samedi 26 août 2023

Tête de Janus (ou : ce dont on ne peut pas parler, c'est cela, précisément, qu'il s'agirait de dire)

 
(Ingeborg Bachmann)

«CRITIQUE– Permettez-moi de demander : Quel accent a le mystique chez Wittgenstein  ? Cette proposition ne rappelle-t-elle pas, et de manière inquiétante, la question de Heidegger – question assurément «dépourvue de sens» du strict point de vue de Wittgenstein : «Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien ?» ? Est-ce que la perte du langage qui est celle de Heidegger face à l'être, n'est pas aussi celle de Wittgenstein  ? Le positiviste et le philosophe de l'être ne tombent-t-il pas dans la même aporie ?

SPEAKER II– L'expérience qui est au fondement de la mystique heideggérienne de l’être pourrait être semblable à celle qui permet à Wittgenstein de parler du mystique. Pourtant, il serait impossible pour Wittgenstein de poser la question heideggérienne puisqu’il nie ce que Heidegger présuppose, à savoir que l'être vient au langage dans la pensée. Heidegger commence à philosopher précisément là où Wittgenstein cesse de philosopher. Car, comme le dit la dernière proposition du Tractatus Logico-philosophicus :

WITTGENSTEIN – «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.»

SPEAKER II – Selon les thèses de Wittgenstein, parler du «sens» de l'être est impossible car il n'y a pas de sens dans un monde qui est seulement représentable, descriptible, mais non explicable. Pour pouvoir expliquer le monde, il faudrait que nous puissions nous placer hors du monde, il faudrait, pour emprunter à Wittgenstein, «pouvoir énoncer des propositions sur les propositions du monde», comme croient pouvoir le faire les métaphysiciens. À côté des propositions qui prononcent sur des faits, ils ont des propositions de second ordre qui prononcent sur des propositions factuelles. Ils accomplissent une donation de sens. Wittgenstein récuse fermement ces essais. S'il y avait du sens dans le monde, ce sens n'aurait aucun sens sans quoi il appartiendrait aux faits, à ce qui est représentable parmi d'autres choses représentables. Il serait du même ordre que les faits : un objet de savoir parmi d'autres objets et, par conséquent, dépourvu de valeur. En effet : 

WITTGENSTEIN – «Comment est le monde voilà qui est absolument indifférent. [...] Le sens du monde doit se montrer en dehors du monde. Dans le monde toutes choses sont comme elles sont et se produisent comme elles se produisent».

CRITIQUE – S'il n'y a pas de réponse à cette question sur le sens de l'être, question que nous sommes habitués à adresser à la philosophie, si cette question ne fait que nous renvoyer à nous-mêmes parce que la pensée et le langage se refusent à nous, comment les questions de l'éthique, qui lui sont étroitement associées, trouveront-elles une réponse ? En effet, les normes éthiques, les propositions liées au «devoir» et les valeurs à partir desquelles nous nous orientons sont, elles aussi, des propositions de second ordre, ancrées dans la métaphysique. Mais si une réalité de second ordre, dans laquelle sont logées la donation du sens et celle de la loi morale, propres à notre vie, se trouvait contestée, c'est toute l'éthique qui serait abolie dans cette philosophie néopositiviste, et on atteindrait effectivement le degré zéro de la pensée occidentale, la réalisation d'un nihilisme absolu, que Nietzsche lui-même, ce destructeur des systèmes des valeurs de la tradition occidentale, n'a pas été capable de concevoir. 

SPEAKER II – La philosophie de Wittgenstein est naturellement une philosophie négative. Wittgenstein aurait pu nommer son Tractacus de la même manière que Nicolas de Cues, De docta ignorantia. Car ce dont nous pouvons parler ne vaut rien et ce dans quoi réside la valeur, nous ne pouvons pas en parler. Par conséquent, conclut Wittgenstein, nous ne pouvons formuler aucune proposition d'éthique qui soit vraie et démontrable.

WITTGENSTEIN – «L'éthique est transcendantale.»

SPEAKER II – Wittgenstein entend par là que la forme éthique, qui n'appartient pas au fait du monde, est analogue à la forme logique. Elle ne peut plus être présentée, mais elle se montre. Comme la forme logique, avec l'aide de laquelle nous représentons le monde, elle est la limite du monde, que nous ne pouvons pas transgresser. Et il poursuit : 

WITTGENSTEIN – «La solution de l'énigme de la vie dans l'espace et le temps se trouve hors de l'espace et du temps.»

