Publié en 1951.
Traduit en Français en 2007.
Cherchez l'erreur...
Pour Sahaar
Il
ne s'agit pas là d'une enquête sociologique de plus. Il s'agit de la seule manière pertinente possible de
mener des enquêtes, de la seule manière possible de considérer la sociologie
comme une science valable et précieuse. À savoir : associer structurellement la production de connaissance et la dimension critique de celle-ci. En d'autres
termes, ça ne peut être précisément qu'en tant qu'elle est critique du monde
que la sociologie apportera éventuellement de ce dernier quelque connaissance. Le monde dans lequel nous vivons (la société marchande) étant en
lui-même objectivement contradictoire, tout «savoir» à son
sujet ne procédant pas lui-même - dans ses formes et méthodes - de la
contradiction (en clair : tout savoir prétendument positif de la société) ne présente en réalité aucune espèce
d'intérêt. Le postulat, si cher à la sociologie positiviste, de «neutralité axiologique» (Wertfreiheit), conçue - très loin de l'intention de Weber - comme simple
réception passive («objective») de faits isolés, non-dépassés dans leur
singularité brute, se trouve ici proprement ravagé. De quoi est-il question, au
fond ? Adorno et les chercheurs lancés dans cette enquête cherchent à répondre
- dans les conditions nord-américaines de la fin de la seconde guerre mondiale
- à l'interrogation générale suivante : quels sont les facteurs déterminants de l'adhésion potentielle des sujets politiques à une idéologie de type
fasciste ? De tels facteurs peuvent-ils se laisser identifier, sont-ils
seulement accessibles à l'investigation rationnelle ? Comme énoncé
précédemment, cette recherche s'effectue clairement dans un contexte
programmatique et politique : connaître les ressorts de l'adhésion subjective
au fascisme pour pouvoir le combattre, prévenir l'émergence prévisible de ses
nouvelles formes historiques. Le précédent allemand est évidemment présent à
l'esprit d'Adorno, exilé aux USA comme nombre de membres de l'Institut de Recherche Sociale (la
fameuse «École» de Francfort). À la veille (1932) de la prise de pouvoir par
Hitler, une masse décisive des prolétaires allemands auront objectivement et
statistiquement apporté - en termes électoraux - leur soutien aux partis nazi
ou de droite autoritaires, allant ainsi manifestement contre leur intérêt stratégique
de classe. Aux élections de 1932, sur une population active expressément visée
par les partis dits ouvriers de 22 millions d'électeurs, seuls 12 millions
auront finalement choisi les communistes et les sociaux-démocrates, quand les
partis nationalistes totalisent, ensemble, 20 millions de voix, grâce à la
mobilisation ouvrière en leur faveur. Comment la classe ouvrière allemande,
considérée alors non sans raison comme la plus «éduquée», organisée et
«consciente» d'Europe a-t-elle ainsi pu basculer ? L'enquête d'Adorno avait un
précédent. Dans le sillage des observations de Kracauer relatives aux Employés (titre de son célèbre ouvrage),
des études de caractère entreprises pendant
la seconde partie des années 1920, en milieu ouvrier sous l'égide de l'Institut de Recherche Sociale, notamment
par Fromm, laissaient déjà soupçonner dans le prolétariat, contre la position
sociologique vulgaire des marxistes officiels ramenant tout à la condition
objective (au niveau de vie économique des prolétaires), toute la puissance féconde des séductions
autoritaires. Le prolétariat conscient,
qui plus est (ou formellement reconnu comme tel : pouvant, par exemple, via tel
ou tel de ses représentants, adhérer à tel ou tel organe socialiste ou
communiste, militer activement au quotidien dans un syndicat ouvrier extrêmement
combatif, etc) ne se trouvait nullement préservé de telles tendances. Dans le
prolongement de ces investigations ouvrières, pour l'heure non-publiées mais
ayant donné à Fromm l'occasion de s'initier aux méthodes d'enquête
sociologiques (établissement de questionnaire, découverte de la statistique,
etc), les Études sur l'autorité et la
famille (elles publiées en 1936), travail collectif impliquant Fromm,
Horkheimer et Marcuse, permettaient de mettre plus clairement au jour chez
l'adhérent des partis ou groupes prolétariens à proportion même de son degré de formation militant des
dispositions à la pensée autoritaire, lesquelles dispositions, le moment venu, pourraient
passer sans problème à l'acte. Deux niveaux d'analyse se rejoignent : d'abord un
niveau économique (cher à Friedrich Pollock
et, de là, à Horkheimer qui chapeaute la partie «théorique» de ces Études de 1936), établissant une
tendance générale du capitalisme à la concentration planificatrice, la massification
et l'étatisation (contrôle renforcé, à la faveur des crises économiques, des
prix et ressources) de ses structures de production. Que cette évolution revête
une forme «socialiste» ou plus franchement capitaliste (de la Russie soviétique
à l'Allemagne nazie ou aux USA des trusts modernes), c'est en tout cas partout
le moment libéral du capitalisme qui
