«Dimanche
22 avril 2012 – Hippodrome de la République – Grand prix de L’Élysée. Obstacles
– À réclamer – 14 partants.»
Charles Maestracci
Il y a des gens pour qui, comme disait l’autre, le temps ne change rien
à l’affaire. Et puis il y a ceux qui les observent. Depuis l’éminence de
quelque colline banlieusarde, absorbé dans la scrutation du troupeau
s’apprêtant cette année, une fois de plus, à s’élancer flatter du museau, du
groin, du bulletin, les futurs propriétaires légaux de l’immense cheptel
démocratique, Charles Maestracci n’en est toujours pas revenu. Sa stupeur
précède-t-elle sa colère, ou bien est-ce l’inverse ? Il se trouve encore, de
nos jours, des gens pour aller voter. Du coup, le scrutateur semble persister,
lui aussi, à se poser une certaine question fondamentale, à caractère chimique
ou métabolique : à quoi pourrait bien ressembler la physionomie du populo
contemporain soustraction faite de son
himalayenne connerie ?
Il faut croire une telle soustraction
possible. Certains n’ont d’ailleurs pas vraiment le choix. Cracher sur la
bêtise des pauvres, la chose est bien jolie quand on est soi-même riche. Mais
lorsque, ni héritier, ni banquier, la crapulerie ne s’est point jadis abattue
sur votre berceau, sous forme de cette liqueur tiède, émolliente et pisseuse
faisant la gloire des meilleures familles : L’ARGENT, alors cette bêtise
collective vous engage, vous prend, comme dirait Guillaume Pépy, en otage. Car
le populo, du fait de cette connerie fatale, tire volontiers à l’occasion sur
ses frères de classe, les expulse, les dépouille, les trahit.
Et donc, aussi, vote.
Un phénomène révoltant, au sujet duquel le
petit texte de Maestracci, dont nous causons ici (« NON ! ») rappelle,
s’ouvrant sur cette fameuse citation de Mother Jones en 1901, que « le père qui vote pour la perpétuation de
ce système est tout aussi meurtrier que s’il prenait un pistolet pour tuer ses
propres enfants. »
Charles Maestracci (voir ICI une interview évoquant son parcours) fut l’auteur en 1995, sous le nom d’Alexandre Dumal,
de Je m’appelle reviens, seul texte
de la Série Noire à avoir jamais été préfacé par Jean-Patrick Manchette, ainsi
que d’une poignée d’autres livres (Burundunga
chez Baleine, L’ouvreur chez
L’insomniaque, et plus récemment Dans la
cendre, aux éditions Après la lune : ouvrage dans lequel, outre une scène
d’euthanasie admirable quoique éprouvante, l’on peut aussi apprécier cette
réplique caractéristique, nous ramenant, c’est le cas de le dire, à nos
moutons, du moins à nos herbivores : « Comment il s’appelle, ton âne ? - Populo. »)
Donc, le populo va veauter, comme dirait Maestracci, dont l’aptitude
calembouresque n’est certes pas mince. Le style du bonhomme, à la fois teigneux
et froid, classique et jargonesque, représente à lui seul un concentré
d’anarchie fin-de-siècle (Mirbeau, lui-même pamphlétaire anti-électoraliste,
Libertad et Zo d’Axa sont d’ailleurs présents et cités) où les charges façon
Père Duchesne (contre « le nabot de
Neuilly » et d’autres figures éparses de la domination) côtoient des
tentatives de démonstration plus rigoureuses (en particulier au début, au
moment d’examiner sarcastiquement, mais honnêtement, l’arnaque fondatrice, la
sacro-sainte « représentativité des dirigeants élus ») :
« Ce qui revient à dire que ce gouvernement,
qui a reçu l’onction du suffrage universel ne gouverne qu’avec l’appui d’à
peine un adulte sur trois. C’est ce qu’on appelle… la majorité. »
Ailleurs, la prise de parti
se fait plus abrupte, subjective et instinctive. «Dès lors qu’un individu accède au pouvoir, c’est qu’il a obtenu
l’appui des riches, qui veulent encore s’enrichir, ou pour le moins ne pas
perdre leurs immenses privilèges. C’est pourquoi, dès qu’il gouverne, il ne
saurait dépouiller les riches, qui le soutiennent, au profit des pauvres…» Maestracci
ne semble guère apprécier les riches. Il ne s’embarrasse point là-dessus de
justifications trop poussées. Cette sorte de fatigue est aussi la nôtre.