SPEAKER II– Et nous revenons ainsi à la proposition décisive :

WITTGENSTEIN– «Comment est le monde, voilà qui est absolument indifférent pour ce qui est plus élevé. Dieu ne se révèle pas dans le monde 

SPEAKER II – C’est la proposition la plus amère du Tractatus, elle fait écho à un vers de Hölderlin : «Eux dans le Ciel sont si peu attentifs à nos vies !». Mais ce qui est visé, c'est surtout que Dieu reste le Dieu caché, le deus absconditus, qui ne se montre pas dans ce monde, que nous pouvons représenter par un schéma formel. Que le monde soit dicible – donc représentable –, que le dicible soit possible, cela ne tient sa possibilité que de l'indicible, du mystique, de la limite, ou de quelque nom par lequel on voudra l’appeler.»


(...)

SPEAKER I– Comme le Tractatus, les Investigations philosophiques mûrissent un résultat très remarquable. Elles veulent mettre fin à ce que nous avons pratiqué au titre de la philosophie pendant des millénaires et sous les formes les plus diverses. Et elles le font en accordant au positivisme le droit de donner une description valide du monde mais elles le jettent à la ferraille en tant que vision du monde et philosophie capable d'expliquer le monde ainsi que toutes les autres philosophies qui interrogent l'être et l'existence. Mais il me semble qu'il y a là un point névralgique, qui tient au fait qu'après cette élimination ou suspension des problèmes – qui sont aujourd'hui volontiers désignés comme un «besoin existentiel» –, ceux-ci persistent malgré tout parce qu'il est dans la nature de l'homme de questionner et de voir dans la réalité davantage que la positivité et le rationnel dont Wittgenstein pense, en outre, qu'ils ne constituent pas la totalité de la réalité. Et très nombreux seront ceux parmi nous qui ne sont pas satisfaits par cette détermination certes incontestable de ce qu'on peut savoir et ne peut pas savoir, de la science positive et des limites, qui font leur entrée comme forme logique et éthique dans le sujet métaphysique, mais dont on ne peut plus parler [...]. Que Wittgenstein n'ait pas fait la profession de foi attendue en faveur du christianisme ne doit pas nous induire en erreur à propos des limites qui ne sont pas seulement des limites, mais aussi des lieux d'effraction de ce qui se montre, de ce qui peut faire l'objet d'expérience sur un mode mystique ou par la foi, et qui agit sur nos faits et gestes. Il n'y a simplement pas de place dans son œuvre pour une confession dans la mesure où celle-ci ne se laisse pas dire ; dite, elle quitterait déjà l'œuvre. Et Wittgenstein voulait aussi, avec autant de passion que Spinoza, libérer Dieu du défaut que constitue la possibilité qu'on s'adresse à lui. 

SPEAKER II – Nous devons chercher la raison de son attitude dans la situation historique ou il se trouvait. Son silence est entièrement à comprendre comme une protestation contre l'anti-rationalisme spécifique de l'époque, contre la pensée occidentale contaminée par la métaphysique – surtout la pensée allemande, qui se complaît dans des lamentations sur la perte du sens, dans des appels à la réflexion, dans des pronostics de déclin, de transition et de réveil de l'Occident, autant de courants d'une pensée hostile à la raison, mobilisée contre les «dangereuses» sciences positives, le «déchaînement» de la technique, et cherchant à maintenir l'humanité dans un état primitif de la pensée. Le silence de Wittgenstein est aussi à comprendre comme une protestation contre les tendances de l'époque qui croient à la science et au progrès, contre l'ignorance relative à la «totalité du réel», ignorance toujours plus répandue aussi bien dans l'école néopositiviste qui a pris son essor dans son œuvre que parmi les scientifiques proches de cette école. Wittgenstein fut un jour qualifié de «tête de Janus» par un philosophe viennois. C'est lui, et personne d'autre, qui reconnut, affronta dans son œuvre, et surmonta les dangers inhérents aux antagonismes toujours plus durs de la pensée de son siècle : l'irrationalisme et le rationalisme. »

(Ingeborg Bachmann, Le dicible et l’indicible)

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