est ici jugé sur le déclin par les penseurs de Francfort («ce qui prend fin n'est
pas le capitalisme mais sa phase libérale», Pollock in Zeitschrift für Sozialforschung n°2, p. 350) ; le second niveau -
mobilisant l'apport de Freud - est psychanalytique et caractérologique : il
constitue l'application subjective des nouvelles conditions économiques
évoquées à l'instant. Le capitalisme tardif porte en lui objectivement l'émergence d'un certain caractère, propice à l'adhésion toujours renforcée des masses aux
mouvements autoritaires. Wilhelm Reich fait au même moment (cf sa Psychologie de masse du fascisme, 1932)
un constat similaire. La clé de cette relation entre capitalisme tardif et
fascisme potentiel est à chercher dans la notion de «moi faible». C'est en effet
paradoxalement, selon les francfortois, le poids de la famille traditionnelle
et de ses conflits nécessaires (notamment celui, oedipien, de l'affrontement de
l'enfant à la figure concurrente du Père) qui permettait jusqu'ici en régime capitaliste de structurer la personnalité,
d'assurer son autonomie relative, de la préserver, somme toute et sous toutes
réserves, d'un certain besoin d'autorité mal liquidé : celui-là même que le
fascisme du Chef Suprême saura désormais optimalement solliciter. Que cette
famille traditionnelle vacille en effet sous la puissance des métamorphoses
objectives de la société de classe, que l'autorité ancienne du Père
se trouve battue en brèche au nom de ce nouvel esprit du capitalisme, et la
porte au «moi faible» se trouvera également ouverte. Le processus, aux termes
de l'Enquête de 1936, est alors concrètement
le suivant :
«(...)
le capitalisme de la grande industrie accroît le sentiment d'impuissance de
manière socialement sélective. Moins l'autorité paternelle aura eu d'aisance
dans l'accomplissement de la fonction économique, plus le moi de l'enfant aura
été préparé à sa propre impuissance individuelle et à sa dépendance vis-à-vis
des instances supérieures de la société. En résulte un accroissement du
caractère masochiste et sadique sous une forme non névrotique : la frustration
liée à l'impuissance se déplaçant en désir d'obéissance voire de soumission aux
instances supérieures et en un mépris agressif tourné vers les plus faibles que
soi. Ainsi la société autoritaire s'appuie sur le caractère sadomasochiste et
le renforce par un phénomène en boucle» (Jean-Marc Durand-Gasselin, L'école de Francfort, Tel
Gallimard, p. 78).
Pour
l'essentiel, ce constat de 1936 sera repris par l'équipe d'Adorno aux USA.
Néanmoins, une faiblesse de type méthodologique
(c'est-à-dire rien moins qu'accessoire : touchant au coeur même de la théorie, selon Adorno), attachée aux
recherches francfortoises des années 1920-1930 doit être identifiée et
conjurée. Les articles de la Zeitschrift
für Sozialforschung (revue de l'Institut)
et ceux, en particulier, autour desquels l'Enquête
sur l'autorité et la famille s'organisait collectivement relevaient, de
fait, d'une division du travail problématique : à Horkheimer la responsabilité
du «point de vue théorique englobant», à Pollock la critique de l'économie
politique, à Fromm la reprise des thèmes psychanalytiques et les questions de
méthode sociologiques, etc. Si formellement
le type d'enquête permettant d'aboutir à ce genre de résultat - désespérant
quoique lucide - mêlait, pour gage de son efficacité, les ressources de disciplines croisées pour l'occasion, ce
mélange apparaissait moins comme authentiquement dialectique que comme rencontre de points de vue extérieurs,
étanches l'un à l'autre. Psychanalyse, sociologie, héritage philosophique
dialectique (assumé) du grand fond spéculatif allemand moderne (de Kant à
Marx), voilà ce qui, dans l'optique adornienne, devait se trouver plus productivement
et synthétiquement associé. L'idée,
facilement compréhensible, suivant laquelle des dispositions inconscientes motivaient de façon
décisive l'engagement politique des prolétaires (les prolétaires se
définissant eux-mêmes, en régime
capitaliste, comme des êtres mutilés,
contradictoires, aliénés) incitait donc au dévoilement conjoint des idéologies et complexes névrotiques façonnant de concert, et en profondeur, leur
caractère. L'intuition de fond reprise par Adorno avec son équipe aux USA se
colore ainsi d'un intérêt pratique fondamental désormais accordé aux protocoles techniques particuliers
auxquels il sera recouru. Prenons un exemple simple et contemporain :
régulièrement, des enquêtes d'opinion se trouvent commandées en France par tel
ou tel pour sonder l'opinion politique du corps électoral. Ces enquêtes
d'opinion politique sont conçues sur le modèle purement quantitatif des études de marché,
ciblant (selon l'expression parfaitement adéquate) une masse de consommateurs
potentiellement séduite par une série de marchandise quelconque. Dans le cas de
l'enquête politique, appliquée à la tentation fasciste (Seriez-vous prêt à
voter pour le Front National ? Trouvez-vous qu'il y a trop de noirs en France ?
