La morphinomane, Eugène Grasset. |
Certains individus
resteront toujours insensibles aux séductions symbolistes, soit que l’optimisme
béat les étouffe (de toute éternité ou depuis la naissance, seulement, du petit
dernier), soit que l’inquiétante étrangeté émanant de créations bizarres les
contraigne, par angoisse, aux joies de la normalité tranquille, repoussant des
perspectives aussi sombres que celles de leur propre finitude, de leur
inévitable néant prochain (et commencé).
C’est pour des individus
de ce type qu’ont été pensées des expositions telles que celle qui s’achève le
8 septembre 2013, dans une poignée de minutes, donc, à la Pinacothèque de
Paris.
Le lieu est charmant, et
pratique.
Vous disposez, aux
alentours de l’Église de la Madeleine, qui fait, par sa beauté recherchée et
singulière, notre orgueil quotidien de parisien, de toutes les commodités :
un magasin Weston, afin de changer de tongs, l’enseigne mère des maisons Maille
et La Durée (entrer immédiatement chez l’une puis chez l’autre, ô magie des
mélanges de bouche !), une boutique Pétrossian (le caviar étant, de haute
antiquité, reconnu comme antidépresseur efficace), sans oublier bien entendu
les établissements Fauchon, dont la réputation n’est plus à faire, et le nom
même sonne telle une douce invitation au voyage (selon votre degré d’habileté
kleptomane : au soleil ou au trou).
Bref, ajoutez à cela le tarif hautement
compétitif du billet d’entrée (18 euros par
tête de pipe) et vous vous ferez une idée parfaite des nobles ambitions
défendues, chaque jour que Dieu fait, par nos amis de la Pinacothèque de
Paris : défendre l’Art quoi qu’il (vous) en coûte et
réunir, en ce temple de la beauté persistante, les sectateurs
homogènes qui lui conviendront.
Le seul problème, bien sûr, avec
le « symbolisme » (un terme absurde, objecteront certains esprits bougons et chagrins. Pas plus
absurde, leur rétorquerons-nous virilement,
et pourtant tout de go, comme on
dit en Afrique, que celui d’« Art Nouveau » : le mot
« Symbolisme » apparaît à la Une du torchon Le Figaro en 1886,
l’expression « Art Nouveau » faisant, elle, référence à la devanture
glorieuse de quelque épicerie de prestige des années 1890. Autant dire que tout
cela se vaut, en termes de lexicailleries…), le
seul problème, donc, disions-nous, avant d’être interrompu, avec le cymbalisme, c’est qu’il est susceptible, à la longue, de
développer dans l’âme toutes sortes d’influences dépressives, mélancoliques,
bref de paralyser plus ou moins durablement le pouvoir d’achat et
l’esprit d’entreprise, deux qualités
absolument nécessaires à la bonne marche vitale coutumière de la clientèle
ordinaire des expositions artistiques, à Paris ou ailleurs. Voyez Redon,
Moreau, Khnoppf. Voilà la maison de repos qui s’avance. Voilà la cure de
sommeil, l’internement d’office. Voyez Louis Welden Hawkins, Georges de Feure.
Ces deux derniers artistes, pour ne citer qu’eux, sont bien présents à
l’exposition dont nous parlons et rien qu’à passer là, devant certaines de
leurs œuvres malades, on se sent soudain tout triste, tout horrifié, tout
habité, autrement dit tout attaqué
et gravement menacé dans
l’épaisseur – encore positive, certes, mais à quel prix – d’un moral
des ménages déjà rudement entamé par les
effets de la crise économique (et spirituelle, aussi, n’en doutons pas) que
traverse en ce moment même notre beau pays. Quoi ! 18 euros pour venir
s’enfoncer un peu plus avant dans le désespoir, à deux pas de cette colonne
Vendôme respirant pourtant l’allégresse, à un jet de canette de bière de grands
restaurants gastronomiques remplis, à exploser, de clients repus dont
l’adiposité joyeuse et conviviale invite pourtant au rêve d’un retour rapide de
la croissance ?
Disons-le tout net : il y
aurait là de quoi rager plutôt que ronger (son frein), et même réagir avec la dernière
vigueur, le dernier énervement, outragé, à ce type d’exhibition décadente et déclinologique, ainsi que l’exprimerait le regretté Alain Minc, au
point (nous le disons comme nous le pensons) d’en devenir antipatriotique, de contrarier, oui, à force de sinistrose
organisée, le redressement productif national. Sans doute est-ce la raison pour
laquelle l’autre soir, à la Pinacothèque de Paris, où nous nous sentons,
faut-il le rappeler, comme chez nous, nous pûmes observer sans déplaisir des
troupes de charmants bambins rouer de coups de pieds et de poings (tout en hurlant, gesticulant et courant en tous
sens, sous l’œil attendri et émerveillé de leurs parents) les plus
décadentes desdites toiles de MM. Louis Welden Hawkins, de Feure, Eugène Grasset
et consorts, qui le méritaient bien. La
vérité sort des pieds des enfants de ce monde, bien autant que de leur bouche.
