De gauche à droite et de bas en haut :
Ray Chenez, Juan Sancho, Max Emanuel Cencic et Vince Yi dans Catone in Utica.
Ce soir, dans une poignée de
minutes à peine, à l'occasion de la très sordide défaite de la musique, aura lieu à l'Opéra Royal de Versailles l'ultime
représentation du Catone in Utica
de Leonardo Vinci (1690-1730), compositeur bien oublié quoiqu'il eût été
considéré, en son temps, comme l'un des grands maîtres de l'opéra napolitain,
rival de Porpora et formateur de Pergolèse. Malgré de rares incursions dans le
registre comique, son oeuvre est constituée, pour l'essentiel, de pièces sérieuses antiquisantes à dominante historico-politique : tel
ce Catone in Utica, narrant
l'affrontement - en 46 av. J.C - de Jules César et du républicain Marcius
Porcius Cato, dit Caton, dans le cadre des guerres civiles opposant César et
Pompée. Leonardo Vinci personnifie, via ses deux protagonistes, les principes
de gouvernement romain républicain
(ceux, collégiaux, des cités-états comme Venise ou Gênes) et dictatorial-impérialiste - en se démarquant prudemment et subtilement - de l'un et de l'autre pour minimiser,
évidemment, les risques de persécution politique. À Caton, l'inflexible
puritain, replié sur ses valeurs et sur sa rigidité familiale, se voit donc
opposé un César, certes dominateur et ambitieux mais d'autant plus coulant et
disposé au compromis avec Caton qu'il aime en secret la fille de ce dernier, et
qu'une capitulation honorable assumée par Caton se verrait ainsi davantage
présentée par César comme une espèce d'alliance familiale, destinée à empêcher
que la guerre ne se déchaîne entre deux braves, que le sang ne coule
inutilement, etc. Tout cela ira se déroulant à force de moult intrigues,
trahisons, retournements et poignardages en tous sens dont nous vous passerons
le détail. Le livret est de Métastase, autrement dit proliférant. Et si le show se révèle à ce point éblouissant, ce n'est bien
entendu pas de son fait. On jugera même souvent à bon droit le texte de ce Catone
in Utica carrément insignifiant, d'autant
qu'il est, suivant la norme, régulièrement - hypnotiquement - répété à satiété, afin de permettre l'étalage de ces seules
variations lyriques de toutes sortes faisant l'extraordinaire de l'oeuvre :
l'accent est évidemment mis ici sur la performance technique, vocale, induite par la présence sur scène
d'une majorité de contre-ténors interprétant des rôles de femme, le caractère
éminemment et plaisamment homo-érotique d'un tel renversement trouvant sa
vérification logique dans la présence massive, à l'Opéra de Versailles, d'un
public gay et lesbien (correctement pourvu en numéraires, tout de même) ayant parfaitement aperçu dans le baroque de ce Catone
in Utica l'exemple absolu de son foyer
joyeux, de sa Terre natale protectrice, et rassérénante, dont l'Histoire
cruelle, en dépit de ponctuels coups de pression et de fouets sanglants, ne
devrait jamais perdre le souvenir.