Les juifs dirigent-ils le monde ? etc), la franchise et l'innocence marchandes
investigatrices décomplexée se heurtent ici à la conscience très claire (pour
la majorité des interviewés), du fait que leur réponse positive, sincère, ne correspond pas à la norme morale actuelle
régissant la société. Leur réponse formelle sera donc, pour une large part,
une réponse conformiste d'adaptation,
ce qui affaiblit évidemment l'intérêt général de telles enquêtes. On en viendra
éventuellement à simplement «découvrir» des banalités, comme le fait que les
électeurs du Front National seront statistiquement plus xénophobes que les autres
(quelle surprise !). Le fond de l'affaire est escamoté, à savoir, donc : comment des
prolétaires consciemment révoltés,
voire révolutionnaires, et sociologiquement tendanciellement «déterminés» à ne
pas basculer dans l'autoritarisme et le fascisme, sont cependant susceptibles
d'y adhérer. À supposer correcte l'hypothèse de fond d'Adorno, et des
francfortois avant lui (celle d'un «complexe» autoritaire inconscient fortement
actif), la matière première même du protocole d'enquête (le questionnaire, soumis à un panel
sociologique extrêmement large : des femmes et des hommes de toutes classes, des
petit-bourgeois. e. s, des ouvriers syndiqués, non-syndiqués, libres,
incarcérés, etc, et quantitativement satisfaisant), ce questionnaire devait
dans son contenu même, dans la nature même des questions qu'il déroulait, à la
fois solliciter des sphères mixtes du
caractère et, en quelque sorte, ne jamais
annoncer la couleur, de manière trop évidente. Des énoncés trop brutaux («Selon vous, les
Juifs sont-ils une race inférieure ?») auraient risqué de susciter les réflexes conformistes
conservatoires qu'on a déjà mentionnés :
«L'enquête sur la personnalité
autoritaire formule des questions dont les réponses permettent aux personnes
interrogées de se considérer comme des démocrates, tout en leur permettant
d'exprimer des préjugés s'ils le souhaitent» (Alexander Neumann, Après Habermas, éd. Delga, p. 101).
À
l'inverse, le manque de détermination, de motivation
des questions posées aux interviewé. e. s, aurait posé problème, des énoncés
trop abstraits, trop vagues, pouvant se voir contestés quant à la solidité des
conclusions théoriques qu'ils rendaient possibles : tels interviewés ayant çà
ou là répondu exactement de la même façon sans qu'on puisse pour autant dégager
de cette communauté de réponse un type
commun de caractère - en l'espèce : le type autoritaire. Or, c'est
précisément l'ébauche d'une typologie de ce genre qu'on cherchait à établir.
Tel est le pari d'Adorno : croire, dans la filiation (radicale) de Freud (qui
avait lui-même constitué une typologie en 1932) à la fécondité du geste
typologique, du geste visant à abstraire du fait singulier une vérité générale.
D'où la validité accordée par Adorno sous
certaines conditions et limites impérieuses aux nouvelles méthodes statistiques
(l'exploitation systématique de panel représentatif par Gallup date de 1936).
Pas question de faire aveuglément confiance à la statistique laissée à
elle-même, comme dans le cas de la sociologie quantitative bourgeoise ou
positiviste. L'interaction de la théorie
interdisciplinaire (et nécessairement critique)
et de la méthode devra être
permanent, pour que le résultat soit crédible. C'est ainsi que le questionnaire
anonyme des Etudes sur la personnalité
autoritaire fut minutieusement rédigé, rerédigé, retravaillé, recomposé
interminablement (suivant l'effet de feed-back
induit, sur ces reformulations régulières, par le retour et l'analyse des tout
premiers exemplaires remplis), jusqu'à atteindre une forme définitive, autour
de laquelle s'accordèrent enfin ! les divers enquêteurs. Les réponses des
interviewé. e. s, accumulées, permirent de la sorte d'établir des échelles typologiques
sur lesquelles ces derniers se positionnaient, baptisées AS (pour antisémitisme), E (comme ethnocentrisme), CPE (pour conservatisme
politico-économique), et finalement : F (comme fascisme). Les interviewé. e. s se trouvaient ainsi divisé. e. s,
d'une échelle à l'autre, en low scorers
(bas scores) et high scorers (scores
élevés), les high scorers fournissant le type le plus potentiellement perméable
à l'idéologie autoritaire. Cette première sélection, par retour des
questionnaires, laissait alors place à des entretiens
libres (soit groupés, soit en face-à-face, avec des interviewers formés aux
techniques d'investigation psychanalytiques, propres à orienter productivement
la discussion, et lever, en particulier, inhibitions et résistances). Ce qui ne
s'était exprimé, via le questionnaire écrit, que sommairement, pouvait alors littéralement exploser oralement :
apparaître dans toute son extension, tout son détail terrifiant et révélateur...
(to be continued)
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