mardi 3 janvier 2012

NON ! ou la vaine gloire d'aller voter.



«Dimanche 22 avril 2012 – Hippodrome de la République – Grand prix de L’Élysée. Obstacles – À réclamer – 14 partants.»

Charles Maestracci


Il y a des gens pour qui, comme disait l’autre, le temps ne change rien à l’affaire. Et puis il y a ceux qui les observent. Depuis l’éminence de quelque colline banlieusarde, absorbé dans la scrutation du troupeau s’apprêtant cette année, une fois de plus, à s’élancer flatter du museau, du groin, du bulletin, les futurs propriétaires légaux de l’immense cheptel démocratique, Charles Maestracci n’en est toujours pas revenu. Sa stupeur précède-t-elle sa colère, ou bien est-ce l’inverse ? Il se trouve encore, de nos jours, des gens pour aller voter. Du coup, le scrutateur semble persister, lui aussi, à se poser une certaine question fondamentale, à caractère chimique ou métabolique : à quoi pourrait bien ressembler la physionomie du populo contemporain soustraction faite de son himalayenne connerie ?

Il faut croire une telle soustraction possible. Certains n’ont d’ailleurs pas vraiment le choix. Cracher sur la bêtise des pauvres, la chose est bien jolie quand on est soi-même riche. Mais lorsque, ni héritier, ni banquier, la crapulerie ne s’est point jadis abattue sur votre berceau, sous forme de cette liqueur tiède, émolliente et pisseuse faisant la gloire des meilleures familles : L’ARGENT, alors cette bêtise collective vous engage, vous prend, comme dirait Guillaume Pépy, en otage. Car le populo, du fait de cette connerie fatale, tire volontiers à l’occasion sur ses frères de classe, les expulse, les dépouille, les trahit.
Et donc, aussi, vote.
Un phénomène révoltant, au sujet duquel le petit texte de Maestracci, dont nous causons ici (« NON ! ») rappelle, s’ouvrant sur cette fameuse citation de Mother Jones en 1901, que « le père qui vote pour la perpétuation de ce système est tout aussi meurtrier que s’il prenait un pistolet pour tuer ses propres enfants. »

Charles Maestracci (voir ICI une interview évoquant son parcours) fut l’auteur en 1995, sous le nom d’Alexandre Dumal, de Je m’appelle reviens, seul texte de la Série Noire à avoir jamais été préfacé par Jean-Patrick Manchette, ainsi que d’une poignée d’autres livres (Burundunga chez Baleine, L’ouvreur chez L’insomniaque, et plus récemment Dans la cendre, aux éditions Après la lune : ouvrage dans lequel, outre une scène d’euthanasie admirable quoique éprouvante, l’on peut aussi apprécier cette réplique caractéristique, nous ramenant, c’est le cas de le dire, à nos moutons, du moins à nos herbivores : « Comment il s’appelle, ton âne ? - Populo. »)

Donc, le populo va veauter, comme dirait Maestracci, dont l’aptitude calembouresque n’est certes pas mince. Le style du bonhomme, à la fois teigneux et froid, classique et jargonesque, représente à lui seul un concentré d’anarchie fin-de-siècle (Mirbeau, lui-même pamphlétaire anti-électoraliste, Libertad et Zo d’Axa sont d’ailleurs présents et cités) où les charges façon Père Duchesne (contre « le nabot de Neuilly » et d’autres figures éparses de la domination) côtoient des tentatives de démonstration plus rigoureuses (en particulier au début, au moment d’examiner sarcastiquement, mais honnêtement, l’arnaque fondatrice, la sacro-sainte « représentativité des dirigeants élus ») :
 « Ce qui revient à dire que ce gouvernement, qui a reçu l’onction du suffrage universel ne gouverne qu’avec l’appui d’à peine un adulte sur trois. C’est ce qu’on appelle… la majorité. »


