vendredi 5 juillet 2024

Pratico-inerte


Toute la bourgeoisie blanche indigéniste résumée en quelques secondes, dans ce qu'elle a de plus répugnant, de plus suffisant (et insuffisant), de plus insupportablement cuistre. Après avoir incité son lectorat, qui lui ressemble et le mérite bien, à se ≪méfier de Kafka≫ (sic) dans un essai récent, tant léger qu'indigeste, voilà que Lagasnerie pousse désormais ses aficionados à associer Adorno, Horkheimer et Pierre Bourdieu en un plan à trois ridicule, dont l'obscénité ne pouvait guère triompher positivement que dans la représentation d'un sociologue de gauche d'aujourd'hui. 

Pour rappel : l'essentiel du travail d'Adorno et Horkheimer, relativement à la personnalité autoritaire, repose sur un certain paradoxe voulant que des ≪structures≫ (pour parler comme les cons) en théorie vouées à l'émancipation aboutissent en pratique à la reconduction d'habitudes et de pouvoirs de droite : l'exemple canonique d'un tel phénomène étant le vote pro-hitlérien conséquent, dans l'Allemagne des années 1930, de militants de la gauche soi-disant révolutionnaire, pourtant ≪endurcis≫ (n'est-ce pas là tout le problème ?) et donc, en principe, vaccinés contre de telles errances irrationnelles. 

Or, par contraste, c'est, selon la Théorie Critique (et n'en déplaise au très communiste Geoffroy Daniel de Lagasnerie), précisément une certaine tendance individualiste et libérale, au sens bourgeois du terme, qui constitue après examen le seul ≪négatif≫ authentique de telles habitudes autoritaires irrésistiblement reconduites, en dépit de leurs postures et objectifs conscients, par les structures de gauche dominantes (partis, syndicats). Le fait qu'à cet aspect nécessairement libéral et individualiste, donc, de la vraie personnalité non-autoritaire (Adorno, dans sa fameuse enquête, emploie l'expression genuine liberal pour qualifier ce ≪type idéal≫ s'éloignant le plus du haut ≪potentiel fasciste≫ retrouvé par lui dans l'ensemble de la population des USA : chez les prolétaires et chez les riches, chez les détenus de droit commun comme chez les militants de gauche ou de droite) s'ajoute, certes, comme facteur antifasciste renforcé, la nécessité d'une socialisation, d'une médiatisation des expériences individuelles (dans la rencontre, l'échange libre, la curiosité intellectuelle) ne change rien à cette première découverte fondamentale : c'est bien, en effet, la quête d'intériorisation, le goût de cultiver une certaine sensibilité individuelle, le désir de fuir le groupe, tout groupe (groupe prompt, d'ailleurs, aussitôt et en retour, à condamner cette volonté de solitude, d'indépendance : qu'on pense au mépris typiquement viriliste que le fascisme témoigne au goût de l'introspection, jugé par lui dangereusement féminin) qui témoigne le plus sûrement d'une imperméabilité durable aux tendances fascistes chez l'individu. Cette tendance à la résistance individuelle doit donc être encouragée. 

Qu'on mette cela en rapport avec cette manière lagasnerienne outrecuidante de donner à tout bout de champ (bourdieusien, bien sûr) des leçons d'éthique et de sociologie collectiviste aux prolétaires que ce monsieur fantasme, prêts à tout pour s'échapper de leur cage à poules HLMiste, quitte à succomber, en effet, à ≪l'idéologie pavillonnaire≫. Mais dans n'importe quelle idéologie populaire gît le spectre, toujours actif, d'une certaine utopie, dont le noyau émancipateur ne demande qu'à être identifié, défendu et libéré par des sociologues sérieux (pour ne s'en tenir qu'à cette catégorie d'êtres humains défavorisés par les accidents de la vie). Le rêve pavillonnaire ne renvoie-t-il précisément pas, dans une large mesure inconsciente et aliénée, il est vrai ! à ce besoin individualiste de calme, de sérénité, d'épanouissement personnel que Lagasnerie et ses semblables n'ont évidemment jamais conscience de ressentir, auprès de leur grande bibliothèque bien rangée, à force que ce besoin social ait été, pour ce qui les concerne, satisfait dès leur plus jeune âge ?

