Marx et Dewey nous paraissent converger sur le caractère
épanouissant et renforçant, aux plans cognitif et intellectuel, de la
démocratie entendue comme pratique libre d'échange. Ce qui les sépare, c'est
évidemment la logique de classe marxienne, étant rappelé, pour ce qui est de
Marx, que ce sont précisément ses réflexions sur la question démocratique qui
entraîneront chez lui ce passage à l'attitude classiste. Qu'on songe à ce
processus notamment initié par ses divers articles de la Rheinische Zeitung du début des années 1840 : celui du 12 mai 1842,
par exemple, où Marx s'empare au nom de
la démocratie des lois sur la censure et la presse, ou encore celui de
janvier 1843, dans lequel il rappelle les liens unissant la presse et le
peuple, la première entraînant la genèse de l'opinion publique. Certes, cela
évoque irrésistiblement Le Public et ses
problèmes. Mais, quand Marx traite, à la même époque, des nouvelles lois
sur le vol de bois, son traitement des conséquences
sociales (pour parler en termes deweyens) d'un tel phénomène n'entraîne pas
seulement, comme chez Dewey, un départage expérimental des sphères publique et
privée. Marx en vient à reconnaître ici l’affrontement nécessaire de deux droits en quelque sorte également
légitimes du seul point de vue de leurs sujets : celui, coutumier, des pauvres
et celui, simple universalisation juridiquement reconstruite d’une situation de
fait (l’occupation primitive par la force d’une portion de terre), des riches.
De là, Marx choisit de montrer que l’universalisation rationnelle, la
légitimité déterminée par l'investigation (chère à Dewey) pencherait
incontestablement du côté d’une seule des
deux classes en lutte, définissant certes alors un besoin public,
trans-classiste, mais rendant en même temps par définition impossible pratiquement toute sanction institutionnelle, ou
constitutionnelle, d'un tel résultat. La suite logique de la démocratie ne peut
donc être l'État, mais la révolution. Marx se situerait ainsi au point articulé
d’une démocratie déjà reconnue per se
comme radicale, comme exigence rationnelle de légitimation (avec Dewey), avant
que cette exigence, toutefois, poussée à ses dernières limites, n'entraîne le
basculement nécessaire dans la prise de parti. La démocratie authentique ne
peut avoir ainsi, à l'usage, que peu,
sinon rien de commun avec un quelconque système procédural de légitimation
abstraite et vide du genre de celui défendu, par exemple,
un siècle plus tard, par Habermas. Au plan épistémologique, le jeune Marx et
Dewey rapprochent, certes, ensemble, dans le processus de formation de
l’opinion démocratique (par la presse libre), ces deux organes que sont la tête et
le cœur, et à travers cette métaphore, les deux pôles de la connaissance et
de l'intérêt, de la possibilité de l’accord rationnel et de la nécessité
contradictoire du conflit : “Produite
par l’opinion publique, la presse libre produit aussi l’opinion publique ”, dit
Marx, pour qui le journalisme démocratique, “ par rapport à la situation du peuple”, se pose comme “ intelligence, mais tout autant comme
cœur”. À la période démocrate-radicale de Marx succède aussitôt, contrairement
à Dewey, la conception d'une unique voie émancipatrice passant par la “ formation d’une classe aux chaînes
radicales, d’une classe de la société civile bourgeoise qui n’est pas une
classe de la société civile bourgeoise, d’un état qui est la dissolution de
tous les états sociaux (...) Cette dissolution de la société en tant qu’état
particulier, c’est le prolétariat.” (Critique
de la philosophie du droit de Hegel). Chez Dewey, la démocratie n'est
précisément pas une dissolution mais une fusion, une harmonisation desdits “ états sociaux” - maintenus comme tels, dans
leur inter-dépendance - au sein du tout-organique de la société. D'où l'exigence deweyenne (dans la lignée de Durkheim) d'une “juste division du travail ”, pour nous évidemment absurde.
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