Gageons que les riches, eux, sont plus ouverts d’esprit, qu’ils ont davantage
tendance à débattre et à oraliser (au
FMI, au Carlton de Lille ou
ailleurs). Maestracci doit craindre - et nous le suivons sur ce point - qu’à force de s’enfoncer trop loin dans ces
matières, l’atmosphère risque de devenir vite irrespirable…
Succède à cela l’assomption de quelques points de vue de bon sens,
comme arrachés à la gueule de Tribulat Bonhomet (ou Jean-pierre Pernaut), et
transformés en axiomes antiautoritaires valables, tels que : « La politique, c’est l’art de gouverner et
donc l’art d’exploiter » ou : « il
est déjà dur d’avoir des chefs, mais n’est-il pas encore plus stupide et
masochiste de les choisir ?», etc. La
métaphore zoomorphique, quant à elle, n’est jamais très loin non plus :
« Ainsi, que ce soit un
gouvernement de droite ou de gauche, chaque individu – tenu par un mors (le
travail salarié), dirigé par des rênes (les lois pondues à l’Assemblée) et
poussé par un fouet pour les plus récalcitrants (la prison) – se trouve attelé
au char de l’État. » Ou encore : «
Les politiciens qui disent : «Nous, le peuple» sont comme des asticots qui
diraient : « Nous, le cadavre…»
Telle est donc la nature, réjouissante et légère, de ce petit bullet…
de ce petit brûlot : un pamphlet libertaire déguisé en conversation de bistrot,
laquelle présentera toujours l’avantage d’un surcroît de liberté : c’est jouer
Jehan Rictus contre ces «En-dehors» sévères et puritains dont Anne Steiner,
entre autres, aura bien montré que leur hygiénisme straight edge (et leur mépris parfois tout spartiate des troquets) ne suffit point à les préserver
eux-mêmes d’erreurs théoriques monumentales. C’est que les idées se modifient,
parfois même apparaissent en cours de
route, ainsi que l’expliquait le pauvre Kleist qui cherchait toujours quelqu’un
à qui causer, pour pouvoir peu à peu se sentir moins con. D’où l’intérêt de
tâtonner (notamment au bistrot), quitte à se montrer plus ou moins convaincant
à tel ou tel moment de la conversation.
C’est à ce genre de tâtonnements que nous convie le «NON !» de Maestracci. Ses arguments sont percutants, mais ils ne sont
pas d’une pièce.
Quant au suffrage universel, par exemple, si l’auteur, sonnant ici le
rassemblement, entend bien l’affronter comme un ennemi uniforme, il reconnaît
cependant que la pulsion de vote
coalise sous son aile divers types de saloperie diffuse : lâcheté, bêtise pure,
soumission, coercition entendue et sûre d’elle. Comment contrer, alors, spécifiquement un tel adversaire ?
Comment générer un mouvement offensif spécialement
dirigé contre le suffrage universel ? Sur quelles bases ? Difficile.
L’oppression violente - c’est un fait – mobilise toujours davantage contre elle
que l’exploitation, et l’aliénation.
