Dans un poème de 1872,
Arthur Rimbaud recouvre de ses objurgations décisives une certaine
composante de la société française d’alors.
« Industriels, écrit Rimbaud, princes, sénats, périssez ! »
« Industriels, écrit Rimbaud, princes, sénats, périssez ! »
Notez l’extrême sobriété première du ton, contrastant quelque peu avec la suite :
« Le sang ! le sang ! la flamme d’or ! Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur »
Décidément,
la chose fleure bon
l’anti-parlementarisme-de-bas-étage-faisant-le-jeu-du Front-National
(lequel devait forcément exister à l’époque, sous une forme ou une
autre, et présenter le même usage qu’aujourd’hui de repoussoir
symbolique quelconque. Mais nous avouons humblement ici n’avoir point
vérifié ce trop fastidieux détail de l’histoire).
Rimbaud se verrait en tous les cas, de nos jours, pour des textes pareils, certainement taxé de populisme crasse. Voire même de terrorisme puisqu’il appelle un peu plus loin dans le même poème, à la disparition, rien que ça ! de trois continents à rayer de la carte, savoir : l’Europe, l’Asie et l’Amérique… Le
onze septembre n’est pas bien loin, hein ! que dites-vous de cela ?
Bien entendu, on ne l’enfermerait pas forcément pour longtemps :
quelques semaines, tout au plus, devraient suffire, dans un Centre
Éducatif Fermé de Charleville, où un sous-Vincent Peillon de (mauvaise)
rencontre viendrait lui enseigner avec normalité les bases de la
citoyenneté qui rend libre. Et on l’exhorterait publiquement aussi,
c’est probable, en liberté, dehors, dans les colonnes d’un Libération
quelconque (parce que Rimbaud se serait sans doute enflammé contre
l’ignoble sort quotidien austéritaire imposé à l’Espagne, la Grèce ou à
la France) à la responsabilité, au devoir citoyen de pourlécher jusqu’à étouffement la plante des pieds puante de tous les sociaux-libéraux réducteurs de dette du monde.
On
se méprendrait, cependant, sur le contenu du petit opuscule présenté
ci-dessus et publié, comme on peut le lire sur sa première de
couverture, en Juillet 1887. Non ! les sénateurs
ne semblent pas avoir suivi à la lettre l’ordre du poète, émis à leur
endroit quinze ans auparavant. Selon nos informations, ils ne se sont
d’ailleurs toujours point autodétruits, fût-ce au moyen de l’alcool, ce poison, certes terrible, mais qui tue, c’est bien connu, plus lentement que les autres.
L’alcoolisme au Sénat
consiste en réalité en une communication de quelques pages, adressée
par un pittoresque défenseur du lobby bistrotier de l’époque à quelque
ponte de la représentation patronale française. Le rédacteur s’y
inquiète des discussions agitant alors le Sénat, à l’initiative d’un
certain M. Claude (l’expression « des Vosges »
accompagnant chaque apparition de ce patronyme, sans qu’il s’agisse
nécessairement d’une stigmatisation fourbe de crétinisme prétendu) au
sujet de l’alcoolisme présenté comme un fléau national rongeant
davantage la nation d’année en année.
M.