Ailleurs, la prise de parti se fait plus abrupte, subjective et instinctive. «Dès lors qu’un individu accède au pouvoir, c’est qu’il a obtenu l’appui des riches, qui veulent encore s’enrichir, ou pour le moins ne pas perdre leurs immenses privilèges. C’est pourquoi, dès qu’il gouverne, il ne saurait dépouiller les riches, qui le soutiennent, au profit des pauvres…» Maestracci ne semble guère apprécier les riches. Il ne s’embarrasse point là-dessus de justifications trop poussées. Cette sorte de fatigue est aussi la nôtre. Gageons que les riches, eux, sont plus ouverts d’esprit, qu’ils ont davantage tendance à débattre et à oraliser (au FMI, au Carlton de Lille ou ailleurs). Maestracci doit craindre - et nous le suivons sur ce point - qu’à force de s’enfoncer trop loin dans ces matières, l’atmosphère risque de devenir vite irrespirable…



Succède à cela l’assomption de quelques points de vue de bon sens, comme arrachés à la gueule de Tribulat Bonhomet (ou Jean-pierre Pernaut), et transformés en axiomes antiautoritaires valables, tels que : « La politique, c’est l’art de gouverner et donc l’art d’exploiter » ou : « il est déjà dur d’avoir des chefs, mais n’est-il pas encore plus stupide et masochiste de les choisir ?», etc. La métaphore zoomorphique, quant à elle, n’est jamais très loin non plus :
« Ainsi, que ce soit un gouvernement de droite ou de gauche, chaque individu – tenu par un mors (le travail salarié), dirigé par des rênes (les lois pondues à l’Assemblée) et poussé par un fouet pour les plus récalcitrants (la prison) – se trouve attelé au char de l’État. » Ou encore : « Les politiciens qui disent : «Nous, le peuple» sont comme des asticots qui diraient : « Nous, le cadavre…»

Telle est donc la nature, réjouissante et légère, de ce petit bullet… de ce petit brûlot : un pamphlet libertaire déguisé en conversation de bistrot, laquelle présentera toujours l’avantage d’un surcroît de liberté : c’est jouer Jehan Rictus contre ces «En-dehors» sévères et puritains dont Anne Steiner, entre autres, aura bien montré que leur hygiénisme straight edge (et leur mépris parfois tout spartiate des troquets) ne suffit point à les préserver eux-mêmes d’erreurs théoriques monumentales. C’est que les idées se modifient, parfois même apparaissent en cours de route, ainsi que l’expliquait le pauvre Kleist qui cherchait toujours quelqu’un à qui causer, pour pouvoir peu à peu se sentir moins con. D’où l’intérêt de tâtonner (notamment au bistrot), quitte à se montrer plus ou moins convaincant à tel ou tel moment de la conversation.
C’est à ce genre de tâtonnements que nous convie le «NON !» de Maestracci. Ses arguments sont percutants, mais ils ne sont pas d’une pièce.

