Toute la bourgeoisie blanche indigéniste résumée en quelques secondes, dans ce qu'elle a de plus répugnant, de plus suffisant (et insuffisant), de plus insupportablement cuistre. Après avoir incité son lectorat, qui lui ressemble et le mérite bien, à se ≪méfier de Kafka≫ (sic) dans un essai récent, tant léger qu'indigeste, voilà que Lagasnerie pousse désormais ses aficionados à associer Adorno, Horkheimer et Pierre Bourdieu en un plan à trois ridicule, dont l'obscénité ne pouvait guère triompher positivement que dans la représentation d'un sociologue de gauche d'aujourd'hui.
Pour rappel : l'essentiel du travail d'Adorno et Horkheimer, relativement à la ≪personnalité autoritaire≫, repose sur un certain paradoxe voulant que des ≪structures≫ (pour parler comme les cons) en théorie vouées à l'émancipation aboutissent en pratique à la reconduction d'habitudes et de pouvoirs de droite : l'exemple canonique d'un tel phénomène étant le vote pro-hitlérien conséquent, dans l'Allemagne des années 1930, de militants de la gauche soi-disant révolutionnaire, pourtant ≪endurcis≫ (n'est-ce pas là tout le problème ?) et donc, en principe, vaccinés contre de telles errances irrationnelles.
Or, par contraste, c'est, selon la Théorie Critique (et n'en déplaise au très communiste Geoffroy Daniel de Lagasnerie), précisément une certaine tendance individualiste et libérale, au sens bourgeois du terme, qui constitue après examen le seul ≪négatif≫ authentique de telles habitudes autoritaires irrésistiblement reconduites, en dépit de leurs postures et objectifs conscients, par les structures de gauche dominantes (partis, syndicats). Le fait qu'à cet aspect nécessairement libéral et individualiste, donc, de la vraie personnalité non-autoritaire (Adorno, dans sa fameuse enquête, emploie l'expression genuine liberal pour qualifier ce ≪type idéal≫ s'éloignant le plus du haut ≪potentiel fasciste≫ retrouvé par lui dans l'ensemble de la population des USA : chez les prolétaires et chez les riches, chez les détenus de droit commun comme chez les militants de gauche ou de droite) s'ajoute, certes, comme facteur antifasciste renforcé, la nécessité d'une socialisation, d'une médiatisation des expériences individuelles (dans la rencontre, l'échange libre, la curiosité intellectuelle) ne change rien à cette première découverte fondamentale : c'est bien, en effet, la quête d'intériorisation, le goût de cultiver une certaine sensibilité individuelle, le désir de fuir le groupe, tout groupe (groupe prompt, d'ailleurs, aussitôt et en retour, à condamner cette volonté de solitude, d'indépendance : qu'on pense au mépris typiquement viriliste que le fascisme témoigne au goût de l'introspection, jugé par lui dangereusement féminin) qui témoigne le plus sûrement d'une imperméabilité durable aux tendances fascistes chez l'individu. Cette tendance à la résistance individuelle doit donc être encouragée.
Qu'on mette cela en rapport avec cette manière lagasnerienne outrecuidante de donner à tout bout de champ (bourdieusien, bien sûr) des leçons d'éthique et de sociologie collectiviste aux prolétaires que ce monsieur fantasme, prêts à tout pour s'échapper de leur cage à poules HLMiste, quitte à succomber, en effet, à ≪l'idéologie pavillonnaire≫. Mais dans n'importe quelle idéologie populaire gît le spectre, toujours actif, d'une certaine utopie, dont le noyau émancipateur ne demande qu'à être identifié, défendu et libéré par des sociologues sérieux (pour ne s'en tenir qu'à cette catégorie d'êtres humains défavorisés par les accidents de la vie). Le rêve pavillonnaire ne renvoie-t-il précisément pas, dans une large mesure inconsciente et aliénée, il est vrai ! à ce besoin individualiste de calme, de sérénité, d'épanouissement personnel que Lagasnerie et ses semblables n'ont évidemment jamais conscience de ressentir, auprès de leur grande bibliothèque bien rangée, à force que ce besoin social ait été, pour ce qui les concerne, satisfait dès leur plus jeune âge ?
Autre contresens majeur concernant les Francfortois, ici atrocement mêlés à l'indépassable penseur positiviste français des Habitus : le rapport d'Adorno et Horkheimer à l'autorité familiale. Attention, tarte à la crème ! Si Lagasnerie avait fait un minimum d'efforts de lecture ou s'il était un tant soit peu honnête intellectuellement, il n'en resterait pas à ces lieux communs transgressifs anti-familialiste et s'empresserait de préciser que le coeur vivant de la Théorie Critique (passé une certaine période optimiste de maturation, moins intéressante, courant, disons, jusqu'au tout début des années 1940) constitue une reprise du désespoir anti-moderne d'un Freud, chez qui l'affrontement œdipien (et sa défaite bien assumée) dans la famille bourgeoise constitue la condition essentielle d'existence d'un ≪moi fort≫, équilibré, et, à ce titre, capable de résister aux séductions inconscientes impersonnelles collectivistes du type de celles que le fascisme propose. Ce que propose Adorno, en particulier, c'est une psychologie de masse d'un fascisme apte à survivre dans le post-fascisme de la démocratie avancée, une psychologie montrant que c'est la disparition tendancielle de l'ancienne famille bourgeoise qui mène précisément à la dépersonnalisation de la construction psychique, donc à la prise en charge funeste, désormais intégrale, par toute la société aliénée, d'une telle construction (d'une telle ≪déconstruction≫, plutôt, comme disent les cons : d'une destruction programmée, pure et simple, de l'ancien individu, dont la liberté, les droits de l'Homme, etc, restaient le programme idéologique transcendantal, non-négociable). Autrement dit : dans une ≪société sans père≫, selon la célèbre expression de Mitscherlich, le fascisme collectiviste tend plutôt à prospérer, surgissant en bout de chaîne d'un pré-façonnage psychique organisé par le ≪collectif≫, la ≪bande≫, les sinistres ≪réseaux sociaux≫, l'industrie culturelle. Alors : réactionnaires, les Francfortois ? Peut-être. Il y aurait tant à dire sur leur pratique (ou leur absence de pratique). Mais à ce compte, il faudrait tenir aussi le Marcuse de Éros et civilisation comme un réactionnaire, lui dont l'activisme sera resté admirable, et qui propose pourtant des réflexions très proches, relativement à cet effacement contemporain de la famille bourgeoise et à ses (potentiellement terribles) conséquences politiques.
O lectorat, pour finir : un bon conseil ! Avant de songer à te méfier de Kafka, méfie-toi d'abord des faussaires puants de la gauche radicale d'aujourd'hui, des compagnons de route bien bourgeois, bien doctes et bien blancs de l'anti-universalisme patenté, gavés à la structure et à la haine de la Raison. Que ceux-là checkent leurs privilèges, s'ils tiennent vraiment à s'occuper. Le labeur ne leur manquera pas. Et le temps est court. Qu'ils économisent le leur (et le nôtre), et s'abstiennent de venir souiller de leurs interprétations ineptes ce qui subsiste de bon et de grand dans tous ces livres inconnus qu'ils ne comprendront jamais, dans toute cette vieille et noble critique de la culture, qui les crucifie en silence sitôt qu'ils tentent de la mettre au travail.