Dynamiteurs de la colonne Durruti.
- LE MOINE BLEU : Dans Finir la révolution, tu étudies le passé, éclairant (peut-être) l'avenir. C'est ainsi que tu passes au crible les projets, réalisations et échecs de trois grands processus révolutionnaires décisifs aux yeux de tout communiste libertaire : la Commune de Paris, la Révolution russe et la Révolution espagnole. À chaque fois, de nouvelles opportunités, de nouvelles intuition d'organisation mais aussi de nouveaux devoirs et de nouvelles impossibilités se font jour. Étrange comment (sans volonté aucune de faire de la téléologie) un lien, un suivi s'installe implicitement dans l'esprit entre ces trois expériences. Penses-tu, toi aussi, pour reprendre une vieille expression dialectique, que chaque époque ne se pose jamais que les questions qu'elle peut résoudre ? Impossible, dans cette perspective, de dépasser l'époque, d'être meilleurs qu'elle, ensemble ?
- ANDRÉ DANET : Si on rejette la conception hégélienne de l’histoire, c’est-à-dire l’idée qu’au travers des actions des hommes se réalise progressivement la volonté de l’Esprit du monde, cette interrogation de Hegel (peut-on être meilleur que son temps ?) a-t-elle encore un sens pour nous ? D’autre part, se demander si chaque époque ne se pose que les questions qu’elle peut résoudre appelle quelques précisions. Poser la question de la fin de la société de classes, c’est admettre la possibilité d’une société sans classe. Et les révolutions passées (du type de celles considérées ici) ont apporté à cette question une réponse qui est à la hauteur des attentes. Elles démentent les critiques des anticommunistes qui affirment qu’une société sans classe apportera non la liberté, mais l’oppression, non la richesse, mais la misère. Mais, pris abstraitement, l’existence du projet d’une société sans classe n’a jamais signifié que les conditions pour le réaliser étaient nécessairement remplies, et que même remplies les rapports de forces sociaux pour sa réalisation seraient suffisants. Au cours du temps, le capitalisme se développe, et les rapports de forces en faveur d’une société sans classe connaissent des hauts et des bas. Mais son concept reste inchangé, ce que signifie sa négation ne change pas, elle épouse logiquement toujours la même forme sociale dominante (une réelle démocratie, un changement de forme de la propriété, un mode de production démocratiquement concerté, l’internationalisme). Par contre, ce qui apparaît comme la manifestation principale des nuisances du capitalisme, comme le point à partir duquel on peut saisir la totalité de la société bourgeoise, peut différer d’une époque à l’autre. Ce point différent ramène toujours à la critique du mode de production marchand, comme à ce qui explique toutes les autres manifestations de ses nuisances, et malgré ce qui a pu en être dit : à Claude Lefort imputant faussement à Guy Debord d’avoir dit «que ce
n’est pas au système de production des marchandises qu’on doit la
fantasmagorie d’un mouvement qui habiterait les choses, mais que la
production de la fantasmagorie commande celle des marchandises», Debord
répondait qu’il avait écrit très précisément le contraire, «ce
contraire qui est une évidence clairement énoncée dans La Société du
Spectacle, notamment dans le deuxième chapitre; le spectacle n’étant
défini que comme un moment du développement de la production de la
marchandise» (Internationale Situationniste n° 12, p. 48). Depuis un demi-siècle, la critique sociale a ainsi successivement mis l’accent sur la dénonciation de l’opposition entre dirigeants et dirigés, de toutes les hiérarchies, de l’aliénation marchande, du saccage de la planète. Et maintenant, c’est dans tous les domaines que les dérèglements nous paraissent extrêmes, la certitude de vivre la fin d’un monde s’impose à tous, et c’est l’horreur économique qui est clairement identifié comme le mal à combattre. Reste à prendre conscience que la solution n’est pas dans des réformes, dans des contrôles démocratiques efficaces exercés sur des représentants politiques et économiques honnêtes et compétents, mais dans la fin de cette économie.
