mardi 5 mars 2019

À nos amis

Amer fanzine # 2

Dans un texte célèbre publié en 1928, ironiquement intitulé Les Ouvriers et paysans ne vous comprennent pas, Maïakovski raillait ainsi ses adversaires (et néanmoins camarades soviétiques) faisant ardemment profession d'anti-intellectualisme prolétarien : 

« Je n'ai jamais vu que quelqu'un se vante de cette façon : "Comme je suis intelligent ! je ne comprends pas l'arithmétique, je ne comprends pas le français, je ne comprends pas la grammaire!". Or, la proclamation joyeuse : Je ne comprends pas les futuristes traîne depuis quinze ans, s'apaise puis retentit de nouveau avec une excitation joyeuse. Sur cette proclamation on s'est construit des carrières. Il y a une démagogie, une spéculation à l'incompréhensibilité... »

Cette sortie du poète-aux-cheveux-les-plus-courts-du-monde ne laisse pas de nous retourner la caboche, à l'heure où paraît le dernier AMER fanzine, édité par les soins de notre cher ami Ian Geay, de Lille. Voilà quelques années, déjà, que les productions de cet homme-plante (autant que celles des collaborateurs et collaboratrices contribuant régulièrement à  ce travail) se voient taxées, dans un certain milieu dit radical, d'hermétisme, d'ésotérisme, voire d'incompréhensibilité agaçante volontiers élitiste. Nous avons été les témoins empiriques, sous diverses formes au gré des années, d'une telle réaction sourdement hostile, quoique émanant souvent de camarades proclamés, comme dans le cas précédemment évoqué de Maïakovski. Le fait, là aussi, de ne rien comprendre à ce que Ian Geay et ses amies peuvent bien raconter au juste dans leurs revues et interventions annexes, devrait valoir comme nec plus ultra d'une critique politique susceptible de les atteindre. 

D'autres camarades, ou bien encore les mêmes, rencontrent parfois dans l'Art, très abstraitement conçu, un adversaire à leur mesure, déchaînant (du moins le croient-ils) leur belle passion de classe. Il nous semble que dans un cas comme dans l'autre, ils effectuent là un même très mauvais et impertinent chemin. Car non seulement, l'hermétisme philosophique, littéraire ou artistique n'est pas a priori l'ennemi des ennemis de l'existant, mais encore cet hermétisme-là semble souvent, au contraire, le garant dernier d'une forme d'intégrité humaine que tous les maquereaux contingents de l'Art (lesquels sont hélas ! bien réels et puissants) ne sauraient parvenir à refouler. La pulsion artistique ou intellectuelle forme en vérité la dernière ligne de front conjurant les marchands du monde, la borne ultime au-delà de laquelle ces immondes crapules se voient intimer, par l'impuissance objective de leur cerveau et de leur goût débile, de reculer et nous foutre un peu la paix. Un temps pour tout, disons-nous donc : pour badiner, danser, séduire, être léger, mais aussi souffrir et travailler et créer, dans le langage qu'on se sera choisi. L'Art, en tant qu'il brise par principe le principe adverse de réalité, nourrit par principe un plaisir imaginaire ne s'avouant jamais, face à ce dernier, tout à fait vaincu. L'Art est déjà en soi, par là même, notre matériau allié. Et ce n'est certes point la critique situationniste de l'Art et des Artistes qui viendrait affaiblir cette vérité implacable. Au contraire : ce qui a vieilli, seul, dans cette critique magnifique, c'est son contexte d'origine. Est-il besoin de rappeler ici à quel point, vers la fin de leur existence, tant un Debord qu'un Breton, jadis pourtant ennemis à mort des artistes comme artistes, se rapprochèrent néanmoins, devant le Néant inédit et stupéfiant de la société marchande en décomposition, d'un certain classicisme rappelant les ruines de la beauté ayant été, et qui ne reviendra plus : ce monde d'avant, déjà bien pourrifié, mais où il était simplement encore possible de vivre un tant soit peu ? 

Nous l'avons dit ailleurs, maintes fois, et le répétons ici : AMER est la meilleure revue littéraire de France, à laquelle ne manque pas ce qui fait défaut aux autres, savoir : tant un point de vue révolutionnaire sur la société que la pratique adéquate à ce point de vue, adoptée par l'essentiel de ses contributeurs, filles et garçons. Réserve faite, même, d'ailleurs, de l'existence d'une telle pratique, le point de vue en question fait déjà, selon nous, une différence épistémologique. Toute théorie est en effet critique, ou bien n'est rien.

Nous passons donc le salut à Ian Geay, et attendons avec impatience de nous plonger dès que possible dans cette nouvelle livraison de son crû. 
Car : 
« L'art soviétique, l'art prolétarien, l'art véritable doit être compréhensible pour les larges masses. Oui ou non ? Oui et non. »  

(Vladimir Maïakovski,Les Ouvriers et paysans ne vous comprennent pas) 

2 commentaires:

  1. Et la physique quantique, c'est un truc de prolo, ou bien tout ce qui va au-delà de « la glace se change en eau au-delà de 0 degré (Celsius : rien à voir avec le pernod dans lequel on la plonge, camarade) » vous fait-il sauter de classe ? Il est quand même assez curieux de voir le summum de l'humanité dans une classe se définissant précisément par son aliénation. Allez vous étonner ensuite que certains, tirant toutes les conséquences de telles prémisses, en viennent à vanter la charogne hallal comme base révolutionnaire. N'y a-t-il donc plus d'anarchistes pour envisager que la lutte des classes est en un même mouvement la lutte de chaque individu contre sa classe ?

    C'est de leur part un jugement d'autant radicalement méprisant qu'Amer, dont je viens de terminer la troisième livraison (téléchargeable sur le site des Âmes d'Atala), est loin d'être spécialement hermétique, ou a en tous les cas plusieurs niveaux de lecture. Les textes et les entretiens sont stimulants, et le tout donne envie de se plonger ou replonger dans des auteurs à côté desquels on serait passé. En bref, ça rend curieux comme une bonne revue, et c'est avec plaisir qu'on en sort plus dévoyé qu'édifié (le texte sur Villiers de L'Isle-Adam pourrait d'ailleurs constituer une bonne réponse à ces sympathisants du prolo AOC 100% pur beauf).

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  2. Amer #3 ?
    Vous avez du retard.
    Vous avez de la chance.

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