Admirable entente, recouvrée, entre les générations ! Les parents inquiétés se rassurant, régressivement, au gré de la barbarie
de leur progéniture, inapte, comme eux, au langage et à l’Art, jouissant
plutôt, à leur unisson, des plaisirs de l’I-phone et des réseaux sociaux.
Louis Welden Hawkins, Automne. |
Bien joué, les mioches.
Première saine réaction.
Point de panique, de toute façon.
Car à ce stade, les services de
la Pinacothèque ont par ailleurs tout prévu.
D’abord, situer le cadre, comme
on dit chez IKÉA.
« L’époque est
compliquée » annonce, liminaire et
solennel, histoire de nous mettre en garde, et de mobiliser toute notre
intelligence critique, l’un des panneaux de présentation pédagogique de
l’exposition. Passons, avec mansuétude, sur les dernières conséquences
qu’impliquerait une théorie reconnaissant des époques non-compliquées, et concentrons-nous sur le fond. Il est
généralement bien établi, dans les milieux savants et privilégiés (dont nous
faisons partie) que le symbolisme, avec ses divers avatars, procède en Europe
d’un gigantesque mouvement d’angoisse plus ou moins conscient devant les ravages perpétrés, sur différentes
traditions nationales, par l’essor écrasant du capitalisme machinisé et
progressiste. Ce dernier s’opposant en gros et en détail au catholicisme conservateur, qu’il juge – souvent à
juste titre – le dernier empêcheur de faire des affaires en rond, il s’échine à
finir de ruiner dudit
catholicisme la base sociale séculaire : la paysannerie, dont il annihile
méthodiquement, partout, l’imaginaire et l’identité (la langue, par exemple),
qu’il contraint à la laïcisation en même temps qu’à l’exil et l’urbanisation,
bref qu’il prolétarise. Merveille
absolue, certes, que ces usines infectes et puantes jaillissant soudain d’une
terre autrefois consacrée par d’obscures et médiévales cosmologies cycliques,
auxquelles personne n’entrave plus rien, et dont Dickens fournit, parmi
d’autres, certaines descriptions immortelles… Toujours est-il que la réaction à
ce nouvel état de fait, au plan esthétique, vers 1890, consiste souvent de la
part des artistes en une forme de raidissement romantique désespéré en direction de quelque beauté
pré-industrielle évidemment mythifiée, où palpiteraient déjà la rumeur, la trace sourde et terrifiante de
l’écroulement promis, correspondant au triomphe, désormais bien tangible, de la
sublime classe des marchands. Les artistes en question étant cependant
eux-mêmes pour l’essentiel issus de cette classe marchande, quoique dégoûtés
par les aspects disons les plus triviaux de sa jolie prospérité, il convenait bien, pour finir, et pour le dire
crûment, que tout le monde s’arrange,
que le monde de l’argent fasse son affaire du frisson esthétique, et
réciproquement.
Georges de Feure, La source du mal. |
D’où l’utilité synthétique de cet
Art Nouveau (primitivement le nom, on
l’a rappelé plus haut, d’un grand magasin réputé) positivement appelé à bâtir à
Bruxelles, Vienne, Paris, etc, des Maisons du Peuple socialistes
aussi bien que des palais bourgeois et des édifices publics, destinés à se voir
ensuite, par lui, meublés et équipés de lampes en pâte de verre, de miroirs
somptueux, d’encriers en marbre figurant des ombres féminines encore vaguement
torturées (et fatales), de marqueterie brillante et de vases à socle argentés (dans tous les sens du terme, comme l’eût noté, avec
perfidie, le Villiers de l’Isle-Adam de Virginie et Paul).
Là-dessus, libre à des
« symbolistes » ou « décadents » intégristes (tels que ce
maudit Villiers, justement, ou ses amis Verlaine et compagnie, et à tous les
artistes maudits de l’univers coupables d’avoir trop pris au sérieux toutes ces
histoires de révolte contre les laideurs bourgeoises) d’inspirer l’Art nouveau tout en crevant de faim et de misère,
de s’affilier, même, pourquoi pas ! sentimentalement à certains secteurs poétiques franchement
terroristes, brûlant de déchaîner contre le commerce moderne tous les feux
vengeurs du ciel et de l’enfer, pourvu que ces artistes négatifs finissent un
jour par débarrasser le plancher, la mettre en sourdine et choisir in
fine d’agrémenter la fête plutôt
que de casser l’ambiance, à force de
cracher dans la soupe.
Voilà ce qu’ont parfaitement
entendu les organisateurs de l’exposition consacrée à l’Art Nouveau, à la Pinacothèque de Paris, place de la Madeleine.