Limousin, notre brave lobbyiste, ne nie pas que l’alcoolisme soit un
terrible mal, mais tout l’enjeu de son libelle est de dissocier le
phénomène alcoolique en question (dont M. Limousin commence tout de même
par nier qu’il soit en hausse, en s’aidant de moult statistiques
passionnantes) et le nombre objectif de débits de boissons sur le
territoire (dont M. Limousin s’acharne à prouver soit qu’il est en
baisse, soit de toute façon que le réduire de manière
répressive – et attentatoire à la liberté du commerce – ne
saurait freiner l’alcoolisme de masse). En quelques interventions assez
vigoureuses, il en vient vite à défendre la légitimité citoyenne
du bistrot, présenté comme un lieu de plaisir et de sociabilité, quand
l’alcoolisme authentique et ravageur témoignerait davantage, selon lui,
de comportements solitaires, de replis sur soi pathologiques. De sorte,
bien entendu, que fermer un café reviendrait en réalité à créer un, dix,
trente foyers nouveaux de ce mal que l’on prétendait combattre :
« Si
le cabaret est un mal en tant que débit de boissons excitantes, il est,
d’autre part, un bien, une nécessité sociale en tant que lieu de
réunion. Je n’entends point par « lieu de réunion » seulement des
endroits où l’on tient des assemblées, mais aussi, mais principalement
les endroits où deux, trois ou quatre personnes peuvent se rencontrer
pour causer et se distraire en commun. On dit que l’homme est un animal
sociable, ce qui signifie qu’il a souvent et presque constamment besoin
de la société de ses semblables. Or, où peut-il les rencontrer, ses
semblables, si ce n’est dans une maison ouverte à tout-venant [sic], où l’on puisse s’asseoir pour causer, et où l’on trouve ce qui est nécessaire à la distraction ? » (L’alcoolisme au Sénat, p. 14).
Et plus loin :
« Or,
une réglementation nouvelle des cabarets, qui ne pourrait avoir d’autre
but que d’en restreindre le nombre, diminuerait les facilités de
réunion, c’est-à-dire la vie sociale, mais n’atténuerait pas
l’ivrognerie alcoolique. Ceux que domine cette passion feraient un peu
plus de chemin pour la satisfaire (…) Et puis, il y a l’inconvénient
politique, qui peut aller jusqu’à la restriction de la liberté de
réunion. » (ibid, p. 15).
Ce
que le bon M. Limousin propose, au fond, « c’est la création de lieux
de réunion qui ne soient pas des cabarets, qui, même, fassent
concurrence aux cabarets. Ces lieux de réunion, ce sont les cercles, où
des hommes de même condition se réunissent pour causer et se distraire,
où ils boivent même des excitants, – puisque c’est indispensable, – mais
d’où tout ivrogne habituel, tout homme de mauvaises mœurs est exclu ;
où l’on joue, mais où l’on ne joue pas de l’argent : où on lit des
journaux, des revues, des livres ; où l’on chante, où se réunissent les
sociétés de jeunes gens faisant des exercices de gymnastique, des
excursions, etc. Voilà le remède au cabaret, – qu’on ne supprimera
jamais entièrement d’ailleurs, – voilà le moyen qu’aurait dû proposer M.
Claude (des Vosges), pour lequel il aurait dû faire appel au concours
de tous les philanthropes et à l’appui gouvernemental. » (ibid, p.16).
Résumons-nous. Nous
voilà en présence d’un noble sénateur, d’abord, adversaire farouche de
l’alcoolisme ordinaire, confronté, deuxièmement, aux assauts inspirés
d’un utopiste délicat, imaginant à l’ombre de sa structure patronale
tutélaire, la création de véritables « Arcadies » spirituelles – et
spiritueuses – dont la floraison suffirait, à l’en croire, à rendre leur
joie de vivre aux masses.
Tout cela prêterait bien sûr à ricaner, et certes nous ricanons, hé ! hé ! hé !
Mais
cette courte lecture ne laisse, également, de nous interroger. Car
lorsque, voilà quelques années maintenant, les bar-tabacs et autres
lieux de convivialité et fraternisation semblablement notoires tels que
les boîtes de nuit ou restaurants de notre beau pays de France
passèrent, du jour au lendemain, sur décision gouvernementale, en « mode
non-fumeur », certaines réflexions assez voisines de celles qu’on vient de présenter
surgirent alors parmi la population, y compris il faut le dire – au
sein de celle-ci – de la part de fractions que MM. Guéant, Alliot-Marie
ou Ayrault qualifient volontiers, à l’occasion, des plus menaçantes, radicales et, pourquoi pas ! terroristes en puissance agissant de nos jours dans l’Hexagone.
