(En gros, c'est ça. Juste tu remplaces Bob Morane par Esen-Temür, les frères Sirkis par Marco et Niccolò Polo. Et le tour est joué).
Khubilaï s'étant installé à Pékin, il entreprend très vite de parachever symboliquement sa victoire militaire. Il envoie dans toutes les zones jusqu'alors dans l'orbite ou sous contrôle chinois des messagers porteurs de ses exigences, simples : reconnaissance du Khan, acte immédiat de vassalité et de soumission à son endroit. Cela avait été le cas pour l'empire de Pagan (capitale du Mien, la Birmanie actuelle) dès 1271, soit près de dix ans avant la victoire finale sur les Song. Dans toute cette partie de l'Indochine, au coeur d'une zone limitée au nord par le Haut-Irrawady et le plateau yunnanais, au sud par l'isthme de Kra, trois acteurs principaux se disputaient, à l'arrivée des Mongols au Yunnan (ou Nan-Zhao, Dali) en 1252, la suprématie depuis près de deux siècles : les Birmans, les Khmers et les peuples d'ethnie Thaie : les outsiders Shans, entre autres. Cette bataille, initiée en 1044 par la fondation de Pagan et l'extension rapide de ce premier empire grand-Birman vers l'ouest (région de l'Arakan), l'est (pays Shan : frontière sino-birmane, entre les fleuves Irrawady et Salouên) et le sud (pays Môn, Birmanie inférieure) avait d'abord pris l'aspect d'une guerre de religion et de civilisation.
Les Birmans ayant en effet conquis, au tournant du 12ème siècle la cité Môn de Thaton, ayant ensuite rapatrié vers Pagan une grande partie (peut-être l'ensemble) de sa population et de ses prêtres, eux-mêmes en contact avec les doctrines cinghalaises du Théravéda, tout le premier empire Birman était alors passé, sous l'influence de ces derniers, au bouddhisme dit du petit véhicule (Hinayana) dont il s'était désormais fait une sorte de champion, en face d'un empire Khmer en perte de vitesse, et toujours affilié, lui, à Siva et l'hindouisme. D'autre part, la poussée mongole au Nan-Zhao avait incité des peuples tay originaires de cette région (les Shan, notamment) à se déplacer vers l'ouest et se répandre dans tout le Siam (ou Thaïlande actuelle) encore placé à l'époque sous l'autorité directe de l'empire Khmer. Mais si c'est au départ de manière involontaire que le pouvoir mongol yunnanais déséquilibre un peu plus le rapport des forces dans la région, par ces transferts massifs de population, la conscience d'un tel changement ne met pas longtemps à échapper à Khubilaï, non plus que l'opportunité politique qu'il représente pour lui, dès lors que les Mongols se retrouvent très vite empêtrés ailleurs dans des guerres sanglantes et ruineuses (au Champa, au Đại Việt, sans parler des désastres japonais de 1274 et 1281). C'est ainsi que l'essor de deux principautés tay dissidentes de l'empire Khmer (le royaume de Sukhotaï, d'une part, dans la vallée du Haut-Menam, dont le maître Rama Khamheng a écrasé le gouverneur Khmer local et proclamé son indépendance en 1270 ; le royaume de Chiang Maï, d'autre part, plus au nord dans la vallée du Meping) est sciemment encouragé par Khubilaï. De sorte que la thèse courante, formulée ci-dessous, par exemple, par Philippe Cornu, et suivant laquelle «au XIIIè siècle, les populations thaïes, fuyant devant les mongols, s'établirent dans le pays (Siam). Elles fondèrent deux royaumes, celui de Chiang Maï et celui de Sukhotaï» (in Dictionnaire du Bouddhisme, p. 211), devrait immédiatement se voir complétée et nuancée par celle-là : «Mangraï, prince de Chiang Maï et Rama Khamheng établissent très vite de solides relations avec Khoubilaï qui avait conquis, lui, le vieux royaume de Tali (ou Nan-Zhao). Les attaques qu'ils menaient contre les Khmers se faisaient avec ses encouragements. Jayavarman VIII (empereur Khmer du moment) quant à lui n'arrangeait pas ses affaires en faisant la sourde oreille aux injonctions de Khoubilaï et en emprisonnant notamment un des émissaires du Grand-Khan. Si l'expédition (...) avait réussi au Champa, nul doute que le royaume du Cambodge aurait été le suivant sur la liste. Vu le désastre au Champa, Khoubilaï trouva finalement plus intéressant de laisser les Thaïs affaiblir à sa place, et pour son propre compte, le fier régime d'Angkor» (D.G Hall, A History of South-East Asia, ch.6, p. 169). D'après Pelliot, les deux royaumes siamois ne feront officiellement acte de vassalité qu'en 1294 (cf Deux itinéraires de Chine en Inde, BEFEO). Mais