vendredi 3 juillet 2020

Leur écologie et la nôtre


À paraître (octobre 2020)

«Évoquer l’écologie, c’est comme parler du suffrage universel et du repos du dimanche : dans un premier temps, tous les bourgeois et tous les partisans de l’ordre vous disent que vous voulez leur ruine, le triomphe de l’anarchie et de l’obscurantisme. Puis, dans un deuxième temps, quand la force des choses et la pression populaire deviennent irrésistibles, on vous accorde ce qu’on vous refusait hier et, fondamentalement, rien ne change. 
La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup d’adversaires dans le patronat. Mais elle a déjà assez de partisans capitalistes pour que son acceptation par les puissances d’argent devienne une probabilité sérieuse. Alors mieux vaut, dès à présent, ne pas jouer à cache-cache : la lutte écologique n’est pas une fin en soi, c’est une étape. Elle peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ; mais quand, après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, il cédera finalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable, il intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes les autres. 
C’est pourquoi il faut d’emblée poser la question franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? Réforme ou révolution ? 
Ne répondez surtout pas que cette question est secondaire et que l’important, c’est de ne pas saloper la planète au point qu’elle devienne inhabitable. Car la survie non plus n’est pas une fin en soi : vaut-il la peine de survivre [comme se le demande Ivan Illich], dans "un monde transformé en hôpital planétaire, en école planétaire, en prison planétaire et où la tâche principale des ingénieurs de l’âme sera de fabriquer des hommes adaptés à cette condition" ? (…) Il vaut mieux tenter de définir, dès le départ, pour quoi on lutte et pas seulement contre quoi. Et il vaut mieux essayer de prévoir comment le capitalisme sera affecté et changé par les contraintes écologiques, que de croire que celles-ci provoqueront sa disparition, sans plus. 
Mais d’abord, qu’est-ce, en termes économiques, qu’une contrainte écologique ? Prenez par exemple les gigantesques complexes chimiques de la vallée du Rhin, à Ludwigshafen (Basf), à Leverkusen (Bayer) ou Rotterdam (Akzo). Chaque complexe combine les facteurs suivants : 

— des ressources naturelles (air, eau, minéraux) qui passaient jusqu’ici pour gratuites parce qu’elles n’avaient pas à être reproduites (remplacées) ; 
— des moyens de production (machines, bâtiments), qui sont du capital immobilisé, qui s’usent et dont il faut donc assurer le remplacement (la reproduction), de préférence par des moyens plus puissants et plus efficaces, donnant à la firme un avantage sur ses concurrents ; 
— de la force de travail humaine qui, elle aussi, demande à être reproduite (il faut nourrir, soigner, loger, éduquer les travailleurs). 

En économie capitaliste, la combinaison de ces facteurs, au sein du processus de production, a pour but dominant le maximum de profit possible (ce qui, pour une firme soucieuse de son avenir, signifie aussi : le maximum de puissance, donc d’investissements, de présence sur le marché mondial). La recherche de ce but retentit profondément sur la façon dont les différents facteurs sont combinés et sur l’importance relative qui est donnée à chacun d’eux. 
La firme, par exemple, ne se demande jamais comment faire pour que le travail soit le plus plaisant, pour que l’usine ménage au mieux les équilibres naturels et l’espace de vie des gens, pour que ses produits servent les fins que se donnent les communautés humaines. (…) 
Mais voici que, dans la vallée du Rhin notamment, l’entassement humain, la pollution de l’air et de l’eau ont atteint un degré tel que l’industrie chimique, pour continuer de croître ou même seulement de fonctionner, se voit obligée de filtrer ses fumées et ses effluents, c’est-à-dire de reproduire des conditions et des ressources qui, jusqu’ici, passaient pour "naturelles" et gratuites. Cette nécessité de reproduire l’environnement va avoir des incidences évidentes : il faut investir dans la dépollution, donc accroître la masse des capitaux immobilisés ; il faut ensuite assurer l’amortissement (la reproduction) des installations d’épuration ; et le produit de celles-ci (la propreté relative de l’air et de l’eau) ne peut être vendu avec profit. 
Il y a, en somme, augmentation simultanée du poids du capital investi (de la "composition organique"), du coût de reproduction de celui-ci et des coûts de production, sans augmentation correspondante des ventes. Par conséquent, de deux choses l’une : ou bien le taux de profit baisse, ou bien le prix des produits augmente. La firme cherchera évidemment à relever ses prix de vente. Mais elle ne s’en tirera pas aussi facilement : toutes les autres firmes polluantes (cimenteries, métallurgie, sidérurgie, etc.) chercheront, elles aussi, à faire payer leurs produits plus cher par le consommateur final. La prise en compte des exigences écologiques aura finalement cette conséquence : les prix tendront à augmenter plus vite que les salaires réels, le pouvoir d’achat populaire sera donc comprimé et tout se passera comme si le coût de la dépollution était prélevé sur les ressources dont disposent les gens pour acheter des marchandises. 
La production de celles-ci tendra donc à stagner ou à baisser ; les tendances à la récession ou à la crise s’en trouveront aggravées. Et ce recul de la croissance et de la production qui, dans un autre système, aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit, plus d’air, des journées de travail plus courtes, etc.), aura des effets entièrement négatifs : les productions polluantes deviendront des biens de luxe, inaccessibles à la masse, sans cesser d’être à la portée des privilégiés ; les inégalités se creuseront ; les pauvres deviendront relativement plus pauvres et les riches plus riches. 
La prise en compte des coûts écologiques aura, en somme, les mêmes effets sociaux et économiques que la crise pétrolière. Et le capitalisme, loin de succomber à la crise, la gérera comme il l’a toujours fait : des groupes financiers bien placés profiteront des difficultés de groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre leur mainmise sur l’économie. Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société : des technocrates calculeront des normes "optimales" de dépollution et de production, édicteront des réglementations, étendront les domaines de "vie programmée" et le champ d’activité des appareils de répression. (…) 
Direz-vous que rien de tout cela n’est inévitable ? Sans doute. Mais c’est bien ainsi que les choses risquent de se passer si le capitalisme est contraint de prendre en compte les coûts écologiques sans qu’une attaque politique, lancée à tous les niveaux, lui arrache la maîtrise des opérations et lui oppose un tout autre projet de société et de civilisation. Car les partisans de la croissance ont raison sur un point au moins : dans le cadre de l’actuelle société et de l’actuel modèle de consommation, fondés sur l’inégalité, le privilège et la recherche du profit, la non-croissance ou la croissance négative peuvent seulement signifier stagnation, chômage, accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres. Dans le cadre de l’actuel mode de production, il n’est pas possible de limiter ou de bloquer la croissance tout en répartissant plus équitablement les biens disponibles. 
Tant qu’on raisonnera dans les limites de cette civilisation inégalitaire, la croissance apparaîtra à la masse des gens comme la promesse — pourtant entièrement illusoire — qu’ils cesseront un jour d’être "sous-privilégiés", et la non-croissance comme leur condamnation à la médiocrité sans espoir. Aussi n’est-ce pas tant à la croissance qu’il faut s’attaquer qu’à la mystification qu’elle entretient, à la dynamique des besoins croissants et toujours frustrés sur laquelle elle repose, à la compétition qu’elle organise en incitant les individus à vouloir, chacun, se hisser "au-dessus" des autres. La devise de cette société pourrait être : Ce qui est bon pour tous ne vaut rien. Tu ne seras respectable que si tu as "mieux" que les autres. 
Or c’est l’inverse qu’il faut affirmer pour rompre avec l’idéologie de la croissance : Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne. Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège, il n’y a pas de pauvres».

     (André Gorz, 1974, texte paru initialement dans le mensuel Le Sauvage)

7 commentaires:

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    1. Hé ouais. Personnage riche, complexe et fort sympathique que ce Gorz. Dans les ultimes années de sa vie, il se déclarait fasciné par la nouvelle "critique de la valeur" du colonel Kurtz et de ses potes. La bio que lui a consacrée Willy Gianinazzi ("Une vie", chez La Découverte) est passionnante. Et, évidemment, la lettre que Gorz a rédigée à sa femme malade et mourante, son grand amour de toujours, est proprement bouleversante.

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  2. Le tout étant de savoir ce qu'il y a derrière le consumérisme. Toute la clé est dans la question de l'aliénation, et c'est pas le chandelier du colonel Kurtz qui va nous aider en quoi que ce soit. Au-delà du fait que pour les Wertkritiker patrons et prolos soient juste les deux faces quasi-indifférenciées d'une même aliénation, les mecs en sont quand même aujourd'hui à rejeter toute notion d'échange dépassant le simple refilage de surplus (sinon y a équivalence de travail, et c'est mal, amen). Back to... j'allais dire le néolithique, mais même chez les mélanésiens sortis du paléo dans les années soixante on trouve des biens collectés/travaillés pour l'échange.

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    1. À notre avis, il convient d'user de la "Critique de la valeur" comme d'un antidote au marxisme mainstream arc-bouté sur la seule dénonciation de l'extorsion de plus-value. Le fait d'insister sur l'abstraction réelle que représente le monde de l'argent, de la valeur d'échange elle-même, avec toutes ses implications nihilistes, narcissiques et "autophages" (selon le terme d'Anselm Jappe) nous paraît salutaire. La pertinence de ces critiques rejoint largement celle des positions d'un Debord ou d'un Adorno (peut-être, lui, un peu trop éloigné de Marx) avec, en effet, le risque des mêmes écueils de pessimisme absolu, induit par un monde désormais intégralement déchu, corrompu par l'extension sans partage de la valeur : y compris jusque dans la critique simplement "classiste" ou "répartitiste de gauche des richesses" qui serait portée au capitalisme. Reste que le rappel par la Wertkritik de l'unité de la pensée de Marx (des manuscrits de 1844 jusqu'au Capital, qu'il serait donc absurde de découper en tranches façon Althusser, et dont le Livre Premier, sur le Fétichisme de la marchandise, constituerait la substance indépassable), nous semble, une fois encore, très précieux. Sans doute faudrait-il établir des nuances entre ces divers auteurs. L'hypothèse, enfin, d'un lien entre surgissement des "catégories philosophiques" et apparition historique en Grèce de la monnaie (étalon universel de mesure de choses au départ incommensurables) nous passionne également, même si elle nous laisse interdits. Cette hypothèse, venant de Sohn-Rethel et reprise par Adorno pose une fois encore le seul problème philosophique de la Raison : celle-ci est-elle pourrie dès le départ ou davantage vectrice d'émancipation ?

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    2. Certes, ça peut éclairer certains sur ce qui fait que les prolos prêts à se soulever pour 100 balles en plus ne le sont pas pour en finir avec le système qui fait qu'ils doivent se soulever pour 100 balles en plus. Mais à quel prix ?

      Debord, justement, l'avait déjà noté, mais d'une manière bien plus concise, et surtout en n'oubliant pas qu'il s'agit d'un coup de la bourgeoise (§43 de La Société du Spectacle). Point de sujet automate soliloquant à travers tout un chacun, mais une stratégie dans la guerre de classes, c'est toute la différence. Parce que lorsque vous en êtes à regarder les gens comme s'il s'agissait d'un terrarium, tout en espérant-désespérant que ces fourmis veuillent bien se rendre à vos vues, on est au-delà du pro-situationnisme (qui au moins se contente de son mépris). On ne peut émanciper personne sur des bases, sur un rapport, pareils. À tout prendre, il y a moins de mépris dans 100 balles.

      Avec raison, Debord a refusé de marcher avec Ellul du fait de son christianisme. Aujourd'hui, je ne suis pas surpris de voir Jappe lorgner du côté de Lasch, voire Michéa. C'est qu'on peut assez facilement montrer les effets socialement et écologiquement délétères du système de production actuel, mais affirmer qu'en soi acheter des marchandises ne rend pas vraiment heureux est un tout autre problème. Ça renvoie à la très ancienne question d'une vie authentiquement humaine. Transcendante ou pas, aujourd'hui plus qu'hier (Dieu est mort, la foi ne sera jamais plus ce qu'elle a pu être au Moyen-Âge) la morale flotte littéralement dans une telle question.

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    3. Le problème est toujours le même : les pessimistes "intégraux" ont raison. Tous ceux qui, dès ce monde de merde-ci, commencent à espérer en un bonheur authentique se plantent : pas de vie ni de bonheur authentique possibles dans un monde intégralement faux (ou inhumain, si vous préférez). Mais là où vous avez raison, et où la critique intégriste se plante (Marcuse, Adorno), c'est dans son mépris pour la parcelle d'utopie fugitive gisant au coeur même de l'idéologie, et, en particulier, de la "culture populaire", et de ses plaisirs. Le système de l'industrie culturelle ne peut empêcher cette utopie (cette mélancolie d'utopie) de surgir, sous forme de plaisir nostalgique (indiquant confusément un ailleurs du monde). La difficulté consiste donc à combiner dialectiquement les deux attitudes : l'inflexibilité pessimiste (la Wertkritik et son hypothèse d'un "sujet automate" du Capital y participent) et la croyance optimiste en un "mieux" possible (en termes de prise de conscience, d'humanisation progressive) passant par la lutte des classes, y compris sur le front culturel. En gros, un mixte d'Adorno, de Bloch et d'EP Thompson. C'est incontestablement son manque d'intérêt pour la lutte des classes, la "prise de parti" communiste qui réduit la portée de la Critique de la Valeur. Mais sa tentative de renouveau "freudo-marxiste" est méritoire, par les temps crypto-léninistes qui courent.

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    4. Le problème, c'est que les pessimistes intégraux ne le sont justement pas. Ils ne retournent jamais la perspective, à savoir que ce sont peut-être eux qui ont besoin que les autres soient aliénés et ainsi résoudre une séparation qui leur est propre. Au mieux pour supporter encore un peu l'insupportable — monde atroce, torturant; baraque de foire, lieu de honte —, au pire pour faire tourner leurs boutiques en enchaînant bouquins et conférences.

      Le Capitalisme est indiscutablement une systématisation de l'avidité inédite dans son ampleur, mais quelle société a jamais réussi à faire autre chose que limiter cette avidité par rapport à ce que le système de production pouvait fournir? On veut en finir avec cette stimulation continue qu'est la consommation, en affirmant qu'elle compense ou masque autre chose, mais rien n'indique que «spirituellement» l'humanité ait eu beaucoup à déchoir pour en arriver là.

      C'est pour cela que ces histoires de sujet-aux-tomates me paraissent être trop (la covid a montré que la rationalité économique avait ses limites: on n'a arrêté le système plutôt que laisser crever les vieux inactifs et les pauvres qui coutent tant à la sécu), ou pas assez (le vide fondamental de l'existence entraîne sur les pentes de l'oubli les plus immédiates et faciles, si bien que derrière la consommation ce tient le même rien que derrière le sommeil enfumé du «primitif»).

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