jeudi 24 août 2023

Nothing can stop us


D'où vient, au juste, la douce et irrésistible mélancolie que provoque en nous cette ritournelle, concoctée pour le grand Cornell Campbell (ex-Eternals) par les londoniens de Soothsayers ? Sans doute, à bien y réfléchir, procède-t-elle de l'ironie permettant d'accéder, en tordant à peine son titre initial (≪Nothing can stop us≫), à la sombre vérité de notre moment historique présent. Celle du règne sans partage d'un principe de réalité absolument ennemi et malfaisant, mais qui s'impose néanmoins partout, en écrasant et piétinant, sans pitié ni égards, tout ce qui prétendrait un tant soit peu lui résister. Nothing can stop it, en somme : que ce maudit principe s'incarne en un Poutine, un Xi Jinping, un Macron, un grand, moyen ou petit patron libéral, un fasciste de rue, un stalinien de Mairie, le moindre dépositaire annexe d'une autorité de sous-fifre quelconque, toutes ces distinctions méritent, bien entendu, d'être faites, et avec soin. Il demeure, cependant, un point commun à toute cette expression diversifiée et modalisée de puissance : contre elle, la discussion rationnelle ne vous sera ici d'aucune aide. Qu'on se rappelle, en effet, la facilité avec laquelle le président français assuma, voilà quelques semaines, le taux de rejet, dans l'opinion, de sa dernière réforme des retraites, et puis la tranquillité avec laquelle il repoussa, un à un, tous les arguments rationnels que même les économistes bourgeois de son camp, effrayés, mobilisaient, à l'occasion, pour en démontrer l'absurdité. Tout cela, sans doute, dût apparaître bien déconcertant aux yeux d'un libéral historique, encore tout intoxiqué par son idéologie d'origine, selon laquelle sa classe, la bourgeoisie, la classe universelle, avait pour mission l'émancipation humaine par la rationalité. Mais le principe contemporain de réalité, quant à lui, se contente d'asséner (à coups de trique) que les décisions essentielles, relativement à l'humanité, sont toujours déjà prises par définition, et qu'elles doivent être exécutées dans la foulée. Que ces décisions soient mauvaises ou pas importe extrêmement peu, puisque, comme il vient d'être dit, elles ont été prises, et c'est cela qui compte. Que ce choix véritable ait été effectué par un individu élu (par une très faible partie de la population) ou un dictateur plus franc du collier, une fois encore, cette distinction est importante. Mais, une fois encore, l'essentiel est ailleurs. L'essentiel est qu'à terme, la légitimité du pouvoir et l'ordre civil sont tenus de fusionner, quitte à risquer de les voir disparaître ensemble, dans le chaos. Car on ne peut stopper ce principe en lui disant non, en le contestant, en s'opposant à lui au seul moyen d'arguments par ailleurs valables et de tout ce que la pitoyable ≪éthique de la discussion≫ contemporaine propose de gadgets communicationnels, à moins de s'exposer sans lassitude ni crainte au ridicule, à l'humiliation de la défaite et à l'impuissance généralisée (et c'est ce qui est arrivé à tous les mouvements de révolte sociale récents en France, vaincus les uns après les autres). On ne stoppe pas plus un Macron bien décidé en France qu'on ne peut stopper, ailleurs, un stupide missile russe détruisant en une seconde une école remplie d'enfants, ou n'importe quelle bande de flics d'où vous voudrez torturant des gens choisis au hasard, au milieu d'une rue en révolte. Ou plutôt : on ne peut espérer stopper cette force ignoble que les deux monstruosités susmentionnées représentent qu'en leur opposant une puissance supérieure, une guerre supérieure, en intensité, en violence, donc en souffrances inévitables. Et, certes, c'est ce que font, depuis de longs mois, les Ukrainiens qui défendent et sauvent leur existence même en combattant. Serions-nous prêts, de ce côté du monde, à assumer cette nécessité-là, disant, pour ce qui nous concerne, que la révolution, la guerre au principe de réalité bourgeois, sera ou serait évidemment sanglante et terrifiante ? Serait-il même souhaitable de l'assumer, à soupçonner que le résultat final d'un tel désastre risque (en supposant que la victoire finale survienne et sans même présumer de la forme sociale que cette dernière pourrait bien revêtir) de ne consister qu'en une nouvelle réalité de carnage, de laideur, de bêtise et d'ennui ? Bref : en un nouveau principe de réalité, qu'à nouveau on ne pourrait stopper, et ainsi de suite ? Question de point de vue (de classe), nous répondront, bien entendu, certains camarades, non sans pertinence. Les vrais prolétaires n'ont rien à perdre, nous dit-on, et qu'un monde à gagner. Il semble tout de même, à en juger le résultat tant de ces longs mois cumulés de lutte sociale que des dernières émeutes consécutives à l'assassinat récent, par un policier de la BRAV-M, du jeune homme de Nanterre, que quand l'État décide de passer, il passe, et voilà tout. Nothing can stop us, chantaient pourtant les Soothsayers. Nothing can stop them ! songeons-nous en retour, avec mélancolie. Mais qu'on ne se méprenne pas : cette nécessité de la joie partagée, socialisée dont témoigne ladite chansonnette, nous la comprenons bien. Nous ne comprenons même plus qu'elle, en vérité.

(une autre version : meilleure, à notre goût)

13 commentaires:

  1. Sans vouloir jouer les oiseaux de mauvaise augure, on assiste surtout à une suite de soulèvements populaires sans chefs ni avant- garde (ouf ! Pas trop tôt !) se faisant militairement écrabouiller l'un après l'autre.
    Et la solution n'a jamais été d'élever le niveau qualitatif de l'affrontement, même si c'est par ailleurs nécessaire et que la question est généralement évacuée dans les milieux qui s'autorisent.