Il nous souvient, par exemple, d’un ouvrage – un petit ouvrage, lui aussi, comme l’adresse de M. Limousin – paru fin 2003 chez l’éditeur libertaire L’Insomniaque, intitulé La blonde, la brune et les truands.
On pouvait, par exemple, y lire sous la plume de son auteur (une
certaine Carmen Nicot) les passages suivants, assez révélateurs :
« Et
le paquet de clopes à 30 balles, c’est encore moins de coups au bar
avec les potes et encore plus de nouilles à la maison… De toute façon,
c’est ça qu’ils veulent : qu’on reste chez nous à crever de solitude
devant la télé.»(p. 7)
« Moi,
mon idée, c’est que les politiques sont poussés par la grande
distribution, qui veut faire sauter le monopole des buralistes et
mettre des cigarettes dans les supermarchés. Ces messieurs qui nous
gouvernent, ils ont beaucoup d’intérêts dans la grande distribution,
non ? - T’as peut-être bien raison, Henriette. Et comme ça, ils
supprimeraient aussi les derniers endroits où on se cause. Y a de moins
en moins de bars et de plus en plus chers, avec de moins en moins de
gens dedans, etc » (id.)
Bigre !
De terribles « anarcho-autonomes » assoiffés de sang reprenant
l’antienne d’un lobbyiste cabaretier du siècle dernier ! Les choses
auraient-elles à ce point changé en 120 ans ? La décadence de la société
bourgeoise serait-elle tellement avancée qu’il ne s’agirait plus
désormais que de sauver, en un front uni des plus
douteux, les dernières parcelles contemporaines de plaisir collectif ?
Certes, à ce dont l’esprit se contenterait, on mesurerait alors, comme
dit l’autre, toute l’étendue de sa perte. Mais encore ? Quelque sourde
influence entreprenariale – et libérale – aurait-elle finalement
submergé le cortex des camarades au point de leur faire défendre, à eux
aussi, le petit commerce de proximité, vecteur de lien social ? Hypothèse déprimante que nous ne saurions retenir. Une autre vérifierait cette banalité de base – la désintégration du monde s’accélérant en effet, sa déshumanisation croissant en effet
à rythme régulier et soutenu – que la seule critique dudit monde
corrompu pouvant valoir quelque chose s’exerce toujours sur la vie
quotidienne, rien d’autre. Et qu’à ce titre, cette fameuse poignée de
subversifs que le pouvoir aime tant exhiber de sa manche, de temps à
autre, histoire d’effrayer le chaland, ces vils terroristes, donc, loin
d’être les spécialistes idéologiques fanatisés jetés en pâture à
l’opinion, auraient plutôt vocation à parler, selon l’expression de M.
Limousin, comme « le tout venant ». Comme tout le monde. Tout simplement. Ou en d’autre termes, simplement vocation à représenter la majorité.
Quelle déception !
Pas grave, allez !
On retourne au Sénat se bourrer la gueule !
Bonjour,
RépondreSupprimerdoctorante en science politique à l'Université Montpellier I (laboratoire CEPEL CNRS), je réalise une thèse sur la blogosphère.
En acceptant de répondre à ce questionnaire (temps estimé : 15 min), vous apportez une aide précieuse à mes recherches.
Vos réponses seront traitées de façon confidentielle.
En vous remerciant,
Voici le lien vers le questionnaire :
https://docs.google.com/spreadsheet/viewform?formkey=dHZZSVdhWGxzZjZMbmluTXVWVkFGV0E6MQ#gid=0
Cordialement,
Madame,
SupprimerA supposer que nous manifestions jamais l'envie de répondre à vos questions sociologiques - la chose étant bien entendu strictement impossible - vous n'en seriez pas moins aimable, vous et vos semblables, de nous adresser ce genre de requête absurde par lettre électronique, et non ici : dans ce champ fécond de commentaires que vous contribuez, hélas ! à stériliser.