Il est singulièrement ironique - et
ladite ironie a été maintes fois relevée - que ce soit à l'initiative de
l'Église, soit le corps positif d'une Chrétienté hostile par principe à
l'indifférenciation de genre (menant droit,
comme chacun sait, si l'on n'y prend bonne garde, à la fin de la perpétuation
des races par abandon de la génitalité hétérosexuelle) que l'art des castrats, ceux-là
mêmes dont la nostalgie universelle appelle aujourd'hui le succès,
considérable, de leurs substituts haute-contre ou contre-ténors, autrement dit falsetti, ait atteint voilà quelques siècles son apogée. Cette
ruse de la raison tient évidemment à la haine particulière connexe
dans laquelle le christianisme a toujours tenu la Femme, ce vil " sac de fiente" comme disait
Tertullien, sorte de militant de l'État Islamique-Chrétien des tout premiers âges héroïques. "
Mulieres in ecclesiis taceant (Laissons les femmes à l'église dans le silence)
", préconisait quant à lui Saint Paul,
à l'unisson, là, d'un monothéisme juif tenant lui aussi en immense suspicion
l'art féminin du chant, jugé fort influent sur le désir sexuel mâle, et donc
infiniment dangereux. En d'autres termes : Dehors les gonzesses ! nous trouverons bien de quoi vous remplacer
avantageusement pour ce qui est des voluptés musicales ! Ou plutôt, cela va de soi
: des voluptés célébrant la seule grâce de Dieu. Un décret de Sixtus V interdit opportunément, en 1588, la présence des
femmes sur la scène romaine.
La présence, cependant, et
l'importance chorales des castrats sont avérées bien antérieurement, par des
textes byzantins notamment : dès la fin du quatrième siècle. Ce qui fut toujours
visé à travers eux, c'est explicitement la production en série de voix
d'anges destinées à évoquer, le plus
fidèlement possible, l'ambigu séduisant
des légions célestes. Mais là où se produisit, comme dirait l'autre, quelque
part un raté, c'est que dans
cette recherche de l'asexué,
autrement dit dans le retranchement
- à tous les sens du terme - d'un organe, mâle, surgit au bout du compte (et de
la soustraction) quelque chose en plus, et de plus érogène. Ce plus n'est autre que la conjonction, imprévue ou non-aperçue au départ, chez le castrat,
des qualités féminines ET viriles,
le castrat se trouvant irrésistiblement paré du charme sulfureux des deux
sexes, et d'une capacité - inédite, diabolique - au passage
progressif, insensible quoique sensible, de l'un à l'autre. En voulant bannir le féminin du théâtre, les curés
n'auront, somme toute, réussi qu'à réinstaller sa puissance de
trouble, encore augmentée de la très-érotique virilité phallique. Car il convient de rappeler ici que la "
castration " subie par les castrats ne les empêche ensuite, quand elle ne
les a pas tués purement et
simplement, ni de bander ni de jouir.
André Brousselle et Vanda Tabery présentent ainsi l'opération physiologique -
ses tenants et aboutissants - pour ce qui concerne l'Italie du XVIIIème siècle
(où la castration était alors désormais formellement, tartuffement proscrite), dans
leur magnifique article Entre sexe et genre, la voie de l'opéra (Topique
n° 128, Entendre Wagner,
septembre 2014) :
" Presque tous [les
futurs castrats] venaient du sud de l'Italie, de familles
extrêmement pauvres (ex : Farinelli, issu d'une fratrie où quatre de ses frères
ont subi le même sort). Les garçons étaient d'abord auditionnés par un
pédagogue afin d'apprécier les qualités nécessaires requises avant la
castration. Celle-ci était passible de peine de mort, y compris pour ceux qui
en étaient informés avant. La règle était que le jeune garçon lui-même demande
l'intervention à son père, et que les familles prétextaient par la suite "
un accident ", le plus souvent la chute de cheval ou une morsure de chien
ou de sanglier. La castration, effectuée jamais avant l'âge de 7 ans et après
12 ans, avait pour objectif d'empêcher la mue, c'est-à-dire l'abaissement
naturel de la voix d'une octave ; ainsi le larynx gardait ses proportions de
larynx d'enfant. Elle consistait à faire une incision à l'aine, suivie d'une
extraction et ablation des testicules ; elle pouvait encore consister en
ligature des canaux spermatiques. La qualité de la voix à venir n'était pas
garantie et le taux de mortalité oscillait autour de 20 %. Après la castration,
l'apprenti chanteur travaillait intensément sa technique vocale entre 10 et 15
ans afin d'obtenir les résultats nécessaires pour débuter sa carrière. Son
larynx avait gardé la souplesse et la taille du larynx d'un enfant et d'une
plasticité exceptionnelle des cordes vocales, obtenues par la castration, cela
rendait possible un entraînement vocal d'une dureté et d'une durée légendaires.
