mercredi 27 septembre 2017

Histoire et Logistique

The Good Book 
(Cherche pas ! On attend toujours la traduction française...)

« La dynamique conceptuelle de Geschichte und Eigensinn peut être illustrée à travers une confrontation avec Mille plateaux de Deleuze et Guattari, ouvrage entièrement construit autour de terrains et de structures sans sujet, et publié au même moment. Les intellectuels français et allemands, de concert, cherchent à déconstruire la modernité du XXème siècle, avec son cortège de guerres d'extermination, de révolutions, de tentatives totalitaires et d'effondrements, d'expérimentations démocratiques inassouvies et d'imaginaires protecteurs. Tout semble [les ]opposer (...) d'un point de vue strictement conceptuel. La principale divergence porte sur la théorie du sujet et l'histoire, elle engage des affrontements dans le champs psychanalytique, des désaccords philosophiques ou sociologiques, et in fine des approches esthétiques distinctes. Le titre de chacun des deux ouvrages témoigne des dimensions conceptuelles profondes dans lesquelles les auteurs vont s'engouffrer. Si Kluge et Negt explorent la catégorie philosophique du temps, à travers Geschichte und Eigensinn, Deleuze et Guattari ont déployé une pensée consacrée à l'espace dans Mille plateaux. L'inspiration spinoziste de Deleuze, qui présente son Spinoza, philosophie pratique (Minuit, 1981) au moment de la composition de Mille plateaux, tend à écarter le temps comme entrée principale, dans la mesure où le temps n'est pas défini comme une catégorie fondamentale chez le philosophe hollandais. Il y dérive plutôt d'une compréhension du pouvoir qui existe dans la durée. Le souverain et la souveraineté se fondent sur un territoire et une multitude qui n'existent que pendant un laps de temps limité, pour une certaine durée (cf Nicolas Israel, Temps et Politique dans l'oeuvre de Spinoza, Multitudes 2, Paris, 2000). Le territoire, donc l'espace, prime le mouvement temporel. En revanche, Geschichte und Eigensinn évoque l'héritage de la philosophie de l'histoire, depuis Hegel, et sa prolongation critique à travers Marx ou Lukács. Si, chez Hegel, le concept, et notamment le concept de l'État, se réalise à travers le temps et l'histoire, Adorno et Horkheimer avaient cherché à montrer que pareille approche totalisante tend à écarter les moments singuliers, les résistances, le travail des sujets, le particulier, du mouvement qui constitue la société. Le général écrase le particulier. Alors que Hegel imagine une possible fin de l'histoire, ces moments occultés finissent en réalité, tôt ou tard, par faire irruption sur la scène historique. Elles existent sous la forme de subjectivités rebelles [ou "consciences têtues" : Eigensinn], tantôt de manière manifeste, tantôt de façon souterraine, en tant que seconde histoire, ce dont parlent Negt et Kluge. Le titre, Geschichte und Eigensinn, que nous avons traduit par Histoire et subjectivité rebelle, est aussi une allusion ironique à Histoire et conscience de classe de Lukács, qui reformule la problématique hégélienne et son approche téléologique dans l'espoir de voir la conscience incarnée dans le parti ouvrier, à défaut de la reconnaître dans l'État bourgeois. A contrario, les Thèses sur l'Histoire de Walter Benjamin - qui cherche à défaire le matérialisme historique de facture marxiste - sont une référence centrale dans Geschichte und Eigensinn.   

