mercredi 26 novembre 2014

Borges sur Villiers de l'Isle-Adam


 Villiers, par Henry de Groux

« Jean Marie Mathieu [sic] Philippe Auguste, comte de Villiers de l'Isle-Adam, naquit en Bretagne le 7 novembre 1838 et mourut à Paris, à l'hôpital des Frères de Saint-Jean-de-Dieu, le 19 août 1889. L'irresponsable et généreuse imagination des Celtes fut l'un des dons que lui conféra le hasard ou le destin, de même que l'illustre naissance - il descendait du premier Grand maître des Chevaliers de Malte, - le sonore dédain de la médiocrité, de la science, du progrès, de son époque, de l'argent et des gens sérieux. Son Ève Future (1886) est l'un des premiers exemples de fiction scientifique qu'enregistre l'histoire de la littérature, et c'est aussi une satire de la science. Le drame Azel [Axël] recrée le thème de la pierre philosophale. La Rébellion [La Révolte], jouée pour la première fois à Paris en 1870, devance la Maison de poupées d'Ibsen. Romantique à la manière rhétorique des Français, il déclare que le genre humain se divisait en romantiques et en imbéciles. Les moeurs de son époque exigeaient qu'un écrivain fût prolixe non seulement en phrases mémorables mais aussi en épigrammes impertinentes. Anatole France rapporte qu'il alla le voir un matin, chez lui, pour lui demander des détails sur ses ancêtres. Villiers lui répondit : «Vous voulez qu'à dix heures et en plein soleil je vous parle du Grand maître et du célèbre Maréchal ?»
Assis à la table de Henri V, aspirant au trône de France, et l'entendant critiquer quelqu'un qui avait tout sacrifié pour lui, il lui dit : «Sire, je bois à la santé de Votre Majesté. Vos titres sont décidément indiscutables. Vous avez l'ingratitude d'un roi». 
Il était grand ami de Wagner. Comme on lui demandait si sa conversation était aimable il répondit durement : «La conversation de l'Etna est-elle aimable par hasard ?» 
Dans sa vie comme dans son oeuvre, il est quelque chose de très bouffon ; le fait d'être aristocrate et très pauvre favorisait, il est vrai, cette attitude. On peut penser aussi que Villiers, par l'image qu'il essaie toujours de projeter face à la société parisienne, se défendait essentiellement. Sa petite taille ne le mortifiait sans doute pas moins que sa pauvreté, laquelle atteignit parfois la misère.
Jusqu'où un poète peut-il, aussi riche soit son imagination, s'évader de sa date dans le temps et de son lieu dans l'espace ? Il est évident que la Vérone de Roméo et Juliette n'est pas précisément située en Italie ; il est évident que les mers magiques de la Ballade du vieux marin de Coleridge sont le rêve magnifique d'un poète méditerranéen de la fin du XVIIIème siècle, non la mer de Conrad, non la mer de L’Odyssée. Écrirai-je moi-même un jour un poème qui ne se situe pas à Buenos Aires ? Il en est de même de l'Espagne et de l'Orient de Villiers ; ils sont aussi français que la laborieuse Salammbô de Flaubert.
Le meilleur récit de notre série est l'un des chefs-d'oeuvre de la nouvelle : La Torture par l’espérance. L'action se passe dans une Espagne très personnelle et la date en est vague. Villiers n'en savait pas beaucoup sur l'Espagne, tout comme Edgar Allan Poe ; pourtant La Torture par l’espérance et Le Puits et le pendule sont pareillement inoubliables, l'un et l'autre connaissant la cruauté que peut atteindre l'âme humaine. Dans Poe, l'horreur est d'ordre physique ; Villiers, plus subtil, nous révèle un enfer d'ordre moral. À l'incroyable Espagne de La Torture par l'espérance succède l'incroyable Chine de L’Aventure de Tsé-i-La. Le récit porte en épigraphe : «Devine ou je te dévore», que Villiers attribue ingénieusement au Sphinx. Cet artifice a pour objet de tromper le lecteur. Tout le récit est basé sur la superbe des deux personnages et sur l'atroce cruauté de l'un d'eux ; la fin nous révèle une générosité insoupçonnée, qui renferme une humiliation. L’Enjeu cache une affirmation de toutes les sectes protestantes ; sa force réside dans le fait que l'homme qui la révèle nous avoue implicitement que son âme est perdue. Le thème de La Reine Ysabeau est, une fois de plus, la cruauté des puissants, enrichie ici par la passion de la jalousie. Le dénouement, inattendu, n'en est pas moins atroce. Le Convive des dernières fêtes commence délibérément de manière frivole ; rien de plus futile que de joyeux fêtards sans soucis décidés à s'amuser jusqu'à l'aube ! L'apparition d'un nouveau participant assombrit l'histoire et la mène jusqu'à une horreur où, incroyablement, convergent la justice et la folie. De même que le parodique Don Quichotte est un livre de chevalerie, Sombre récit, conteur plus sombre est, tout à la fois, un conte cruel et la parodie d'un conte cruel. De toutes les pièces de Villiers, Véra est, sans doute, la plus fantastique et la plus proche du monde onirique de Poe. Pour consoler sa tristesse, le protagoniste crée un monde hallucinatoire ; cette magie reçoit une récompense, un objet minuscule et oublié qui renferme une ultime promesse.
Villiers, à Paris, voulait jouer avec le concept de la cruauté, tout comme Baudelaire jouait avec le mal et le péché. Aujourd'hui, malheureusement, nous nous connaissons trop pour jouer avec eux. Contes Cruels est à présent un titre ingénu ; il ne l'était pas lorsque Villiers de l'Isle-Adam, mi-grandiloquent, mi-ému, le proposa aux cénacles de Paris. Ce grand seigneur presque indigent, qui se sentait le protagoniste endeuillé de duels imaginaires et d'imaginaires fictions, a imposé son image dans l'histoire de la littérature française. Moins qu'à Véra, moins qu'au Juif aragonais, moins qu'à Tsé-i-La, il est vrai, nous pensons et continuerons de penser à Villiers de l'Isle-Adam. »

(Jorge Luis Borges, introduction au recueil de Villiers édité par ses soins pour le compte des éditions FMR-Panama, dans la Bibliothèque de Babel, qu'il dirigeait alors, en 1978).

4 commentaires:

  1. ELISABETH : (impassible) Mais quand bien même rêver ne serait que contempler stérilement sa propre solitude, ne serait-ce pas encore plus utile que de passer le temps à jouer avec la ruine des autres ? A commettre quotidiennement mille fraudes, mille bassesses forcées ? A dégoûter de leur tâche ceux qui travaillent, en leur donnant, à chaque instant, le spectacle de ces opérations permises qui enrichissent en une heure ? ... Mais vous n'avez que le Néant à m'offrir à la place des rêves ! (LA RÉVOLTE)

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    1. Magnifique, n'est-ce pas ?
      Dans une lettre adressée à François Oswald, Villiers fit un jour, en ces termes, le rapprochement entre sa "Révolte" et la chute du Second-Empire, annonçant la Commune de Paris : " La Révolte était simplement une prédiction qui s'est réalisée deux mois plus tard, voilà tout."

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  2. Splendide, oui !
    Quoi qu'il en soit, La révolte d’Élisabeth n'a rien à voir avec celle de Nora (La maison de poupée). elle symbolique avant tout (la révolte du poète dans une société embourgeoisée ? celle de l'Esprit dans un monde matérialiste et étriqué ? Elle est plus que jamais d'actualité)

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  3. À cette heure avancée de la nuit, Carole, on vous embrasse.

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