.
Dans le même temps, un décor social est campé, guère reluisant. Une fillette a
– elle aussi – disparu. Un barbier bigot amène en tremblant sa dose quotidienne
d’héroïne à la junkie dont il
partage la vie, qui le domine et lui inflige, en retour, sous une douche
glacée, d’impressionnants supplices à base de gommage de peaux mortes amélioré.
Un clochard découvre, dans un ancien orphelinat en ruines, des cadavres fort
mal en point, dont l’un décapité et sobrement muni d’une barre de fer rouillée,
enfoncée dans l’anus…
Bref, ce genre de
choses.
Baudelaire
n’admettait, on s’en souvient, qu’une esthétique de la sécheresse, capable de discipline, de s’interdire d’excéder la
capacité d’attention du lecteur, forcément limitée. Millar, suivant là ce
précepte à la lettre, nous présente une litanie d’événements et de portraits en
de très courts tableaux (quelques pages) fort rapprochés, multipliant – sans se
disperser – points de vue et sources d’angoisse diverses. Tous ces faits
finiront par converger et s’expliquer, enfin, par le projet de vengeance d’un
enfant autrefois violé et martyrisé par la bonne société de la ville de
Belfast, avec la complicité et le soutien d’une partie de l’Église et de la
Police.
Ceux qui attendent, en dépit de cet aspect disons moraliste de l’œuvre, une critique sociale des institutions en
seront cependant pour leurs frais. Le Belfast décrit par M. Millar brille par
son abstraction. À vrai dire, la ville et la forêt à proximité, qui sert de
théâtre à moult scènes macabres du livre, se ressemblent étrangement, symboles
de la rectitude mécanique de destins parallèles, qui – donc – ne se croisent
pas (Jack et son fils, Jack et Sarah) ou, quand ils se croisent, provoquent,
par-delà bien et mal, quelque sordide explosion de sang, de terre et de foutre,
les animaux (lapins, corbeaux) et les hommes partageant également, à l’aune des
pires souffrances imaginables, semblable indistinction. On trouvera bien, dans Poussière
tu seras, quelques saillies conjoncturelles (si l’on ose l’expression) un peu
maladroites contre la pédophilie, l’impuissance de la Justice ou d’autres
fléaux médiatiques du jour. Mais elles se trouvent vite tempérées, voire
annulées par la poursuite presque sereine – allègre ! – de l’intrigue. Si
bien que le livre à thèmes,
lourdement édifiant ou documentaire, est fort heureusement évité. Il ne reste –
sous nos yeux hallucinés – qu’un paysage brumeux (parsemé de neige, de drogue,
d’étangs gelés, et d’ossements), un paysage de rêve, hanté de spectres tous
chargés de raisons (obscures) de se causer du mal les uns aux autres. Un rêve
blafard d’où l’on se voit tiré sèchement de temps à autre par quelque
intervention, quelque incision
scientiste ayant, de notre point de vue, pour objet le rétablissement de
l’humanité dans sa dignité. Telle serait la fonction, par exemple, d’un
personnage comme le médecin-légiste Shaw, qui ne cesse d’en appeler à la froide
lucidité – contre l’émotion débilitante – en face de cadavres pourtant
franchement épouvantables, à force d’être hautement dégradés. Ce rappel à la
froideur productive est aussi le
fait régulier de Jack Calvert lui-même, confronté au devoir de lucidité s’il
entend retrouver son fils, d’une part, tout simplement survivre (à la fin de l’œuvre) d’autre part. On pense là, bien
entendu, au Nécropolis, de Herbert
Liebermann, dans lequel un ponte légiste New Yorkais se retrouve, comme on sait,
brutalement confronté à la perspective de se coltiner bientôt, en tant que
professionnel, le cadavre de sa propre fille.
Mais tout cela évoque
également – et surtout – Edgar Poe, et cette tendance gothique moderne dont
nous avons déjà parlé, faisant le lien entre l’univers onirique, ses délires
les plus poussés, grotesques et horrifiques, et l’exigence de précision, de rationalité la plus absolue. Les références à Poe
sont d’ailleurs transparentes : l’un des protagonistes se nomme William
Wilson, la figure du corbeau ouvre et ferme l’ouvrage, Adrian – le fils de Jack
– croit voir nettement, dans une forêt, une femme qui s’en révèlera une autre…
Le nom même de Jack Calvert, le héros (alcoolique, comme l’écrivain américain),
est un rappel du lieu (Calvert Street,
à Baltimore) où Poe est censé avoir trouvé la mort. Au-delà de ça, plus
fondamentalement, on sent chez les flics et détectives ici mis en scène le même
plaisir intellectuel simplement pris à résoudre un problème, à mener
correctement une enquête objectivement stimulante, qui s’exprimait déjà dans La
lettre volée, Le scarabée d’or ou Double assassinat dans la rue morgue. C’est ce qui fait de Poussière tu seras une ouvre hybride, entre thriller et polar. La
résolution de l’énigme – laquelle amène dans le thriller le rétablissement d’un
ordre dont le déséquilibre soudain provoquait l’inquiétude – y provoque plutôt
le retour au monde intégralement pourri faisant le décor ordinaire du polar (on s’attend en effet, à la fin du
livre, à des révélations fracassantes quant à l’ampleur gigantesque de cette
affaire de viols pédophiles organisés par, et au profit des piliers
traditionnels de la société bourgeoise).
Le symbolisme, quand
il tombe ainsi entre de bonnes mains, fait la preuve de ses grandes tendances égalitaristes.
Gustave Moreau rend les hommes égaux devant les somptuosités mixtes qu’il
déploie, empruntées par ses soins à toutes les mythologies, toutes les
Histoires, sans qu’il soit précisément besoin d’être un historien, ni quelque
autre savant patenté que ce soit, pour commencer à les admirer, et en jouir.
L’égalité radicale des hommes devant le Rêve, devant ses charmes et pouvoirs
nébuleux est une idée sublime, dont Sam Millar, ici, se sera fait sectateur.
À cette
précision près, bien entendu, que le Rêve qu’il aura choisi s’avère un
éprouvant cauchemar.
Au début du paragr. qui commence par "Ceux qui attendent, en dépit de cet aspect..." :
RépondreSupprimer"...pour leur frais." Je mettrais un 's' à 'leurs'.
(Inutile de conserver ce commentaire, c'était juste pour vous signaler cette petite faute.)
Au plaisir.
Vu et corrigé. Merci de votre vigilance d'Argos.
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