- LE MOINE BLEU : Tu définis aussi avec assez de justesse les freins, voire les obstacles divers qui se mettront (qui se mettent toujours) en travers du procès révolutionnaire, qui bloquent en particulier les processus décisionnaires dans un cadre autogestionnaire, de démocratie directe intégrale : les petits pinaillages, les incompréhensions, les temporisations stériles éternisant des débats creux, le formalisme de discussion... Combien de milliers de fois avons-nous nous-mêmes pu haïr ces lamentables spectacles d'A.G. faisant respecter d'ineptes tours de paroles, paralysant l'action au lieu de la déchaîner, dégoûtant d'elle la majorité d'une assemblée, et dressant le ressentiment réciproque, pour consacrer les oppositions subjectives au lieu de vider celles-ci comme on viderait l'intérieur pourri d'une truite. Mais une chose nous semble manquer dans ton ouvrage, c'est la question de la répression. Elle n'est presque jamais posée chez les libertaires, prompts à lancer - en guise de stimulus perpétuel - qu'ils brûleront les prisons et autres camps de rétention, pas de soucis ! quand le pouvoir basculera. Mais la racaille réactionnaire motivée : celle qui sabotera, qui démotivera, qui combattra, la vraie, la sûre d'elle-même et de l'importance de ses privilèges perdus, celle qui ne lâchera rien, comment la traiter au juste ?
- ANDRÉ DANET : Je partage ton avis sur ceux qui pensent qu'au cours de la révolution, et dès son lendemain, on pourra abandonner tout moyen de répression sans mettre en danger la survie de la nouvelle société. Et dans mon livre cette question n’est pas totalement absente. Dans les dernières pages, après avoir rappelé qu’aujourd’hui un mouvement révolutionnaire devra ouvrir la porte des prisons pour tous les détenus, droits communs compris, j’ajoutai que «ceci ne signifie pas que les prisons devront être définitivement fermées : tant que dureront les guerres civiles et extérieures, elles resteront nécessaires». La force de la révolution n’est bien sûr pas dans ses moyens de répression, elle est dans la valeur objective de la cause soutenue par le mouvement révolutionnaire, et dans l'ampleur de ce mouvement. Mais tant qu’il restera des pays capitalistes, il y aura des tentatives politiques de sabotage de la révolution. Supprimer les prisons ne laisserait alors comme moyen d’y faire obstacle que l’exécution des contre-révolutionnaires, ou l'échange avec des révolutionnaires emprisonnés à l'étranger. Dans Premières mesures révolutionnaires, Eric Hazan et Kamo posent au contraire comme principe que, pour s’opposer aux contre-révolutionnaires qui feront tout «pour tenter de rétablir le capitalisme», il faudra trouver d’autres moyens que de rouvrir «les portes des prisons que l’on viendra d’abattre», de bannir ou d’exécuter les ennemis de la révolution. «Faisons confiance à l’imagination collective», notent-ils, «dans le brouillard répandu par le capitalisme démocratique, c’est ce qui manque le plus cruellement» (p. 92). Mais en dehors d’une rééducation par la joie et la fraternité qui règne dans la société qu’ils appellent de leurs voeux, je ne vois pas trop ce qui pourra les sortir de ce brouillard !
De plus, sauf à penser que tout citoyen de pays encore capitalistes tombera sous le charme des zones libérées, en l’absence de moyen de répression, c’est sous le charme d’un pillage facile que certains d’entre eux tomberont. Quant aux litiges au sein de la nouvelle société (entre révolutionnaires d’obédiences diverses ou entre particuliers), ce sont les instances démocratiques qui doivent permettre de les régler, et de décider de ce qu’il y a lieu de faire lorsque aucune conciliation n’est possible. Les luttes entre les diverses conceptions révolutionnaires ne peuvent être réglées que par des moyens démocratiques, c’est le projet même d’une organisation sociale permettant à chacun d’exercer pleinement sa liberté qui l’impose. Au-delà de la violence des oppositions entre partisans de telle ou telle stratégie, c’est sur le maintien de cette base démocratique qu’il faut s’entendre, c’est cela qu’il faut imposer. Ceci nous ramène à la première partie de ta question, lorsque tu évoques les écueils de la démocratie. La critique des défauts des procédures démocratiques de prises de décisions, et des obstacles à une réelle participation de tous, n’est pas nouvelle, et ces dernières