mardi 30 décembre 2014

L'ombilic du rêve



L'ombilic du rêve est la dernière exposition que nous conseilla de visiter l'un de nos plus grands et anciens amis, lequel ne trouva rien de mieux à faire - ensuite - que de mourir solitairement chez lui, à quelques jours de cette nouvelle année 2015 dont on imaginera ainsi la saveur particulière qu'elle revêt déjà pour nous. L'état de sidération dans lequel nous nous trouvions hier (dans lequel nous nous trouvons toujours) à l'annonce de l'horrible événement, ne nous empêcha point, cependant, de nous rendre au Centre Wallonie-Bruxelles de Paris, où L'ombilic du rêve est encore visible quelques jours, jusqu'au 4 janvier. Nous ne l'aurions à la vérité manqué pour rien au monde, désormais. Savoir que notre poteau était passé dans le coin juste avant nous, avait, juste avant nous, longé ces mêmes murs en rêvant : effrayé, séduit, interrogé par les oeuvres diverses qui les parsèment monstrueusement, nous en constituait une forme de devoir. Or, le devoir, contrairement au hasard, fait parfois bien les choses. Il se trouve, en effet, que L'ombilic du rêve est une belle et sobre réussite, tendant à établir que cette célèbre prédication philosophique : Je suis moi et ma circonstance, s'applique virtuellement autant à l'humanité qu'aux événements à vocation culturelle.

 Une foule en liesse devant le Centre Pompidou...

Lorsque nous arrivâmes en début de soirée, tout transis de froid et de tristesse onirique, en face du parvis Beaubourg, la première chose que nous perçûmes, c'est l'amas impossible, presque chimérique, d'êtres humains des deux sexes groupés en une interminable file, pressée d'aller rendre ses hommages admiratifs à MM. Duchamp, Koons ou tout autre fossoyeur non-communiste de l'Art, statut tellement insuffisant, ainsi que les situationnistes nous l'ont appris, plutôt annonciateur de la plus belle fusion qui soit : la fusion décomplexée entre objectivation esthétique et commerce universel. Et toute cette engeance pérégrinait lentement, en colonne par deux dans la caillante, nippée de la même fripe, porteuse des mêmes infâmes sneakers tiers-mondistes décalées, arboreuse des mêmes barbes néo-viriles, des mêmes prothèses téléphoniques intelligentes et appliquées, sans parler des mêmes poussettes MacLaren grouillant d'un nombreux contenu convivial, car il n'est pas de raison que l'engeance, décidément optimiste, ne se reproduise régulièrement à l'identique.

Max Klinger, La séduction (1880-84).