si, en effet, la venue en personne de Rama Khamheng n'est attestée par les annales de Pékin qu'à cette date, l'histoire des bonnes relations entre la dynastie Yuan (mongole de Chine) et les Siamois est clairement plus ancienne. Guy Lubeigt évoque ainsi «l'expansionnisme Shan/Thaï favorisé par les visées sino-mongoles», avant d'expliquer : «Les Thaï, au contraire, s'allient avec les Mongols et entretiennent avec la cour de Pékin des relations régulières dès 1282 (...). Pour les Mongols, le royaume de Sukhotaï était vassal de la Chine. De ce fait, tous les cadeaux offerts par Sukhotaï à l'empereur de Chine étaient considérés comme le versement d'un tribut et non pas comme une simple marque de courtoisie entre les deux souverains» (Réflexions sur l'espace frontalier Birmano-Siamois et ses enjeux traditionnels, XIIIè-XIXè siècle, p. 15. Rama Khamheng aurait ainsi rencontré Khubilaï juste avant la mort de ce dernier). Le «au contraire» employé ci-dessus par Guy Lubeigt renvoie à la situation du dernier roi de Birmanie, un dénommé Kyaswar, qui se retrouve, tout comme les Khmers avant lui, complètement dépassé par l'irrésistible montée en puissance des Tay (Shan) dans la région. Ce souverain sans pouvoirs, qui ne réussit pas à trouver un arrangement avec les Mongols, en est même réduit, humilié, à bientôt concéder des vice-royautés à des chefs Shan en Birmanie centrale (Myinsaing, Mekkara et Pinle). De fait, si l'on remonte aux sources de la première expédition militaire mongole en Birmanie, on constate que les initiatives impériales en direction de Pagan (l'exigence, en 1271, de soumission immédiate de l'empire birman à Khubilaï) ne tombaient pas du ciel : «La suggestion initiale d'un tel projet en avait été faite au vice-roi du Yunnan par un chef Pai-i [nom chinois des Shan]» (D.G Hall, op. cit., p. 171). Du bon usage stratégique, en somme, des visées de l'impérialisme par les peuples «mineurs» eux-mêmes. Les Kurdes du Rojava, tant éreintés politiquement par moult fines mouches «anti-impérialistes» d'aujourd'hui, auraient-ils fait montre d'une moindre sagacité que les Shan de notre histoire, étant donné les cartes dont ils disposaient ? Bref. À l'époque, le souverain birman (1256-1287), un certain Narathihapate, personnage grossier, brutal, peu enclin à la négociation et à la réflexion tactique, avait opposé aux demandes mongoles une simple fin de non-recevoir. Il alla encore plus loin deux ans plus tard (1273) lorsque les Mongols renouvelèrent leurs exigences officielles. L'émissaire impérial, porteur d'une lettre de Khubilaï lui-même, ainsi que l'intégralité de sa suite, furent tout bonnement capturés puis cruellement exécutés. En outre, Narathihapate se lança dans la foulée à l'assaut du petit État de Kangaï (sur le fleuve Taping), lequel s'était déclaré vassal de la Chine. C'en était trop. Khubilaï lança aussitôt une opération depuis le Yunnan, destinée à punir les Birmans. Elle aboutit, dans un premier temps, à la sévère défaite de ces derniers, lors de la bataille de Ngasaunggyan (1277) opposant cavaliers mongols et éléphants birmans, et dont Marco Polo donne une saisissante description dans son Devisement du monde, composé en 1298.
«Quand les Tartares [les Mongols] les virent venir, ils ne firent point semblant d'être ébahis de rien, mais montrèrent qu'ils étaient preux et hardis durement. Car sachez sans erreur qu'ils se mettent en marche tous ensemble, en bon ordre et sagement vers l'ennemi ; mais quand ils en sont proches et qu'il n'y a fors que de commencer la bataille, alors les chevaux des Tartares, quand ils ont vu les éléphants, si énormes avec leurs châteaux, et tout rangés de front, ils en ont une telle épouvante que les Tartares ne les peuvent mener en avant vers les ennemis, mais toujours ils tournent bride et s'enfuient. Et le roi et ses gens, avec les éléphants, vont toujours de l'avant. Quand les Tartares voient cela, ils en ont grande ire et ne savent que faire : car ils voient clairement que leurs chevaux sont si épouvantés, ils en descendent, les mettent dedans le bois et les attachent aux arbres ; puis mettent la main aux arcs, dont ils sont si habiles, encochent les flèches et vont à pied vers les éléphants, qu'ils commencent à arroser de leurs flèches. Ils en lancent tant que c'en est merveille, et bien des éléphants sont blessés durement, et bien des hommes aussi» (op. cit., chap. 123-124).