années, tant chez les écologistes que dans les divers courants de l'extrême gauche, ainsi qu’à l’occasion des mouvements sociaux de quelques importances, de nombreuses expériences ont été tentées pour y pallier. Mais cette critique, lorsqu’elle rejoint le rejet de toute forme de démocratie (et pas simplement celle de la démocratie libérale), certes conjointement avec le rejet de tout pouvoir séparé, atteint l’inverse de ce qu’elle vise. Les problèmes que soulèvent le fonctionnement d’une nouvelle société, et ceci dès la phase insurrectionnelle, sont d’un autre ordre que ceux de la seule négation en acte du capitalisme telle qu’ont pu l’expérimenter les black blocs lors des grandes manifestations internationales, ou que ceux de collectivités libertaires se développant dans les marges de la société capitaliste. Il y a, dès la phase insurrectionnelle, des décisions collectives à prendre concernant la défense des zones libérées, l’obligation de remettre en marche certains secteurs de l’économie sous le contrôle des travailleurs, les problèmes de ravitaillement, la gestion des ressources (énergie, matières premières, produits finis) et leur répartition entre les particuliers et les entreprises, toutes les questions concernant les activités productives et l’organisation concertée de la production. Il ne s’agit pas ici de défendre l’idée que ces problèmes appellent à un centralisme qui ne pourrait que signifier le retour d’un pouvoir séparé : lors des révolutions prolétariennes passées, l’espace conquis par le mouvement social faisait place à une floraison de comités de toutes sortes. Mais la défiance exprimée par une partie des courants les plus radicaux envers tout ce qui pourrait ressembler à un parlement, ainsi qu’envers les procédures démocratiques de contrôles, conduit à des positions intenables : je pense à la solution avancée par Hazan et Kamo pour traiter des problèmes d’échelle nationale, la mise en place de groupes de travail constitués non sur la base d’élection ou de tirage au sort, mais sur «l’envie d’y participer», le volontariat, et sur l’application des décisions de ces groupes sans contrôle populaire, celui-ci étant selon eux «toujours manipulable» (Premières mesures révolutionnaires, pp. 75-78). Le mode de constitution de ces groupes ne leur donne aucune légitimité. Mais quand bien même ils en auraient une, pourquoi devrions-nous accepter sans discussions leurs décisions ? Lors du choix de l’implantation de telle ou telle entreprise d’importance régionale, de la construction ou de l’entretien de tel axe de communication, pourquoi devrais-je considérer que ces groupes ne visent que l’intérêt de tous, que leurs solutions n’avantagent pas telle ou telle partie de la population ? Pourquoi ne devrait-on pas craindre que la possibilité de manipulation soit justement renforcée par ce mode de constitution de ces groupes ? La discussion qui s'engage aujourd’hui sur les procédures démocratiques est d'autant plus importante que le succès du mouvement révolutionnaire en a toujours
dépendu.
dépendu.
- LE MOINE BLEU : Au fond, ce qui nous sépare des points de vue développés dans ton livre tient sans doute, une fois de plus, à notre pessimisme énorme. Dans cette période qui est la nôtre, de bêtise crasse organisée et triomphante, de mort des idées de commun et d'histoire, de fractionnement atomisé généralisé des intérêts, bref de disparition de toute perspective de classe, comment croire encore à la possibilité d'un surgissement révolutionnaire, et autogestionnaire ? Dans La légende du grand Inquisiteur, Dostoïevski imagine un archiprêtre tenant au Christ revenu sur la Terre, en substance, le discours suivant : j'ai donné aux hommes la version tronquée de ton message (la liberté), car les hommes, quoi qu'ils puissent prétendre, ne veulent pas être libres. Ils se trouvent toujours embarrassés de la liberté, pour ne savoir qu'en faire au juste. La liberté demande du temps et de la réflexion, de l'appétence. Se trouver un chef qui nous brime, nous exploite, et ne nous donne (tout au moins nous garantit) que du pain nous libère au moins de ce poids de pensée. Rubel, qui a passionnément aimé ce texte, y voyait une métaphore des succès du totalitarisme du XXème siècle. Comment espérer encore commencer une révolution, dans un tel cadre humain, parmi un tel nihilisme de la théorie et de la pratique ?