Va-t-en, là-dessus, estimer la valeur d'un rêve, d'un fantasme, d'un idéal... Ces choses-là n'existent plus. Personne fait plus ça, comme le chantait Boris Vian. Semblable notion ou sa voisine, dès lors qu'elle serait émise, secouerait, aujourd'hui, d'un rire embarrassé le fond clairet de ce troupeau de jeunes-vieux infiniment transparents, de Grées contemporaines, de djihadistes CSP + nihilistes-communicationnels. Ce rire serait, à la vérité, celui dont éclaterait le colvert innocent à qui certain ornithorynque naïf, fraîchement débarqué de son bush, eût jugé opportun de proposer la botte. S'étant examiné furtivement, puis l'indigne porteur d'appel d'offre, le colvert eût, certes, d'abord distingué quelques vagues traits physionomiques susceptibles de rapprocher leurs espèces, des traits relevant, malgré tout, se fût aussitôt repris notre sage volatile (il est vrai spontanément troublé), d'un simple vestige sanctionné par l'évolution. Raison pourquoi le colvert rigole à présent, dardant nerveusement à l'air libre, en tous sens, son inimitable et infatigable muqueuse. Toute proportion gardée, le même lien nous unit à ces hipsters puant, eux aussi, du bec, et que nous sommes néanmoins contraints de subir autour de nous, dans notre mare, chaque minute que Dieu fait, ou plutôt ne fait pas, ça se saurait. Nos mondes ne sont plus en rapport. Nous n'entendons goutte ni à leur langage, ni à leurs manières, ni, bien sûr, à leurs modes ordinaires ou extraordinaires. Et pour les nôtres, de leur point de vue, elles ne se peuvent, à l'identique, semble-t-il, plus guère concevoir. L'époque paraît en avoir débarrassé, rasé de fond en comble une âme humaine transformée in fine en parfait espace modulable, apte aux plus productives adjonctions cyborguesques et transhumanistes. Leur rêve, votre rêve, notre cauchemar intégral, celui-là même obsédant certains symbolistes déjà désespérés de sa survenue voilà plus d'un siècle, est devenu seule réalité possible. L'Art n'est rien de plus, en-soi-et-pour-soi (comme dirait l'autre), qu'un marché : le plus vaste et prometteur du monde, à en croire les spécialistes compétents. La vague idée de sa négation fournie par lui-même, de son futur en somme, ne saurait plus se débusquer que dans le passé, lorsque le Temps existait encore, avec ses avatars dérisoires, tels que, par exemple, les capacités de réflexe politique ou dialectique. C'est le fumet de ce cadavre que nous goûtions, nous-mêmes bien loin de nos corps, ce soir-là, dans la grande paix du Centre Wallonie-Bruxelles, lequel devait, à la louche, accueillir, à l'heure de notre passage, une misérable dizaine de visiteurs. Pas d'enfants, ô miracle. Point de bruit autre que ceux strictement requis par la situation, c'est-à-dire parfois, de loin en loin, le délicieux catarrhe d'un tubard, l'intervention à peine plus sonore d'un vieux, rongé, le malheureux, par quelque début tragique de surdité, mais persistant à héler sans gêne, par amour simple, sa moitié perdue, demeurée à l'autre bout de la salle, afin de partager avec elle une émotion bien compréhensible. Il y avait aussi, qui nous parvenaient hors les murs, la mélopée d'un chanteur africain faisant la manche dehors, et nous sentions sur lui, à l'état de menace absolue, le même froid, la même angoisse d'hiver éternel que celle dont ruisselaient les silhouettes de trois clochards mécaniquement maintenus en position verticale, pour combien de temps encore ? par la seule résistance objective de l'édifice artistique à l'intérieur duquel nous déambulions maintenant, hagards, et d'où nous les apercevions, au travers d'une vitre, nous tournant le dos en essayant de survivre, recouverts d'épaisses couches de vin et de couverture, à deux mètres, à peine, de L'horreur d'Alfred Kubin, qui se trouvait là, définitivement, parfaitement à sa place.



Kubin, Horreur (1901).

Tout ce que nous racontons ici depuis le début, c'est de l'art, vous savez. Cela présente avec l'Art, le problème général de l'Art, un rapport extrêmement étroit. Dans un souci d'apaisement, cependant, vis-à-vis d'une certaine frange de notre lectorat, chez qui nous sentons poindre un inexplicable début d'agacement spécialisé,  nous allons néanmoins nous efforcer de nous montrer à présent un peu plus précis quant à ce qu'il est loisible de voir au juste, dans le cadre de cette exposition, au Centre Wallonie-Bruxelles.
Des quatre graveurs (entre autres qualités) exposés : Rops, Kubin, Klinger, Armand Simon, reconnaissons que, pour ce qui concerne les deux premiers, nous connaissons assez bien leur oeuvre, et que celle-ci est relativement accessible. Rops est pour nous comme un grand frère salace, dont nous aimons nous rafraîchir à l'onde des plaisanteries furieuses, et avec qui nous partageons, avant tout, la même rage comique contre toutes les tartufferies castratrices. Le plaisir, la peinture du plaisir, chez Rops, est essentiellement combative. Il s'agit de montrer dans un même mouvement le ridicule de ce qui réprime l'instinct (ou de ce qui s'en accommode trivialement, telle la mère-maquerelle de L'examen, au regard expert de laquelle une jeune pute bientôt embauchée exhibe sa viande) et l'impérieux de l'instinct lui-même, de sa part non-éducable, insociable, prédatrice : le ça freudien, auquel l'expression Ombilic du rêve (tirée de L'interprétation des rêves) fait évidemment écho, même si l'apparition formelle du Es est plus tardive (concèderons-nous aux grosses têtes psychanalytiques). La répression des instincts, pour Rops, ce peut être aussi, sans doute, les doctrines instinctuelles elles-mêmes, tout discours se voulant organisé et rationnel quant aux problèmes du sexe. 