Autre contresens majeur concernant les Francfortois, ici atrocement mêlés à l'indépassable penseur positiviste français des Habitus : le rapport d'Adorno et Horkheimer à l'autorité familiale. Attention, tarte à la crème ! Si Lagasnerie avait fait un minimum d'efforts de lecture ou s'il était un tant soit peu honnête intellectuellement, il n'en resterait pas à ces lieux communs transgressifs anti-familialiste et s'empresserait de préciser que le coeur vivant de la Théorie Critique (passé une certaine période optimiste de maturation, moins intéressante, courant, disons, jusqu'au tout début des années 1940) constitue une reprise du désespoir anti-moderne d'un Freud, chez qui l'affrontement œdipien (et sa défaite bien assumée) dans la famille bourgeoise constitue la condition essentielle d'existence d'un ≪moi fort≫, équilibré, et, à ce titre, capable de résister aux séductions inconscientes impersonnelles collectivistes du type de celles que le fascisme propose. Ce que propose Adorno, en particulier, c'est une psychologie de masse d'un fascisme apte à survivre dans le post-fascisme de la démocratie avancée, une psychologie montrant que c'est la disparition tendancielle de l'ancienne famille bourgeoise qui mène précisément à la dépersonnalisation de la construction psychique, donc à la prise en charge funeste, désormais intégrale, par toute la société aliénée, d'une telle construction (d'une telle ≪déconstruction≫, plutôt, comme disent les cons : d'une destruction programmée, pure et simple, de l'ancien individu, dont la liberté, les droits de l'Homme, etc, restaient le programme idéologique transcendantal, non-négociable). Autrement dit : dans une ≪société sans père≫, selon la célèbre expression de Mitscherlich, le fascisme collectiviste tend plutôt à prospérer, surgissant en bout de chaîne d'un pré-façonnage psychique organisé par le ≪collectif≫, la ≪bande≫, les sinistres réseaux sociaux, l'industrie culturelle. Alors : réactionnaires, les Francfortois ? Peut-être. Il y aurait tant à dire sur leur pratique (ou leur absence de pratique). Mais à ce compte, il faudrait tenir aussi le Marcuse de Éros et civilisation comme un réactionnaire, lui dont l'activisme sera resté admirable, et qui propose pourtant des réflexions très proches, relativement à cet effacement contemporain de la famille bourgeoise et à ses (potentiellement terribles) conséquences politiques. 

O lectorat, pour finir : un bon conseil ! Avant de songer à te méfier de Kafka, méfie-toi d'abord des faussaires puants de la gauche radicale d'aujourd'hui, des compagnons de route bien bourgeois, bien doctes et bien blancs de l'anti-universalisme patenté, gavés à la structure et à la haine de la Raison. Que ceux-là checkent leurs privilèges, s'ils tiennent vraiment à s'occuper. Le labeur ne leur manquera pas. Et le temps est court. Qu'ils économisent le leur (et le nôtre), et s'abstiennent de venir souiller de leurs interprétations ineptes ce qui subsiste de bon et de grand dans tous ces livres inconnus qu'ils ne comprendront jamais, dans toute cette vieille et noble critique de la culture, qui les crucifie en silence sitôt qu'ils tentent de la mettre au travail.              

mercredi 3 juillet 2024

Quand j'entends le mot ≪culture≫...

Ci-dessus : le splendide Combat pour les valeurs du clip ≪antifasciste≫ 
No Pasaran !France, juin 2024 (détail) 

***

≪ Nous n'attendons pas de miracles de la classe ouvrière... ≫
(Des situationnistes, à l'ancienne)

≪ C'est la théorie en tant qu'intelligence de la pratique humaine qui doit être reconnue et vécue par les masses. Elle exige que les ouvriers deviennent dialecticiens et inscrivent leur pensée dans la pratique : ainsi elle demande aux hommes sans qualité bien plus que la révolution bourgeoise ne demandait aux hommes qualifiés qu'elle déléguait à sa mise en œuvre... 
(Guy Debord, La Société du Spectacle)