La voix des castrats était décrite comme plus légère que la voix masculine,
plus brillante et d'une qualité supérieure à celle d'un enfant. Son timbre
était intense et largement supérieur sur le plan sonore-acoustique à la voix
féminine ou à celle des falsetti. " (op.
cit. p. 22)
Or, ce sont aujourd'hui ces falsetti, ces voix de fausset, qui permettent, seules, d'approcher la réalité
irrémédiablement éteinte de ce qui fut la voix de castrats. Aussi doués et
stupéfiants soient-ils, les professionnels spécialistes de ce genre de
performance n'en recourent pas moins à une forme d'artifice vocal (basé sur l'ouverture
relative de la glotte) pour produire des sons de cette étrange qualité, sans
rapport avec leur tessiture et capacité ordinaire, parfois médiocre. Le castrat
avait une voix authentiquement mixte,
son chant " de poitrine " portait en lui-même, à chaque
instant, l'ambiguité de son état
physiologique. Le falsetto, lui -
ou le contre-ténor - contemporain s'ampute ponctuellement de la part masculine
de son timbre pour atteindre, à tel moment crucial, la hauteur d'émission
voulue : " La raison de ce qui semble comme une plus grande
virtuosité est la suivante : la production de ce type de sons n'exige pas un
véritable travail d'égalisation des registres (...) presque tous les musiciens
de sexe masculin auront plus de facilité à exécuter des passages rapides et à
produire un pianissimo en falsetto que dans le registre de pleine voix de tête.
L'auditeur non-informé des réalités vocales reste stupéfait devant "
l'aisance ". (R. Miller, La
structure du chant). C'est cet aspect
faussé, " faux " (falsetto)
de la performance haute-contre, au regard de l'authentique mixité
structurale des voix de castrats, qui,
selon Brodnitz, la faisait quelque peu mépriser - comme inauthentique - des
Maîtres italiens du bel canto. Brousselle et Tabery, eux, écrivent : "
Les haute-contre "évitent" ainsi le travail pénible mais crucial de
la voix mixte où se décide la négociation entre les différents registres de la
voix masculine et qui permet un équilibre dans le mécanisme fonctionnel des
muscles (thyro-aryténoïdiens et crico-thyroïdiens) et qui assure la possibilité d'une transition progressive du
timbre (souligné par nous, op. cit.,
p. 30)."
Au plan psychanalytique et
dialectique, on comprend que l'insistance religieuse à accentuer l'appartenance
à un genre jusque dans l'intervention chirurgicale pratiquée sur les organes
génitaux enfantins - déjà suspects d'accuser quelque évocation du genre opposé
- et donc jusqu'à la mutilation rituelle (excision, circoncision) puisse
déboucher sur le retour de ce qu'elle entendait nier. Ici, donc, ces curetons
n'en pouvant plus, ces temps-ci, de manif-pour-tous et d'anti-théorie-du-genre-à-l'école, furent indéniablement les promoteurs de
l'ambivalence, les précurseurs de ces gender studies qui les terrifient tant,
et qui postulent un simple apprentissage du sexe, par domination historique
hétérosexuelle, contrastant avec une indifférenciation générique originaire. La
psychanalyse, quant à elle, posant à la fois l'ambivalence irréductible de
genre mais l'appartenance de sexe comme un " destin " anatomique, ne
connaissait pas encore, à l'époque de Freud, la possibilité d'un recours
chirurgical (la libération par la
castration) à une modification de ce type de destin, opération chirurgicale
simplement conçue par les transsexuels comme mise en conformité des états psychique et physiologique. Il est
notable, dans les deux cas, que la castration réelle, ou le souvenir de la
castration réelle à ce point massive dans l'histoire esthétique, l'histoire de
