« Vous n'avez pas fait un secret du fait que vous embrassez vos patientes et que vous vous laissez embrasser par elles ; cela, je l'ai d'ailleurs entendu dire par mes patients, via Clara Thompson (1).
Alors, quand vous voudrez donner un compte rendu détaillé concernant votre technique et ses résultats, deux voies s'offrent à vous. Ou bien vous en parlez, ou bien vous le taisez. Vous pensez bien que ce dernier parti n'est pas digne. Ce qu'on fait en matière de technique, on doit aussi le soutenir publiquement. D'ailleurs, les deux voies vont converger très vite. Même si vous n'en parlez pas vous-même, ce sera rapidement connu ; je le savais avant que vous m'en fassiez part.
Cela dit, je ne suis certainement pas celui qui, par pruderie ou par égard pour les conventions bourgeoises, proscrirait de telles petites satisfactions érotiques. Je sais aussi qu'au temps du Chant des Niebelungen le baiser était une forme de salutation anodine, accordée à tout visiteur. Je pense également que l'analyse est possible même en Russie soviétique, où l'état autorise une pleine liberté sexuelle. Mais cela ne change rien au fait que nous ne vivons pas en Russie et que, chez nous, le baiser représente une intimité érotique sans équivoque. Jusqu'à présent, dans la technique [psychanalytique], nous nous en sommes tenus fermement à la thèse : les satisfactions érotiques sont à refuser au patient. Vous savez aussi que là où des satisfactions plus généreuses ne sont pas possibles, les caresses plus insignifiantes peuvent très bien en reprendre le rôle, dans les relations amoureuses, sur la scène, etc.
Maintenant, imaginez quelle sera la conséquence de la publication de votre technique. Il n'y a pas de révolutionnaire qui ne soit surpassé par un plus radical encore. Un certain nombre de penseurs indépendants, en matière de technique, se diront : pourquoi en rester au baiser ? On pourrait certainement obtenir encore davantage en y ajoutant le pelotage qui, après tout, ne fait pas non plus d'enfants. Puis il en viendra de plus hardis encore, qui feront le pas supplémentaire jusqu'à regarder et montrer ; et bientôt nous aurons inclus dans la technique de l'analyse tout le répertoire de la demi-virginité et des flirts avec, pour conséquence, un accroissement considérable de l'intérêt pour l'analyse chez les analystes et les analysés. Mais le nouveau collègue sera facilement amené à exiger une trop grande part de cet intérêt pour lui-même ; nos collègues les plus jeunes trouveront difficile de s'arrêter, dans les relations nouées, au point fixé au départ, et le Godfather Ferenczi se dira peut-être, en contemplant la scène animée qu'il a créée : j'aurais peut-être dû arrêter ma technique de tendresse maternelle avant le baiser. (...)
Dans cette mise en garde, je ne crois pas du tout vous avoir dit quoi que ce soit que vous ne sachiez vous-même. Mais comme vous jouez volontiers le rôle de la mère tendre envers d'autres, alors peut-être aussi envers vous-même. Il faut donc que vous entendiez, par la voix brutale du père, le rappel que - d'après mon souvenir - la tendance aux petits jeux sexuels avec les patientes ne vous était pas étrangère dans les temps préanalytiques, si bien qu'on pourrait établir un rapport entre la nouvelle technique et les errements d'autrefois. C'est pour cela que, dans une lettre précédente, j'ai parlé d'une nouvelle puberté, d'un démon de midi chez vous ; et maintenant vous m'avez obligé à être clair, sans détour.
Je ne m'attends pas à vous faire impression. La condition préalable pour cela fait défaut dans votre relation à moi. Votre besoin têtu de vous affirmer me paraît plus puissant chez vous que vous ne le reconnaissez vous-même. Mais, du moins, j'ai fait mon possible pour tenir fidèlement mon rôle de père. A présent, à vous de poursuivre.
Vous saluant cordialement
votre
Freud. »
(lettre à Ferenczi, Vienne, 13 décembre 1931)
***
1) Clara Mabel Thompson (1893-1958), psychanalyste américaine, est considérée comme la disciple la plus influente de Ferenczi (par qui elle fut analysée) aux USA. Elle aura notamment fondé, avec Erich Fromm, le William Alanson White Institute à New York et la Washington School of Psychiatry. Pour une présentation générale du rapport dissident, et douloureux, de Ferenczi le « fils maudit » à Freud-le-père, on pourra éventuellement se rapporter à notre ancien article Freud, pessimisme et révolution.
je vais lire et je reviendrai vous en dire quelques mots. Ca me dépasse. merci . CHer monsieurr
RépondreSupprimerC'est un honneur, Duchesse.
RépondreSupprimerDélicieux, ces échanges entre analystes. L'amour peut être la meilleure des thérapies (la gradiva), il est nécessaire dans la relation analytique, mais attention ! le cabinet n'est pas un lupanar !
RépondreSupprimerMais qui diable, cher André, évoque (qui fantasme ?) quelque " lupanar " que ce soit ? Freud même ne fait que suggérer cette image, avec une mauvaise foi parfaitement authentique (au sens de parlante, révélatrice). N'oubliez pas qu'outre les baisers et caresses, Ferenczi se faisait aussi accessoirement TAPER à l'occasion par ses patientes, à tous les sens du terme (il subissait de leur part en particulier de terribles étranglements, qu'il raconte dans son Journal clinique, et il leur prêtait de l'ARGENT). Singulière conception - extensive - du lupanar ! Quand Freud pointe chez lui une volonté excessive de reconnaissance, ne reconnait-il pas lui-même la puissance de ce qu'on désire soi-même et que l'on s'interdit, qu'on réprime dans une volupté répressive idéalisante et obsessionnelle, soudain parée pour la cause de toutes sortes de vertus " choisies " purement " techniques " ? Face au Ferenczi jadis engagé dans l'aventure de la révolution des Conseils, on sent bien ici la position neutraliste d'un Freud, dont le grand refus politique même - négativement - s'avère tellement fondamental pour nous.
SupprimerAh ! Sûr, je ne savais pas tout ça, et l'histoire en est plus belle. Mais, les amours compliqués de Ferenczi ont mal fini, évidemment. Quant au lupanar, il s'agissait bien sûr d'un commentaire des propos de Freud.
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