Ce qui mine le vote aujourd’hui, plus sûrement encore que la lucidité
retrouvée d’un populo lassé de se faire «
embobiner par les communicants de tous bords », « mercenaires du bobard », c’est hélas ! l’indifférence absolue
dudit populo à tout ce qui dépasse le cadre de la lutte pour la simple survie
quotidienne, laquelle nourrit d’ordinaire moins la révolte, et la prise de
conscience que l’amertume, l’opportunisme, le repli. Les réactionnaires des
deux derniers siècles (ces industriels monarchistes, entre autres, dont Roger
Vailland disait qu’ils «n’adoraient
Baudelaire qu’autant que Baudelaire détestait le suffrage universel»), les fascistes chinois, russes,
birmans, etc, d’aujourd’hui, nourrissent pour le vote une haine qui ne le
cèdera en rien à celle des anarchistes les plus déterminés (même si Maestracci
rappelle à bon droit que Hitler fut élu en bonne et due forme). Dans un autre
registre, on a récemment pu voir comment Sarkozy et Merkel sifflèrent, avant de
le bastonner, leur clébard socialiste grec après que ce dernier (ayant
d’ailleurs trahi, au préalable, les millions d’électeurs qui venaient de lui
accorder le maroquin), pris d’un coup de folie, eut prétendu régler, par un
référendum, la question de la dette du pays. Et comment oublier, enfin, la
sorte de terreur pathétique avec laquelle, voilà quelques années, la
bourgeoisie française accueillit la perspective d’une bien inoffensive « victoire du NON » (puis cette victoire
elle-même, purement et simplement annulée
dans la foulée au moyen d’un vote parlementaire
jugé, malgré tout, plus sûr) au référendum sur la Constitution libérale de
l’Europe…
Placer ses espoirs dans le vote apparaît donc
certes bien absurde et le rapport de l’élection à l’insurrection, traditionnellement celui d’un enterrement de
première classe (ainsi qu’on peut le constater ces jours-ci en Tunisie et
en Égypte), ou encore du coup de sifflet indiquant, selon le mot de De Gaulle
après Mai 68, « la fin de la récréation.»
Tout dépend, cependant, en réalité du niveau de conscience et de lucidité
ambiant. Car on peut s’emparer de n’importe quel évènement pour le déborder et
le subvertir : match de foot, concert, jour de célébration nationale… L’idée ou
le symbole le plus inepte, s’ils sont à même de déchaîner, sur un mode au
départ irrationnel, l’énergie et la rage, peuvent se changer en leur contraire
et rencontrer, incidemment, la vérité historique. L’explosion des grèves en
France, en 1936, à la faveur de la
victoire électorale du Front populaire procède d’une telle libération - brutale
- de ressentiment accumulé. Le vote ne représentant au fond qu’un des moments
symboliques privilégiés d’une médiocrité, d’une abdication, d’un renoncement
bien plus généraux et massifs - d’autant plus cruel, il est vrai, qu’il se
présente comme une occasion de liberté - c’est l’ensemble de la société capable
de prospérer sur un tel terreau qu’il convient de vomir, en permanence, de toutes ses forces.
Ce dont Charles Maestracci ne se prive bien
sûr aucunement, puisque rencontrant ad
nauseam sur sa route, y compris les
jours fériés (ou veautés), le même « pouvoir qui, PARTOUT OU MON REGARD SE
TOURNE, applique la « tolérance zéro » ; crée lois sur lois qui empiètent, À
L’INFINI, sur la liberté des hommes ; prévoit, SANS FIN, la manière de briser
toute velléité de révolte ; construit ou rénove, INDÉFINIMENT, prisons, bagnes,
camps de travail pour les pauvres ; renforce, SANS CESSE, ses moyens de
répression ; crée, ENCORE ET ENCORE, des fichiers, des systèmes de contrôle ;
installe, EN TOUT LIEU, des caméras de surveillance ; cherche, INLASSABLEMENT, à
perfectionner ses moyens militaires, etc. »
On signalera, pour finir, que ce petit texte est aussi conçu comme
instrument de propagande. Il est livré (pour 5 euros à l’unité, 3 à partir de
dix exemplaires) avec une série d’autocollants, dont quelques-uns ont pu être
aperçus ici-même, destinés à souiller joyeusement urnes électorales, isoloirs,
portraits de candidat(e)s et tout autre image ou monument répugnant. On peut le
commander auprès de L’Insomniaque – 43, rue de Stalingrad – 93100 Montreuil.
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