la sublimation, ait mené (au regard de l'angoisse
hypothétique de celle-ci, décisive
dans la construction de la psyché) aujourd'hui les auditeurs amateurs de
contre-ténors et substituts " castrés " de ce genre vers le plaisir trouble de l'indistinction de genre. Souvenirs
souvenirs, je vous garde dans mon coeur (et
ailleurs). D'autant qu'en castrant les jeunes gens pour en faire des chanteurs,
l'Église, outre la masculinité, abolissait aussi en eux le cours du temps (voir plus haut, l'arrêt de l'évolution
physiologique, notamment du larynx, provoqué sur le mutilé), perpétuant, d'une
certaine manière, l'importance d'un organe au sujet duquel il revient en
principe, seul, à l'enfance de mener son enquête. Une enquête contrariée,
certes : une enquête qui dure, dans son échec et sa frustration mêmes. Serait-ce
ainsi que les curetons entendaient sans le savoir, de toute éternité, ainsi que
nous l'enseigne L'Avenir d'une illusion, nous assujettir au Père sévère ?
Extrait de l'opéra Artaxerxès, de Leonardo Vinci.
"une indifférenciation générique originaire". Voilà bien un postulat aussi stupide que de nier que le genre puisse AUSSI être une construction sociale.
RépondreSupprimerSinon je ne vois pas le rapport entre les castrats et la question du genre. Les castrats se sentaient "hommes" dans les mêmes proportions que le reste de la population masculine. De même pour leur sexualité qui étaient également hétéro ou homosexuelle dans des proportions identiques au reste de la société. Selon les nombreux témoignages écrits qui nous sont parvenus, ce qui est vrai pour les castrats l'est d'ailleurs tout autant pour les eunuques des harems moyen et extrême orientaux.
L'abbé Lecornu (toujours aussi cocu, hélas!)
Libre à vous de trouver que postuler en chacun-chacune une opposition fondamentale (originaire) passif-actif plutôt qu'une opposition masculin-féminin relève de la pure stupidité. On est en démocratie, après tout. Et si vraiment vous ne voyez pas, M. L'abbé, " le rapport entre les castrats et la question du genre ", ma foi, pourquoi ne pas écouter la masse symétriquement (à vous) fascinée - et troublée jusque dans ses fonds de culotte - par ces voix de femmes jaillissant de corps d'hommes par ailleurs bellement attifés de robes multicolores, et coiffés de perruques délirantes. Des hommes comme les autres, assurément...
RépondreSupprimerLe théâtre n'est pas toute la vie, mon cher Moine. Ces corps d'hommes bellement attifés comme vous dites et chantant avec des voix de femmes, c'est sur la scène que cela se passait, pas dans leur vie de tous les jours où ils avaient la vie ordinaire des artistes lyriques de leur temps. C'est votre regard et votre imagination qui vous fait associer les castrats à la question du genre, pas la réalité de ce qu'était leur vie. Les rôles de femmes dans les opéras chinois étaient à l'origine tous tenus par des hommes (non castrés, il est vrai), vous auriez pourtant sans doute été bien incapable de les distinguer dans la rue. La question du genre ne se posait pas plus pour eux que pour l'ensemble de la population. C'était un travail comme un autre même s'il nécessitait sans doute un minimum de talent. Mais libres à vous bien sûr de continuer à fantasmer sur la question du genre dont les castrats seraient porteurs. Je pense juste en toute amitié que vous vous trompez.
RépondreSupprimerL'abbé Lecornu
Le théâtre, pas toute la vie ? Mais vous devez plaisanter, dear.
RépondreSupprimerEt puis, à supposer même que nous nous trompions, comme vous dites (ce qui est hautement probable, en effet), se non è vero è bene trovato, no ?
Amitiés, M. l'abbé.