    Merci pour Soothsayers, c'est vrai que la deuxième est bien mieux.

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  2. On a bien écrit "qualitatif" comme on disait, par exemple, en Italie entre 1969 et 1979 car la question était cruciale.
    On connait la suite.

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    1. D'accord, mais alors il faudrait éclaircir les choses à l'aune du moment présent, qui ne ressemble absolument pas à ce moment italien-là. En outre, les BR s'étaient, aux dires mêmes d'autres mouvements (parfois militarisés) de l'autonomie, "enfermés dans un tête-à-tête avec l'État", le rapport de forces pouvant ici s'interpréter en termes de quantité. D'où notre demande de précision. D'autant que le "qualitatif" représente surtout à nos yeux le besoin critique, et théorique, de comprendre la domination, en attendant le retour de la possibilité pratique (et pour hâter celui-ci). Or, ce besoin qualitatif-critique implique forcément, de fait, un certain retrait pessimiste, une certaine lucidité sur le moment présent. Il ne s'agit pas d'être contemplatif, comme moquaient les situs, mais de comprendre pourquoi la situation n'étant en rien favorable, il faudrait commencer à poser de nouveaux problèmes (ou plutôt d'anciens problèmes oubliés par le gauchisme actuel : les problèmes d'aliénation religieuse, de désir, de sexualité, d'esthétique, en particulier).

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  3. La manière typique qu'ont les mouvements "radicaux" actuels de tout passer à la moulinette conceptuelle du "rapport de force" (élever le niveau du rapport de force, construire un rapport de forces, etc) implique de mépriser l'expérience négative singulière (l'émeute) pour ce qu'elle incarne elle-même, à savoir une pulsion érotique, ludique et scandalisée (par l'injustice ordinaire de l'assassinat policier), sans lendemain programmatique. En témoigne cette joie incroyable des très jeunes gens qui (avant la terrible répression d'État) partout en France se seront intensément amusés, et un peu vengés de cette vie. Mais nous avons, ensuite, été étonnés de voir à quel point les émeutiers urbains récents n'ont pas été soutenus comme ils le méritaient, par personne ou presque. Ils ont été, certes, défendus, excusés, sur le mode de la gêne, voire carrément condamnés (pour leur légèreté dans le choix des cibles disponibles, en particulier), jamais soutenus dans leur réaction de colère vis-à-vis de l'exécution de Nahel Merzouk. On leur aura reproché, au fond, de ne pas avoir été assez "politiques" (comme d'habitude), le fameux article d'Ivan Segré sur Lundi AM représentant le summum ridicule et ignoble de cette excommunication gauchiste de "l'émeute pour l'émeute".
    Mais qu'auront-ils obtenu, eux, ces politiques avides de "rapports de force", au bout de leurs milliers de jours de lutte contre la réforme des retraites ? Rien. Sinon, une fois encore (mais ils ne pourront l'admettre) de beaux et grands moments négatifs toujours incompris pour eux-mêmes, dans leur dimension utopique, c'est-à-dire montrant une voie hors du principe de réalité, permettant au moins de saisir furtivement en quoi il est détestable, tout ce qu'il empêche, et pourquoi il faudrait l'abattre. Pour nous, le qualitatif, ce serait ça : comprendre ça.

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    1. Vu comme ça, on ne peut qu'approuver.
      Ceci posé, par "qualitatif" j'entendais reprendre un terme gauchiste d'il y a quarante ans ou plus en référence à certaines questions se posant présentement dans les milieux radicaux.
      Là, où je ne vous suis pas, c'est que tous les "politiques" (on se comprend) n'ont ni méprisé ni rejeté l'émeute de juillet. D'aucun se sont, eux aussi, bien divertis. Ce qui n'empêche de poser les limites de l'émeute. Au même titre que la critique de la "lutte armée "comme confrontation privée avec l'État qui est par essence, toujours plus puissant.
      Ce qui m'a surtout gonflé lors de la défaite des retraites fut de voir un certain nombre de gens refaire un black bloc sur lequel les schmidts n'avaient plus qu'à se défouler. Oh, les gars, collez-vous une cible, ça ira plus vite !
      La supériorité de l'émeute réside dans sa fluidité.
      Sa faiblesse dans son manque de lendemain.

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  4. Aufhebung, il faut reculer pour mieux sauter ; pas pour sauter plus loin.

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    1. Hic non Rhodus, hic non salta ! Il faudra surtout sauter plus tard, l'époque ne s'y prêtant guère, et pas au-dessus de son temps. Car, dans le cas contraire, succombant à l'impatience, quelle différence entre "sauter mieux" et "plus loin" ?

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    2. Ça donne le temps de reculer... pour savoir atterrir.

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    3. https://lundi.am/Bruno-Latour-le-conseiller-sans-Prince-Ou-l-homme-qui-avait-peur-de-ne-plus

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    4. Chez soi-même, porteur d'une morale sans obligation ni sanction ; dans un monde où le palais d'Hiver n'a pas été pris, mais dissous. On se demandera pourquoi il aura fallu sauter pour en arriver là, bien sûr. C'était qu'à stationner, nos âmes se réifiaient : nos intentions n'étant alors plus les nôtres.

      Je vais aller voir le lien que vous me proposez. Je suppute un rapport entre l'hyperactivité et le syndrome de Bruno de la Tourette.

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