Quant au suffrage universel, par exemple, si l’auteur, sonnant ici le rassemblement, entend bien l’affronter comme un ennemi uniforme, il reconnaît cependant que la pulsion de vote coalise sous son aile divers types de saloperie diffuse : lâcheté, bêtise pure, soumission, coercition entendue et sûre d’elle. Comment contrer, alors, spécifiquement un tel adversaire ? Comment générer un mouvement offensif spécialement dirigé contre le suffrage universel ? Sur quelles bases ? Difficile. L’oppression violente - c’est un fait – mobilise toujours davantage contre elle que l’exploitation, et l’aliénation.
Ce qui mine le vote aujourd’hui, plus sûrement encore que la lucidité retrouvée d’un populo lassé de se faire « embobiner par les communicants de tous bords », « mercenaires du bobard », c’est hélas ! l’indifférence absolue dudit populo à tout ce qui dépasse le cadre de la lutte pour la simple survie quotidienne, laquelle nourrit d’ordinaire moins la révolte, et la prise de conscience que l’amertume, l’opportunisme, le repli. Les réactionnaires des deux derniers siècles (ces industriels monarchistes, entre autres, dont Roger Vailland disait qu’ils «n’adoraient Baudelaire qu’autant que Baudelaire détestait le suffrage universel»), les fascistes chinois, russes, birmans, etc, d’aujourd’hui, nourrissent pour le vote une haine qui ne le cèdera en rien à celle des anarchistes les plus déterminés (même si Maestracci rappelle à bon droit que Hitler fut élu en bonne et due forme). Dans un autre registre, on a récemment pu voir comment Sarkozy et Merkel sifflèrent, avant de le bastonner, leur clébard socialiste grec après que ce dernier (ayant d’ailleurs trahi, au préalable, les millions d’électeurs qui venaient de lui accorder le maroquin), pris d’un coup de folie, eut prétendu régler, par un référendum, la question de la dette du pays. Et comment oublier, enfin, la sorte de terreur pathétique avec laquelle, voilà quelques années, la bourgeoisie française accueillit la perspective d’une bien inoffensive « victoire du NON » (puis cette victoire elle-même, purement et simplement annulée dans la foulée au moyen d’un vote parlementaire jugé, malgré tout, plus sûr) au référendum sur la Constitution libérale de l’Europe…



Placer ses espoirs dans le vote apparaît donc certes bien absurde et le rapport de l’élection à l’insurrection, traditionnellement celui d’un enterrement de première classe (ainsi qu’on peut le constater ces jours-ci en Tunisie et en Égypte), ou encore du coup de sifflet indiquant, selon le mot de De Gaulle après Mai 68, « la fin de la récréation.» Tout dépend, cependant, en réalité du niveau de conscience et de lucidité ambiant. Car on peut s’emparer de n’importe quel évènement pour le déborder et le subvertir : match de foot, concert, jour de célébration nationale… L’idée ou le symbole le plus inepte, s’ils sont à même de déchaîner, sur un mode au départ irrationnel, l’énergie et la rage, peuvent se changer en leur contraire et rencontrer, incidemment, la vérité historique. L’explosion des grèves en France, en 1936, à la faveur de la victoire électorale du Front populaire procède d’une telle libération - brutale - de ressentiment accumulé. Le vote ne représentant au fond qu’un des moments symboliques privilégiés d’une médiocrité, d’une abdication, d’un renoncement bien plus généraux et massifs - d’autant plus cruel, il est vrai, qu’il se présente comme une occasion de liberté - c’est l’ensemble de la société capable de prospérer sur un tel terreau qu’il convient de vomir, en permanence, de toutes ses forces.
Ce dont Charles Maestracci ne se prive bien sûr aucunement, puisque rencontrant ad nauseam sur sa route, y compris les jours fériés (ou veautés), le même « pouvoir qui, PARTOUT OU MON REGARD SE TOURNE, applique la « tolérance zéro » ; crée lois sur lois qui empiètent, À L’INFINI, sur la liberté des hommes ; prévoit, SANS FIN, la manière de briser toute velléité de révolte ; construit ou rénove, INDÉFINIMENT, prisons, bagnes, camps de travail pour les pauvres ; renforce, SANS CESSE, ses moyens de répression ; crée, ENCORE ET ENCORE, des fichiers, des systèmes de contrôle ; installe, EN TOUT LIEU, des caméras de surveillance ; cherche, INLASSABLEMENT, à perfectionner ses moyens militaires, etc. »

On signalera, pour finir, que ce petit texte est aussi conçu comme instrument de propagande. Il est livré (pour 5 euros à l’unité, 3 à partir de dix exemplaires) avec une série d’autocollants, dont quelques-uns ont pu être aperçus ici-même, destinés à souiller joyeusement urnes électorales, isoloirs, portraits de candidat(e)s et tout autre image ou monument répugnant. On peut le commander auprès de L’Insomniaque – 43, rue de Stalingrad – 93100 Montreuil.

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