Deleuze/Guattari n'abordent pas la construction de l'État à travers le temps et l'histoire, car cela ne représenterait pour eux qu'une "vision évolutionniste", malgré son caractère conflictuel et contradictoire, mais ils postulent qu'une forme d'État aurait existé depuis les origines de l'humanité. Ce qui les intéresse est la concurrence, au sein de chaque société, entre la reproduction à l'identique de l'État, d'une part, et, d'autre part, un principe d'improvisation ou d'innovation qui organise des flux et fait feu de tout bois, à la manière d'une machine de guerre. Leur approche anhistorique bute sur ses propres limites, lorsque [ils] tentent de s'approprier l'oeuvre de Pierre Clastres, qui distingue des sociétés à État d'autres sociétés sauvages, sans État. Dans Mille plateaux, le lecteur peut avoir l'impression que l'on passe de l'une à l'autre à travers une sorte de saut épistémologique, lorsque Athéna est invoquée divinement pour justifier le surgissement inopiné de l'État (op. cit., p. 444). En réalité, Clastres montre que les sociétés sans État luttent contre l'État en organisant la politique en dehors [de lui], ce qui crée une histoire en dehors de toute historiographie institutionnelle (cf La société contre l'État, Minuit, 1979). Les sociétés "à État" se caractérisent, au contraire, par un principe d'accumulation historique, selon Clastres, ce qui contredit une affirmation dans Mille plateaux, selon laquelle on ne pourrait plus du tout comprendre comment les sociétés à État, dites monstrueuses, auraient pu se former. "Pourquoi l'État a-t-il triomphé ?" demandent Deleuze/Guattari, avec une certaine candeur. Prenons un exemple historique, invoqué par Negt/Kluge dans Geschichte und Eigensinn (p. 561) : la formation de l'appareil d'État français s'est réalisée à travers l'organisation de l'Armée en tant que corps séparé, de Fleurus à Thermidor jusqu'à la constitution du premier Empire sous Napoléon. Ici, la machine de guerre aurait donc préparé la reproduction étatique. Cette lecture que les auteurs de Mille plateaux ne reprennent pas à leur compte (mais qui est aussi celle de Daniel Guérin, qu'ils citent par ailleurs) est sans doute empêchée par le fait qu'ils fuient tout ce qui peut ressembler au matérialisme historique (...) que Clastres discute ouvertement. L'alternative benjaminienne disparaît ici du tableau, comme si la critique explicite du marxisme doctrinaire devait rester un non-dit. Enfin, si, chez Deleuze/Guattari à la suite de Spinoza, le temps se définit objectivement par la durée du pouvoir et de la soumission d'une multitude, la manière dont Kluge/Negt pensent la permanence d'une subjectivité rebelle implique un renversement de perspective. La persévérance des sujets dans leurs tentatives d'auto-affirmation et d'émancipation crée l'histoire à l'encontre de l'État, en contradiction avec la durée objective du pouvoir. Cette problématique apparaît encore lorsque Deleuze/Guattari tentent de définir la tâche de l'historien en tant que décodeur des mouvements contraires de territorialisation, [déterritorialisation], reterritorialisation. (...). Ils cherchent à réduire la question du spontanéisme des "masses" à des actions objectives de flux et de reflux, c'est-à-dire à des "variables historiques" (Mille plateaux, p. 269-70). S'ils reprochent à Rosa Luxemburg de poser la question d'un point de vue "encore subjectif",  Oskar Negt reconnaît au contraire dans cette conception l'ébauche d'un principe opposé à l'action instrumentale, pouvant nourrir la conceptualisation de l'espace public oppositionnel. Chez Negt/Kluge, la tentative de décrire les motivations de sujets, ou l'action collective d'une masse, d'une multitude, selon une modalité qui se veut scientifiquement objective, témoigne d'une "pensée de la gestion" (cf le chapitre Automaten in der Theorie, in Geschichte und Eigensinn, p. 294-305).

Ce reproche, qui s'adresse directement à Deleuze/Guattari, s'élève en particulier contre leur idée anti-freudienne qui consiste à penser que les motivations pulsionnelles sont réductibles à des actions machinales, automatiques, à l'intérieur de machines qui organisent des flux. "Freud n'aurait pas confondu un patient avec un automate", répliquent Negt/Kluge, non sans sarcasme. Ce qui peut surprendre est la tentative de Deleuze et Guattari d'associer à leur schizo-analyse la caractérologie de Reich, qui découle directement de la théorie freudienne du caractère et de ses descriptions de la construction de la personnalité (cf L'Anti-Oedipe, Minuit, p. 230). La théorie de Reich, similaire aux premiers travaux de Fromm, est une théorie du sujet qui se réfère clairement au cadre conceptuel de la psychologie de masse de Freud. La construction du sujet se fait ici selon un mode cumulatif, qui agrège des expériences issues de phases de socialisation successives et qui peuvent se superposer ou se contredire en partie. Il s'agit en tout état de cause d'un processus temporel qui confère une grande importance à l'interprétation du passé, choix qui ne concorde pas avec la pensée anhistorique du présent des auteurs de Capitalisme et Schizophrénie. »

(Alexander Neumann, Après Habermas)

6 commentaires:

  1. Enfin un peu de bon sens (critique) dans le chaos de la confusion intellectuelle contemporaine.

    PM

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  2. En supplément d'illustration, je pose ça là (je recouvre pas) : https://www.hacking-social.com/2015/10/01/reintroduction-au-hacking-social/

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  3. "Nous pouvons dire en effet – sans trop faire concurrence à monsieur de La Palice [partout, note du copiste]– que le temps naturellement structuré et mouvant représente une dimension dialectique de notre expérience vécue par rapport à l'espace qui en est une dimension statique, antidialectique." Joseph Gabel "Le concept d'aliénation en politique" (in Revue française de sociologie, 1960)

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    1. De Heidegger au structuralisme ou à la "philosophie" analytique, nous v'la plongés dans la poisse de l'éternel présent (qu'on pourra bien nommer aussi, pourquoi pas ! : "présence"). Les mots changent, la soumission reste (à l'immédiat, au donné, à la facticité) : indépassable. Tous ces gens sont d'accord sur l'essentiel.

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  4. Eigensinn est plutôt une forme d'obstination, le fait de vouloir garder raison envers et contre tout. J'ai demandé à Alexander N. quand viendrait la traduction de G&E : outre la difficulté de l'ouvrage, il y a le risque éditorial. Negt m'a raconté un jour à quel point il avait insisté (Eigensinn toujours) pour qu'on imprime le livre avec le même papier que ce celui du Financial Times. Quand de surcroît on pense à la richesse des illustrations, il faudrait un éditeur suicidaire pour en assurer la publication

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