Impossible pour eux (vous pensez
bien) de présenter au tout-venant (nous rappelons le prix du billet : 18
euros) le symbolisme et « l’esprit fin-de-siècle » comme une
dénonciation légitime (même confuse, même niaisement réactionnaire) du nouvel ordre
mondial de l’époque, comme une réaction esthétique légitimement scandalisée et terrorisée
par les outrances de ce nouvel ordre, une
réaction, au reste, d’autant plus séduisante que ses possibilités imaginaires
se trouvent décuplées par les nouvelles percées théoriques – contemporaines du
dernier symbolisme – des sciences de l’inconscient, de l’Histoire, de
l’anthropologie. Sans parler des luttes de classes faisant alors rage et de ces
idéologies de mort (comme le
disait avec émotion le Maréchal Pétain, au moment de prêcher à son peuple, sur
les ondes, la collaboration avec le Troisième Reich) tendant périlleusement à
faire douter la populace exploitée de l’intégrité et/ou l’efficacité de ses
divers bergers démocratiques, chargés de la mener paître citoyennement, pour
des siècles et des siècles.
Toutes les fins de siècles se ressemblent, comme disait l’autre (et les débuts aussi). Rappelons que nous sommes en période de crise, et que cette crise, si l’on réfléchit un peu, dure à peu près depuis toujours, mais qu’il ne revient pas sur ce sujet, aux responsables de la Pinacothèque de Paris, de désespérer Bettencourt, pas plus que le cheptel salarié se trouvant en sa possession. C’est pour cela que leurs explications pédagogiques scandant la visite de l’exposition, et leur choix des œuvres qui s’y trouvent, rendent davantage hommage à la modernité de l’Art nouveau, plutôt qu’à sa pertinence morbide et prophétique, à ses grandes intuitions publicitaires plutôt qu’à l’inquiétude qu’il manifesterait çà et là, à sa créativité technique plutôt qu’au choix de ses motifs particuliers, et à la source secrète d’un tel choix. L’inverse reviendrait à obliger les gens (18 euros le ticket) à entendre des vérités qu’ils n’apprécient pas, quelle que soit leur position exacte, au sein de cette société. L’inverse serait, selon l’expression consacrée, démobilisateur. En période de crise, du rêve : voilà tout ce qu’il nous faut. Point de cauchemar. De l’Art. Parlons plutôt de ce M. Gallé, de ce véritable chef de PME à haute valeur ajoutée, fournissant de l’emploi aux uns, de la lumière aux autres.
Toutes les fins de siècles se ressemblent, comme disait l’autre (et les débuts aussi). Rappelons que nous sommes en période de crise, et que cette crise, si l’on réfléchit un peu, dure à peu près depuis toujours, mais qu’il ne revient pas sur ce sujet, aux responsables de la Pinacothèque de Paris, de désespérer Bettencourt, pas plus que le cheptel salarié se trouvant en sa possession. C’est pour cela que leurs explications pédagogiques scandant la visite de l’exposition, et leur choix des œuvres qui s’y trouvent, rendent davantage hommage à la modernité de l’Art nouveau, plutôt qu’à sa pertinence morbide et prophétique, à ses grandes intuitions publicitaires plutôt qu’à l’inquiétude qu’il manifesterait çà et là, à sa créativité technique plutôt qu’au choix de ses motifs particuliers, et à la source secrète d’un tel choix. L’inverse reviendrait à obliger les gens (18 euros le ticket) à entendre des vérités qu’ils n’apprécient pas, quelle que soit leur position exacte, au sein de cette société. L’inverse serait, selon l’expression consacrée, démobilisateur. En période de crise, du rêve : voilà tout ce qu’il nous faut. Point de cauchemar. De l’Art. Parlons plutôt de ce M. Gallé, de ce véritable chef de PME à haute valeur ajoutée, fournissant de l’emploi aux uns, de la lumière aux autres.
Rodin, nous l’évoquions dans un billet précédent, conservait encore quelques scrupules à ce qu’on le connût et le présentât ainsi, comme simple chef de PME. La chose lui fût encore apparue, va savoir pourquoi ! un tantinet vulgaire. Tout cela, heureusement, n’est plus de mise. Place de la Madeleine ou ailleurs, la chose est entendue. Les PME sauveront le monde. Les patrons de PME sont les héros du Peuple. Ils sont aussi – et surtout – les amis des artistes, à moins qu’ils ne représentent désormais eux-même (circuit court) la quintessence immédiate, pour jamais, de l’esthète véritable.
En traversant la rue, en quittant
l’exposition Art Nouveau, pour gagner
celle consacrée à Tamara de Lempicka (on vous épargne le montant du surcoût,
sachez qu’il y a des réductions pour les chômeurs, les vieux et autres
parasites sociaux), le clou sera d’ailleurs, dans cette direction rassurante, fermement enfoncé. Lesbienne, cosmopolite,
ultra-riche, tandis que le monde s’effondre dans la banqueroute généralisée,
Mme la baronne de Lempicka se trouve ici présentée, par quelque commissaire
(d’exposition) compétent, au détour de sombres couloirs climatisés, et même
réfrigérés, comme une représentante typique de « ces milieux
industriels d’avant-garde favorisant toujours les sorties de crise ».
Une amie de la croissance.
Une amie, en d’autres termes, du genre
humain.
Y en eut-il jamais d’autre que
les artistes ?
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