Par la suite, les Mongols s'étant avancés, sous les ordres de Nasr-uddin jusqu'au district de Bhamo, sur la rive gauche de l'Irrawady, ils finissent par se retirer après la destruction de quelques positions birmanes, peut-être du fait de terribles chaleurs estivales. C'est à ce moment qu'intervient la dernière erreur d'appréciation du souverain Narathihapate, dont l'empire birman lui-même ne parviendra pas à se relever avant des siècles : il relance les raids sur sur la frontière yunnanaise. Les Mongols répliquent aussitôt, en 1283, par une deuxième et dernière grande offensive. Ils écrasent les Birmans à Kangsin, installent des garnisons partout dans la vallée du Haut-Irrawady, puis descendent sur Pagan, la capitale, qu'avec à leur tête Esen-Temür, petit-fils du Khan, ils prennent en 1287.
Dès les débuts de l'opération, d'ailleurs, les séccessions et révoltes intérieures se multiplient. L'autorité centrale s'effondre rapidement sous les coups conjugués des indépendantistes du Nord-Arakan et des Môns méridionaux, assistés d'un célèbre aventurier Shan, nommé Wareru, qui passe pour être un dissident échappé de Sukhotaï. En catastrophe, Narathihapate tente alors de faire parvenir au Yunnan la nouvelle de sa soumission officielle aux Mongols pour rentrer dans sa capitale, qu'il a fuie. Mais c'est trop tard. Il est assassiné par un de ses fils cette même année 1287. Sur le conseil de princes Shan ayant toujours l'oreille des lieutenants de Khubilaï, le territoire de Pagan est divisé en deux provinces, intégrées telles quelles à l'Empire. Mais la poussée des Yuan a bien fini d'accompagner et de favoriser cet événement géostratégique capital : «l'essor de la puissance thaïe dans les deltas du Menam et de l'Irrawady» (Lê Thành Khôi, Histoire du Vietnam, p. 192). Il se passera maintenant peu de temps (une grosse dizaine d'années) avant que les Shan, devenus pour plus de deux siècles la grande puissance régionale, se retournent contre les Yuan, avec succès. Ce dernier épisode est particulièrement intéressant. Ceux qu'il concerne douloureusement, les Mongols, sont en effet les représentants traditionnels d'un milieu (le pastoralisme nomade des steppes) où la recherche d'alliances, la constitution de réseaux précèdent et conditionnent la formation d'entités politiques stables et gigantesques (les empires) avant de les faire éclater immanquablement, suivant des forces centrifuges toujours à l'oeuvre, quoique moins sensibles, perdues de vue et simplement réapparues de plus loin, d'un ailleurs toujours maintenu de la vie sédentaire agricole, d'une génération à l'autre. Leçon faite, pourrait-on dire, régulièrement, du jeune barbare libidinal à son ancêtre un peu embourgeoisé. La sinisation des Mongols khubilaïdes, leur sédentarisation progressive, l'attraction à la fois moderniste et traditionnelle du monde chinois sur les nomades, agissant sur eux comme un estomac gigantesque capable avec le temps de digérer in fine les acides les plus agressifs : autant d'éléments susceptibles de leur faire perdre le Nord. En Indochine centre et ouest, précisément, si les Mongols ont d'abord joué habilement des rapports de force qui s'y étaient stratifiés depuis deux siècles, semblant au fond à l'aise, en terre de connaissance, force est de constater que le bouillonnement propre à cette zone complexe peuplée d'ethnies aux territoires imbriqués les uns dans les autres leur aura finalement échappé. Un tel bouillonnement ne paraît pourtant pas si éloigné d'une situation mongole pré-impériale, durant laquelle chacun attend l'émergence d'un clan légitimé à rallier tous les autres, pour la menée d'un grand projet historique. De fait, les Shan, eux, sitôt l'empire birman dépecé par leurs soins, et ayant ensuite résisté au retour des Mongols, notamment lors du célèbre siège de Myinzaing, en janvier 1301 (siège suivi de la difficile retraite des Yuan en avril de la même année) sauront user symboliquement de ces derniers succès auprès des autres acteurs de la région. L'un de leurs princes, Thihathura, se présentera ainsi en 1312 (ACAB) comme porteur du titre glorieux : Tarok Kan Mingyi. Littéralement : «celui qui a battu les Mongols...»
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