« Cependant le chat guérit lentement. L’orbite de l’oeil perdu présentait, il est vrai, un aspect effrayant ; mais il n’en parut plus souffrir désormais. Il allait et venait dans la maison selon son habitude ; mais, comme je devais m’y attendre, il fuyait avec une extrême terreur à mon approche. Il me restait assez de mon ancien coeur pour me sentir d’abord affligé de cette évidente antipathie de la part d’une créature qui jadis m’avait tant aimé. Mais ce sentiment fit bientôt place à l’irritation. Et alors apparut, comme pour ma chute finale et irrévocable, l’esprit de PERVERSITÉ. De cet esprit la philosophie ne tient aucun compte. Cependant, aussi sûr que mon âme existe, je crois que la perversité est une des primitives impulsions du coeur humain, — une des indivisibles premières facultés ou sentiments qui donnent la direction au caractère de l’homme. Qui ne s’est pas surpris cent fois commettant une action sotte ou vile, par la seule raison qu’il savait devoir ne pas la commettre ? N’avons-nous pas une perpétuelle inclination, malgré l’excellence de notre jugement, à violer ce qui est la Loi, simplement parce que nous comprenons que c’est la Loi ? Cet esprit de perversité, dis-je, vint causer ma déroute finale. C’est ce désir ardent, insondable de l’âme de se torturer elle-même, — de violenter sa propre nature, — de faire le mal pour l’amour du mal seul, — qui me poussait à continuer, et finalement consommer le supplice que j’avais infligé à la bête inoffensive. Un matin, de sang-froid, je glissai un noeud coulant autour de son cou, et je le pendis à la branche d’un arbre ; — je le pendis avec des larmes plein mes yeux, — avec le plus amer remords dans le coeur ; — je le pendis, parce que je savais qu’il m’avait aimé, et parce que je sentais qu’il ne m’avait donné aucun sujet de colère ; — je le pendis, parce que je savais qu’en faisant ainsi je commettais un péché, — un péché mortel qui compromettait mon âme immortelle, au point de la placer, — si une telle chose était possible, — même au-delà de la miséricorde infinie du Dieu Très-Miséricordieux et Très-Terrible. »
(Edgar Poe, Le chat noir. Traduction : Charles Baudelaire).
(Edgar Poe, Le chat noir. Traduction : Charles Baudelaire).
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