Il s'agit donc, ces jours-ci, d'aller voter, évidemment ! mais surtout de faire voter certaines foules ordinairement éloignées de tout comportement civique normal, à savoir les ≪jeunes de quartier populaire≫ ― suivant l'expression convenue ― considérés par la gauche mélenchoniste comme un formidable bétail citoyen abstrait, un gigantesque et miraculeux réservoir de voix (c'est ainsi que ces gens s'expriment) susceptible de faire la différence avec le reste du pays, de toute évidence largement acquis, lui, au fascisme. Car le péril fasciste rôde, ce dont nous ne disconvenons pas. Or, pour traîner (il n'est pas d'autre mot) ces potentiels ≪primo-électeurs≫ jusqu'à l'isoloir, il n'existe pas trente-six façons de faire, dès lors qu'on désespère que, dans un espace de temps aussi court, les jeunes-de-quartier-populaire prennent soudain par eux-mêmes conscience dudit péril fasciste, sur la base de quelque indignation spontanée, quelque sentiment de révolte autonome, nés d'un mouvement moral et d'intelligence libertairelui-même dicté par une très saine et atavique haine de classe. Non, ça, désolé ! mais on n'a pas le temps d'attendre, sans parler d'y travailler ni de l'encourager. Ça fait des décennies, en vérité, qu'on n'a pas le temps de prendre ce temps-là, et que, de fait, un tel mouvement ne surgit pas, jamais. Mais bref. À qui la faute, au fond ! Aucune importance. On fera plutôt feu de tout bois. On mobilisera plutôt la culture. Ce sera plus rapide que l'intelligence, la culture. Et, avec un peu de chance, bien plus efficace ce dimanche. Que cette culture relève d'une certaine  industrie, conçue, comme toute industrie, pour produire puis proposer une certaine marchandise bien calibrée, auprès d'un certain coeur de cible soigneusement identifié, consommateur heureux des stéréotypes qu'on aura pris soin de lui fabriquer sur mesure : tout cela ne pose aucune espèce de souci. Que cette culture, en d'autres termes, se détruise tendanciellement comme culture, c'est-à-dire comme mouvement critique permettant d'abandonner ce qu'on était (l'identité figée qu'on assumait) l'instant d'avant, cela n'est plus guère interrogé par personne, et certainement pas par la gauche ≪radicale≫ d'aujourd'hui. Celle-ci a mieux et plus urgent à faire que de s'occuper de toutes ces vieilles questions creuses d'industrie culturelle ou de stéréotypes infusant depuis des lustres dans l'esprit des jeunes-de-quartiers-populaires. Car ce qui compte, vous comprenez ! c'est de lutter contre le fascisme deux ou trois jours d'élection par an et, pour cela, d'aller faire voter by any means necessary des gens qui, autrement, se moqueraient comme d'une guigne du fait que le fascisme est au bord d'accéder au pouvoir parlementaire. Or, loin encore de tout Parlement, de toute Assemblée positive, le fascisme commence par triompher dans les têtes, dans les ≪idées≫ et les valeurs≫ s'imposant aux foules comme légitimes. Certains professionnels reconnus de la culture populaire contemporaine, dont le rap constitue l'avant-garde incontestée, prétendent avoir compris cela. Et c'est pour cette raison, et dans cette perspective, que le clip désormais célèbre intitulé No Pasaran ! (sic) a été très récemment conçu puis réalisé, regroupant l'élite, reconnue par ses consommateurs mêmes,  du hip-hop français d'aujourd'hui, mais également d'hier, puisque Akhénaton (pilier du groupe marseillais IAM) y participe avec fougue. Et comme il le dit lui-même, au beau milieu de ce morceau choral No Pasaran !, il s'agit de combattre les ≪idées≫ du fascisme
On rappellera ici opportunément que, voilà quelques décennies, Akhénaton se présentait comme adversaire résolu du ≪rap de droite≫, comme nous l'évoquions dans un ancien article. Nous renvoyons à la sagacité de notre lectorat le soin de trancher si le ≪rap de droite≫ d'antan a bien été ou non définitivement supplanté par le ≪rap antifasciste≫ d'aujourd'hui. Auprès des jeunes-de-quartier-populaire, s'entend (naturellement). 


Voilà qui s'avère décidément prometteur. La culture sauvera le monde, c'est sûr. Surtout la populaire. Mais venons-en au fait. Ces idées fascistes qu'il s'agit de combattre, quelles sont-elles, au juste ? Nous les montrera-t-on enfin ? Et quelles idées antifascistes leur opposer, à en croire les cadors du rap français ? En vérité, comme vous allez le constater, les choses sont assez simples. Voici un petit florilège, établi par nos soins, de la meilleure culture anti-RN ≪de rue≫ du moment. Mettez-vous ça dans le crâne d'ici dimanche, et le tour est joué. Ils ne passeront pas ! 

(Bon, ça, c'est la base. C'est connu. Un peu comme la terre plate, si tu veux)

(Là aussi, banalité antifasciste de base. Mais ça peut ramener des voix, dimanche.)

(De la merde dans le cerveau, passe encore, mais une puce dans le sang ! Là, mon antifascisme culturel ne fait qu'un tour...)

(Faut dire qu'y en a, ils abusent aussi, de boire du sang de bébé ou de vierge pour augmenter leur puissance. Et puis, se nourrir d'un truc qu'on consomme, c'est indécent, de base. )

(Ça sent la dénazification antifasciste à la russe. Ils l'auront bien cherché, au nom de Dieu...)

(Ça, c'est pour la mère Le Pen et sa nièce ! Qu'elles arrêtent immédiatement ou je ne réponds pas du féministe radical qui sommeille en moi...)


On a décidé de s'arrêter là pour aujourd'hui. Que celles et ceux désireux d'aller au bout en profitent jusqu'à la (jeune) garde. Non que ce morceau de rap, clairement inspiré en tous points de l'anarchisme espagnol des années 1936, ne soit pas autrement passionnant (il regorge, par exemple, de beaux moments de mysticité et de rappels réguliers à une pratique religieuse monothéiste rigoureuse, saine et exigeante) mais, le truc, là, c'est qu'on a encore beaucoup de travail. Il nous reste en effet à convaincre (en usant, notamment, de ce genre d'outils de propagande admirable) une multitude de jeunes-des-quartiers-populaires d'aller faire le bon choix ce week-end. Le fascisme menace. En France comme en Ukraine. Et là-bas comme ici, pour conjurer le péril, n'oubliez jamais, o estimés camarades, que tous les moyens sont bons. Et les mauvais aussi...

Vive la Culture, 
Mort au Fascisme !