 Félicien Rops, Transformisme n°1 (série Les Darwiniques)

Le féminisme plus ou moins structuré de son époque tombe ainsi du coup sous sa critique plus ou moins consciente (on en a  ici un exemple avec La dame au pantin) laquelle fait simplement alors symptôme : celui, bien connu, de l'homme de la décadence aux prises avec le contrôle, la domination féminine ressentis sur l'âme et le corps masculins jugés également débiles. Car c'est surtout de cette faiblesse-là qu'il s'agit, et la misogynie de Rops s'effacerait plutôt devant un pessimisme général concevant, au fond, le monde comme simple cadre d'expansion, sans procès ni sujet, de la maladie, de la souffrance, bref de la déchéance à base instinctuelle (Mors Siphilitica, Satan semant l'ivraie...). En dépit de ses saisissantes qualités érotiques et graphiques (Transformisme n°1), de la hauteur de ses visions et questionnements paraphiles (Gaieté hermaphrodite), pas plus ici qu'ailleurs, Rops ne nous semble correspondre à cet effet d'Unheimliche (d'inquiétante étrangeté) sur laquelle porte, formellement, L'ombilic du rêve. Il n'y a point tant de décalage et d'étrangeté, chez Rops, que de développement irrésistible de l'instinct, sous le vernis craquelé de la civilisation, laquelle n'existe pas, à proprement parler, ne constitue que le vrai songe, la véritable illusion, grotesque. Les deux mondes ne  nous semblent pas pouvoir être superposés. Chacun se fera un avis. Notons ici que la dérive fournit agréablement, du côté de L'ombilic du rêve, la capacité d'interprétation la plus libre et la plus changeante, au contraire de tant d'autres expositions à commissaires, lourdement appareillées de  pénibles commentaires normatifs. Mis à part une présentation très succincte des parcours respectifs des uns et des autres, une nomenclature très efficace et légère, rien ne vient jamais dicter ni parasiter l'impression. Mais poursuivons. Nous ne connaissions pas Armand Simon, dont une bonne partie de l'interprétation des Chants de Maldoror se trouve là offerte à nos yeux. Oserons-nous confesser que nous n'avons guère apprécié son dessin, à l'exception notable de sa splendide Colère végétale (1948). Kubin, maintenant, est au-dessus de Rops en ce qu'il est moins clair, plus proche de ce Es freudien dans la difformation qu'il propose de ses sujets par ailleurs moins agissants qu'ils ne sont agis, dans ces scènes de grande violence. De sorte qu'au difforme s'ajoute le déplacement. Victimes et bourreaux, agents et objets se trouvent confondus dans de vastes étendues ouvertes et arasées, plus ou moins organiques, reflets élémentaires, souvent, de traumatismes de naissance à dominante aquatique, plus encore que végétale. Kubin montre une mer d'instincts formant eux-mêmes courants abyssaux, au sein fluctuant desquels se forment et se détruisent des strates vitales éphémères, ne parvenant pas à la stabilité organique. D'où la distorsion en cours de son style et de ses effets. La propre vie de cet immense poète, soumise au bouleversement, aux catastrophes et pertes sentimentales récurrentes, l'explique aisément. Lui s'approche, donc, davantage que Rops de l'Unheimliche authentique. Son unique - grand - livre fantastique, porte le nom, rappelons-le, de L'autre côté. C'est le portrait le plus fidèle de lui-même, autrement dit de son double et de sa mort. Ceux qui connaissent son oeuvre plastique terrifiante retrouveront à Wallonie-Bruxelles quelques-uns de ses fleurons les plus célèbres (Famine, La naissance, Horreur...). Il n'y a que l'effrayant boucher-éventreur de L'abatteur (Schlächter, 1897) que nous aurons là découvert avec angoisse. Le reste, tout le reste (y compris son Exécution capitale, bizarrement non-mentionnée comme telle), nous ne l'aurons que retrouvé avec angoisse : la même angoisse, toujours aussi féconde, année après année. 
Mais c'est l'oeuvre de Klinger qui représente assurément, pour nous, le grand intérêt de l'exposition. Klinger est un génie polymorphe mais inégal. Sa sculpture, tardive, s'égare parfois dans un chromatisme, et une outrance, qui manqueraient le faire apparaître à la limite du pompier, ou du grossier. Comme un Böcklin baroque, encore moins nuancé dans ses engouements mythologiques. Le bonheur, c'est qu'ici, c'est le début de son travail qu'on célèbre, son travail de graveur, contemporain de son extraordinaire cycle du gant (Fantaisie sur la découverte d'un gant,  1880-1881), hélas non-présenté céans, sommet psychanalytique absolu - fétichiste - de l'art pictural symboliste. Le dessin est, souvent, d'un ciselé merveilleux, encore plus précis que celui de Rops. Il s'approche, une certaine rudesse en plus, peut-être, d'un Kupka de la première époque (son Philosophe, par exemple, face au miroir et séparé de son reflet par un corps de femme, n'est pas sans évoquer la Méditation de Kupka). Sa Séduction (Verführung, 1880-84) est un sommet d'érotisme. Ailleurs, nombre d'autres oeuvres (rares : souvent issues du fonds du Musée de Poznan où nous ne sommes pas fourrés tous les quatre matins) sont bouleversantes justement par ce décalage que nous ne trouvions pas chez Rops entre la précision du trait, l'expression achevée d'une normalité figurative, et l'irruption promise d'un monstrueux instinctuel, pour l'heure simplement présent à l'état de trouble, dans les regards (Noyade) ou de subtiles ruptures progressives d'équilibre au sein de scènes improbables, de dispositifs symboliques acrobatiques, et incongrus (L'amour, la mort et l'au-delà).