- ANDRÉ DANET : Pour ma part, je ne pense pas que le manque d’appétence pour la liberté soit une caractéristique importante de notre époque. Bien au contraire, depuis le développement de mouvements autogestionnaires dans les années 60-70 jusqu’à aujourd’hui, partout dans le monde, les luttes pour plus de liberté, plus de démocratie, n’ont jamais cessé. Par contre, ce que je trouve désespérant, c’est le recours par ces mouvements à des théories politiques et économiques qui nourrissent leurs illusions et les conduisent aux échecs. Dans sa version réformiste, le projet d’autogestion généralisée, à réaliser par une extension progressive des pouvoirs démocratiques dans l’économie et dans la société, a échoué non à cause de la trahison des chefs, mais parce qu’il reposait sur l’idée que l’économie de marché pouvait être mise au service des besoins, qu’elle pouvait être maîtrisée, que, par des moyens purement politiques, on pouvait éviter les crises majeures : et dès la survenue de la crise dans les années 70, le mouvement social pour la réalisation de ce projet par des moyens réformistes s'est évanoui. Mais, sur un champ nécessairement plus restreint, la CFDT n’en continue pas moins à porter des revendications de démocratisation de l’économie. Ceux qui défendaient la version révolutionnaire de ce projet n’avaient pas de doutes sur le caractère autonome de l’économie marchande, sur la nécessité de mettre fin au marché. Mais ainsi compris, les difficultés de ce projet sont évidentes, et on comprend que peu aient envisagé de courir les risques liés à sa réalisation, de s’arracher aux mérites de l’économie de marché. Le fétichisme des catégories de l’économie de marché est le plus gros obstacle à une révolution, mais il ne dénote pas un manque d’appétence pour la liberté, car, d’une part, ceux qui luttent pour plus de démocratie sans remettre en cause les fondements de cette économie contestent l’idée qu’elle domine les hommes, qu’on ne puisse pas la contrôler ; ils croient que sa malfaisance n’est que la malfaisance de quelques puissants, qu’ils sauront mettre en oeuvre un capitalisme (appelé par eux anti-capitalisme) débarrassé des nuisances du capitalisme. D’autre part, l’attachement au marché n’est pas seulement dû aux difficultés pour y mettre fin, il est aussi lié au sentiment de liberté qu’il procure, «au rêve qu’il entretient d’un monde soumis aux individus isolés et irresponsables, pourvu qu’ils détiennent le fétiche suprême, l’argent», pour reprendre ce que j'en dis dans mon livre. Enfin, l’idéal de liberté dont se réclame la bourgeoisie n’est pas un vain mot, la société déterminée par la marchandise a libéré l’individu des «rapports personnels de domination, d’obligation et de dépendance, [c’est] un être qui n’est plus ouvertement enchâssé dans une position sociale fixée de façon quasi-naturelle [l’esclave, le serf, …] et qui est ainsi, en un sens, autodéterminant. Mais cet individu “libre” est confronté à un universel social de contraintes objectives abstraites qui fonctionnent comme des lois» (M. Postone).
Je ne partage pas ce pessimisme de Dostoïevski et de Rubel. Je rappelle dans mon livre ce qu’il en a été du soutien populaire aux régimes «communistes». Quant aux rapports entre délégation de pouvoir dans les démocraties occidentales et acceptation de la domination, je dis aussi ce que j’en pense dans le premier chapitre de la quatrième partie. À mon sens, la seule question qui se pose est de savoir si un mouvement puissant pourra faire sien le projet d’abandonner les catégories économiques bourgeoises, ceci pas nécessairement de façon abrupte et immédiate, mais comme objectif clairement fixé ; non dans un futur mythique, mais comme tâche dont on a immédiatement à s’occuper. Et ce qui joue en faveur de cela, c’est l’impuissance avérée de tous les pouvoirs à résoudre les problèmes qui se posent à eux depuis plus de quarante ans.
Je ne partage pas ce pessimisme de Dostoïevski et de Rubel. Je rappelle dans mon livre ce qu’il en a été du soutien populaire aux régimes «communistes». Quant aux rapports entre délégation de pouvoir dans les démocraties occidentales et acceptation de la domination, je dis aussi ce que j’en pense dans le premier chapitre de la quatrième partie. À mon sens, la seule question qui se pose est de savoir si un mouvement puissant pourra faire sien le projet d’abandonner les catégories économiques bourgeoises, ceci pas nécessairement de façon abrupte et immédiate, mais comme objectif clairement fixé ; non dans un futur mythique, mais comme tâche dont on a immédiatement à s’occuper. Et ce qui joue en faveur de cela, c’est l’impuissance avérée de tous les pouvoirs à résoudre les problèmes qui se posent à eux depuis plus de quarante ans.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire