D'un combat plus actuel que jamais : à fronts multiples, mais se réduisant néanmoins tendanciellement à la lutte opposant, d'un côté, la Subversion cosmopolite de l'ordre existant et, de l'autre, la masse toujours plus énorme de nos ennemis, paradoxalement, quoique efficacement, coalisés...
***
« (...) Mais il faut en venir à l’essentiel, aux positions fondamentales qui donnent sens à toutes les prises de position de Sylvain Gouguenheim. L’idée principale, c’est que les Occidentaux sont directement en contact avec les Grecs parce qu’il y a entre eux une continuité intellectuelle et spirituelle, que les Arabes n’ont pas eue avec ces mêmes Grecs. Une version édulcorée de cette thèse est que les Arabes, comme les Occidentaux, ont «filtré» la culture grecque, mais que les Arabes l’ont fait avec « un tamis plus étroit que celui que le christianisme lui imposa » (p. 181). La faute en est à deux facteurs d’importance inégale. Il y a d’abord l’Islam qui, parce qu’il est «expansionniste et centripète», mais aussi parce qu’il est dogmatique (alors que «l’esprit européen est ainsi fait qu’il adopte mais remet en cause aussitôt, sans doute en raison d’une longue habitude de l’exercice de la critique, lié à l’essor de la logique dès la fin du XIe siècle » - sic !, p. 199) et qu’il est ritualiste et ne connaît pas « l’adoration intérieure » (p. 194), ne peut être de plain-pied avec le monde lumineux des Grecs. À l’Ouest, en revanche, « au-delà des profonds changements, religieux, politiques, techniques, à l’œuvre au cours de siècles, un fil directeur part des cités grecques et unit les Européens à travers les âges» (p. 198). Pourquoi donc les Européens sont-ils élus et les Arabes, surtout les Arabes musulmans, réprouvés ? En fait, Renan l’avait déjà dit, repris par des heideggeriens comme Ruprecht Paqué , et l’on tient là le second facteur, fondamental, de la différence entre Européens et Arabes, mais aussi entre chrétiens et musulmans : c’est parce que les langues indo-européennes sont un vecteur naturel de pensée abstraite, alors que les langues sémitiques sont irrémédiablement embourbées dans le particulier et l’utilitaire. C’est là la pierre angulaire de la démonstration de Gouguenheim : « pour une civilisation, hériter de l’univers culturel et scientifique d’une autre civilisation suppose une communauté de langue, ou un immense effort de traduction. Or il ne suffit pas de traduire pour s’approprier une pensée étrangère : il faut encore que la traduction permette la transposition non seulement du sens des mots, mais des structures de la pensée » (p. 136). Comme si l’activité scientifique d’un peuple, qui se fait, en effet, à partir des progrès réalisés par d’autres, se réduisait à un héritage et une conservation.
Dès lors, les Arabes, et surtout les Arabes musulmans qui sont doublement handicapés, sont par nature incapables de recevoir l’héritage grec. Comment, dans ces conditions, pourrait-on penser qu’ils aient pu le transmettre à l’Europe occidentale ? «L’Europe – et l’Europe seule – a créé la science moderne» (p. 23). Et, selon Gouguenheim, le christianisme n’y a pas été pour rien, y compris par «la pratique de la confession, qui favorisa l’introspection [...] et donc les progrès psychologiques et cognitifs dans les domaines du rapport à soi et aux autres» (p. 198) (!). Il n’y a donc de science arabe qu’embryonnaire, enfoncée dans l’intérêt immédiat et irrémédiablement soumise aux exigences de la religion. Il faut donc reconnaître que ces malheureux Arabes sont bien un peu responsables de leur malheur. Ils étaient déjà affublés d’une langue misérable, et voilà qu’ils vont en plus se jeter dans les bras d’une religion obscurantiste, ritualiste et infantile, alors qu’ils en avaient, non pas à leur porte, mais chez eux, une autre qui était critique, éclairée, non dogmatique, directement entée sur le logos grec dont elle est l’héritière directe, respectant d’elle-même la sphère laïque et qui n’a cessé, durant des siècles, d’ouvrir l’esprit des millions de ses fidèles. Même du temps de la colonisation triomphante, le R. P. Placide Tempels, quand il écrivit ce livre historiquement fondamental qu’est la Philosophie bantoue, n’allait pas jusque-là. Il s’opposait même, dans le langage certes paternaliste et ethnocentrique de son époque, à cette idée proprement folle d’une impossibilité définitive de certains humains à dire la pleine rationalité. Finalement je préfère la franchise du bon vieux Renan quand il écrit que « sous le rapport de la vie civile et politique, la race des Sémites se distingue par le même [que dans le domaine littéraire] caractère de simplicité » (Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, p. 13).
Que ceux qui défendent le courage du chercheur qui a l’audace de nous dire que dans les sociétés dominées par l’Islam les non musulmans n’ont pas toujours eu un statut enviable et que l’Espagne musulmane, surtout après qu’elle fut tombée sous la domination des Almoravides puis des Almohades, n’était pas le paradis sur terre, que ceux-là, donc, prennent bien la mesure du parti qu’ils embrassent. Je comprends fort bien que c’est la situation actuelle du monde qui à la fois a motivé (de manière consciente ou non, je ne saurais en décider) ce livre et a provoqué, semble-t-il, une avalanche de réactions. Mais on a tout de même l’impression de voir rejouer une vieille pièce. Ce tableau de «civilisations» autocentrées et autonomes, qui ont entre elles les relations qu’ont des boules de billard et au mieux un dialogue qui est celui de la carpe et du lapin, mais qui sont néanmoins hiérarchisées (car qui ne trouverait pas supérieure la civilisation chrétienne telle qu’elle est présentée dans le texte de Sylvain Gouguenheim, par rapport à une civilisation islamique qui lui ressemble comme, disait Aristote, les animaux ressemblent à des nains quand on les compare à l’homme ?), ce tableau beaucoup le trouveront, et l’ont trouvé révoltant. Pour ma part, venant d’un professeur d’histoire médiévale dont je n’ai nulle raison de suspecter l’honnêteté et les bonnes intentions, je le trouve désespérant. Faut-il, donc, sans cesse revenir à la charge contre la pratique de l’idéal type sommaire des sociétés humaines et l’appel à la « nature » de groupes humains qui est si prégnante qu’elle arrache ces groupes à l’histoire ? À quoi ont servi des décennies d’anthropologie sociale, si c’est pour revenir à une approche hiérarchisée des cultures qui n’a finalement rien à envier à celle de Morgan ? Plût au ciel que Sylvain Gouguenheim fut un scélérat pour qu’on puisse lui attribuer de telles positions sans déchirements.
Même si l’on y entend les mêmes noms – Aristote, Avicenne, Averroès, Thomas d’Aquin – et aussi quelques autres, c’est dans un univers intellectuel tout différent que nous plonge le petit livre (93 p.) de Ernst Bloch, Avicenne et la gauche aristotélicienne. Il s’agit de la version augmentée, telle qu’elle a été introduite dans les œuvres de Bloch, d’un article puis d’une plaquette publiés en 1952. « Tout ce qui est intelligent, écrit Bloch, peut bien avoir été déjà pensé sept fois. Mais, repensé chaque fois dans un temps et une situation autres, ce n’est plus la même chose. Non seulement le penseur, mais aussi et surtout la chose à penser a changé entre temps». Quand, donc, Bloch repère des invariants dans l’histoire de la pensée, c’est définitivement juxta modum. La thèse principale de l’ouvrage c’est qu’à partir d’Aristote deux grands courants de pensée, l’un, « de droite » représenté par les grands scolastiques chrétiens au premier rang desquels Thomas d’Aquin, le second « de gauche » qui aboutit finalement au matérialisme dialectique – « le vrai, bien sûr, et non pas celui qui a cours aujourd’hui encore à l’Est, de nouveau immobilisé et même encaserné, avachi, banalisé, dressé à l’obéissance, privé de liberté et d’ouverture » (p. 61) –, mais qui part principalement d’Avicenne. Aristote est donc, pour le dire rapidement, susceptible d’une lecture idéaliste et d’une lecture matérialiste.
C’est évidemment cette dernière que Bloch considère presque exclusivement. D’après le texte aristotélicien lui-même, la matière est potentialité, et cela d’autant plus qu’elle est moins informée. Le coup de force fécond opéré par Avicenne, suivi par Averroès, mais précédé par Straton de Lampsaque, le second successeur d’Aristote à la tête du Lycée, c’est d’accorder une « potentialité active » à la matière, lui évitant ainsi de devoir être mise en branle et informée par une entité spirituelle. Il s’agit là d’une option authentiquement aristotélicienne, puisqu’on trouve chez Aristote, dans sa doctrine de l’hormè (tendance) de la matière aspirant à la forme, une ébauche de l’auto-activité de la matière : « Il est une ligne qui, d’Aristote, conduit non pas à Thomas d’Aquin et à l’esprit de l’au-delà, mais à Giordano Bruno et à la floraison du Tout-Matière » (p. 9). Mais cette tendance n’est pas dominante chez Aristote, lequel en reste principalement à « l’assimilation de la matière à la passivité » (p. 33). Bloch ne nierait sans doute pas que Thomas d’Aquin soit «plus aristotélicien» qu’Avicenne. Mais l’est-il « mieux » ? Les deux «camps», islamique et chrétien, ne sont pas homogènes. Dans le premier le traître Ghazâlî sera à la fin de sa vie l’allié des forces obscurantistes qui tenteront, avec un succès partiel, de faire taire Avicenne et Averroès. Du côté des chrétiens, même pour nous en tenir au début de la scolastique, Alexandre de Halès et surtout David de Dinant, mais aussi les « averroïstes latins » (Bloch ne cite que Siger de Brabant), s’opposent à la lecture spiritualiste d’Aristote par Thomas d’Aquin et ses compagnons. Bloch repère trois fronts principaux sur lesquels s’opposent les deux tendances : les relations du corps et de l’âme, l’intelligence individuelle et la raison universelle, les relations entre la matière et la forme, ce dernier problème étant en quelque sorte englobant. Or « en modifiant le rapport entre matière et forme, l’interprétation gauchisante d’Aristote évolue nettement vers une conception active et non pas seulement mécaniste de la matière » (p. 36).
Les deux camps, tout hétérogènes qu’ils soient, n’en ont pas moins chacun un caractère dominant. « Ibn Sinâ [Avicenne] était médecin, ce n’était pas un moine » (p. 9), remarque Bloch, qui y va lui aussi de ses généralisations : « Dans l’Europe médiévale, les philosophes de tendance scientifique étaient aussi rares que hors norme [...], chez les scolastiques arabes c’est l’inverse. Ce qui prédomine chez eux c’est la science de la nature, non la théologie » (p. 12), d’où une forme « non cléricale » de la pensée chez les grands philosophes arabes qui les prédispose à adopter la voie de gauche en lisant Aristote. En bon marxiste, Bloch rapporte cette différence en dernière instance à des données historico-économiques, à savoir la prédominance du capital commercial, qui fait de la société islamique « à sa manière une société bourgeoise précoce » (p. 10).
On peut discuter l’interprétation que Bloch offre de tous les philosophes qu’il convoque, et notamment d’Avicenne. Il assume nécessairement un certain schématisme dans un ouvrage qui, en 65 pages (le reste est constitué de citations), balaye un champ aussi large. On peut être allergique à l’explication marxiste, bien que Bloch en propose une version si souple qu’il est difficile de la refuser tout à fait. Le point sur lequel je voudrais insister, et qui justifie que je joigne Gouguenheim et Bloch dans cette revue, est le suivant : Bloch n’encourt-il pas le même reproche que j’ai adressé à Sylvain Gouguenheim de construire des types culturels idéaux – L’Orient, l’Occident, Les Européens, les Arabes... – qu’il oppose dans une grande gigantomachie idéologique ? Eh bien non. Il y a une différence fondamentale entre construire des grands sujets de l’histoire comme les Occidentaux ou les Orientaux en expliquant leurs différences par des raisons économiques, culturelles, institutionnelles, c’est-à-dire historiques, et expliquer ces différences par des données biologiques – la race, comme l’ont fait les Gobineau et un peu Renan – ou des invariants quasi biologiques comme le langage. Il faut insister sur ce point dans l’époque de grande confusion intellectuelle dans laquelle nous sommes. Il faudrait faire l’histoire du retour de la « nature » dans les explications des phénomènes psychologiques, culturels et sociaux. Un des grands moments de ce retour a évidemment été la sociobiologie de Wilson. Il me semblait qu’elle avait perdu tout crédit, notamment après les réfutations dont elle avait fait l’objet. Je me souviens, à ce propos, d’un petit livre particulièrement brillant de Marshall Sahlins. Et pourtant... Bloch est peut-être plus schématique que Sylvain Gouguenheim, ne serait-ce que parce qu’il fait plus court, mais il ne prête pas à la nature ou à des structures profondes quasi-naturelles ce qui appartient à la culture. »
(Pierre Pellegrin, « Aristote arabe, Aristote latin, Aristote de droite, Aristote de gauche », in Revue philosophique de la France et de l'étranger, 2009).
Cet article, excellent de bout en bout (d'universalisme, d'ironie et de précision) est à retrouver dans son intégralité ici.
“dans l’époque de grande confusion intellectuelle dans laquelle nous sommes” les différences explicatives sont niées au profit des différences conclusives. Celles que vous désignez sont littéralement confondues, anéanties, comme l'exprime l'expression de “"race sociale” ou d'autres similaires sur le registre du “genre” (mot qui d'ailleurs en français, attribué à la “sexuation” efface la notion de fixation libidineuse et ses aventures subjectives ; et, attribué à la généalogie ou à l'histoire naturelle et humaine efface la notion d'espèce). C'est ce que manifeste le raccourci de la notion, évidemment constructiviste, de “construction sociale" (pourtant en vérité strictement idéologique puisque "sociale" s'y dit sans histoire, mais "sociétalement") qui fait réapparaître la “structure” comme schème explicatif de toute différenciation hiérarchique telle qu'elle se réaliserait en forgeant des identités préalables incontournables, dont il s'agirait de s'affranchir par le méthode Alinski, méthodologiquement nomme |empowerment|.
RépondreSupprimerC'est ainsi que les “raisons (...) historiques” que, Moine, vous privilégiez à raison, tombent sur, en semblant y coïncider magiquement, les différenciations apparentes vécues comme assignations dominantes.
J'y vois une résurgence de la brutalité pseudo-scientifique de l'école française de la rue d'Ulm, qui avait abandonné l'approche dialectique reposant sur la notion d'aliénation en coupant Marx en deux au prix d'une lecture imposée selon laquelle la scientificité dialectique devait éliminer l'idéologie “bourgeoise”, sans (vouloir) s'apercevoir que cette prétendue scientificité dialectique était elle-même léniniste, une idéologie donc, et même une idéologie d'État. Il s'agit de la structure comme superstructure, cet effet de retour marxien qu'Althusser avait enflé au détriment de celle fondamentale d'infrastructure qui en est pourtant la racine en tant que raison sociale-historique, justifiant la dialectique en termes de classes, c'est-à-dire de conditionnement social-historique. Le rôle de l'effet de retour y devient principal dès lors qu'il n'est plus compris comme tel, mais comme phénomène idéologique "structurant" a-historiquement les sociétés.
Ça s'est donc alors remis à “marcher sur la tête” et les |Cultural studies| en ont fragmenté l'explication en historicisant par catégories identitaires ce qui n'avait plus d'histoire.
C'est pourquoi une des voies de la critique de cette confusion consiste en la résurgence d'approches véritablement épistémologiques, une autre, complémentaire, en étant les approches authentiquement historiques. Car c'est d'une “fainéantise de la raison” (dirait Spinoza) dont notre époque souffre.
Il faut reconnaître que trop souvent les réflexes militants, tout à leur effort de rassembler malgré les différences, ou au-delà d'elles (tous les coups idéologiques étant permis), s'embarrassent assez peu de ces distinctions “philosophiques”. Comme on dit si fréquemment de nos jours entre militants, il s'agit et il suffit d'énoncer un discours “situé”. Ce qui “naturalise” la cause au nom d'une identité et efface les notions de point de vue et de perspectives, si fondamentales pour critiquer les représentations.
Encore tellement d'efforts pour...
Rappelons que ce texte, que nous approuvons largement (en tous les cas quant à Bloch, et - de manière générale - quant à l'anti-universalisme de droite de Gouguenheim, pouvant réunir tous ceux - pro-chrétiens, ethno-différentialistes, Indigènes de la République, foucaldiens annexes, etc - contestant aux Arabes et aux occidentaux de pouvoir penser, et se révolter, sur les mêmes bases de pensée et de représentation), ce texte, donc, n'est pas de nous mais de Pellegrin, mandarin offrant l'intérêt d'une double culture freudienne (il a édité le MALAISE...) et aristotélicienne (son Dictionnaire Aristote est un outil indispensable).
SupprimerQue n'ai-je été attentif à la source ! Je croyais m'adresser au Moine et je m'adressais à Pellegrin. Tant que ça résonne.
Supprimer