                                          Max Klinger, L'amour, la mort et l'au-delà (1879).

Cela, chers amis, c'était de l'Art. Vers 19 heures, nous sommes ressortis du Centre Wallonie-Bruxelles avec le sentiment du devoir accompli. Nous avions éprouvé, et rencontré, les dernières émotions qu'il nous fût possible de partager au-delà de la barrière de la mort, avec notre cher B., qui avait vu ce que nous avions vu, et dont l'absence nous demeure inconcevable. Plus jamais, il n'y aurait entre nous, jamais, d'autres exemples de ces futilités aussi importantes que sont les discussions entre amis sur l'Art, les expositions artistiques, les dessins, les créations et la mort, et cette peur conjointe de mourir et de ne plus aimer, qui distingue toujours le meilleur parmi les oeuvres des hommes. Nous ne distinguions plus bien, devant nous, le chemin, et les hommes. Non que nous pleurions. C'était autre chose, de plus vaste, qui nous avait saisis. Sur le côté, y avait-il encore une queue pour aller nourrir Jeff Koons, et ses créatures ? Nous ne nous en souvenons pas. Nous avons marché, dans le souvenir du ronronnement léger qu'accusait la climatisation du centre Wallonie-Bruxelles, un ronronnement de frigidaire, un ronronnement de morgue. Nous étions malheureux. Nous le sommes pour longtemps.

 Max Klinger, Noyade.

2 commentaires:

  1. Un bien bel article sur une bien belle exposition, en effet. Mes condoléances, le Moine. C'est convenu, mais sincère, promis.

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