jeudi 20 décembre 2018

L'effectif est rationnel (Marx hégélien)

Identifiez, identifiez ! Il en restera toujours quelque chose !

« La pratique de la philosophie est elle-même théorique. C'est la critique, qui mesure l'existence individuelle à l'aune de l'essence, la réalité particulière à l'aune de l'Idée. »

(Marx, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure)


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Dépasser la singularité des objets ou des êtres, intégrer ces objets ou ces êtres au sein d'ensembles plus vastes, bref : classer ces objets ou ces êtres, les identifier à d'autres en fonction de propriétés qu'ils possèdent en commun, c'est là le propre de la raison, du rationnel en général. La question que nous étudions ici depuis quelque temps est de savoir si ce mouvement rationnel d'identification des objets ou des êtres (leur inscription, donc, dans des classes d'objets ou d'êtres) est un mouvement subjectif (effectué, disons arbitrairement, ou de manière contingente, par la raison de tel ou tel intellect humain particulier : tel homme qui réfléchit) ou si ce mouvement est objectif (c'est-à-dire : les objets ou les êtres n'existent-ils eux-mêmes, que tel ou tel intellect les réfléchisse ou non, qu'en tant que membres de ces classes, de ces ensembles que la raison permet d'établir ?). Par exemple, tel oiseau singulier vient-il se ranger lui-même, objectivement, dans telle ou telle classe d'animaux, cette appartenance rationnelle existe-t-elle objectivement ou n'est-elle qu'un mouvement de l'esprit, à l'intérieur des têtes, sans réalité objective ? Les universaux, en d'autres termes et suivant un débat philosophique très ancien, sont-ils réels ? Le réel est-il objectivement rationnel ?

La réponse apportée ci-dessus par Marx, dans sa thèse de doctorat, est passionnante car elle précise la thèse de Hegel dans un sens critique. Chez Hegel, l'ambiguïté règne quant au statut de la conciliation, ou de la ré-conciliation, entre l'existant (en particulier politique : l'état politique de l'existant) et le rationnel. L'erreur serait de considérer Hegel soit comme un défenseur absolu de l'État prussien de son temps, soit comme un révolutionnaire opposé à ce dernier mais ayant dû pour des raisons évidentes de sécurité masquer sa doctrine réelle et diviser celle-ci en une partie ésotérique (la partie critique, hostile à l'existant, accessible seulement à ses disciples) et une partie exotérique (accessible au public) semblant défendre, elle, la rationalité de l'État prussien, présenté comme incarnant l'Idée.

La vérité, concernant Hegel, est que sa doctrine est une doctrine de la critique immanente rongeant toute position dogmatique qui se déroule jusqu'au bout, et s'examine elle-même avec sincérité. Un doute automatique, une ironie acide se trouvent irrésistiblement, chez Hegel, sécrétés par toute position dogmatique, en apparence complètement sûre d'elle-même. Il n'y a qu'à dérouler jusqu'à ses dernières conséquences telle position de ce genre pour la voir, en quelque sorte, s'auto-détruire immanquablement. Adorno, en particulier, a génialement exposé ce fait dans ses Trois études sur Hegel, notamment dans son exposé de la conception hégélienne (embarrassée mais sincère) de la genèse de la Police au sein de la société bourgeoise, cette dernière étant formellement reconnue par Hegel comme un marigot d'intérêts contraires et hostiles, nécessitant donc l'intervention extérieure, contingente, historique d'une force répressive apte à mettre tout le monde d'accord sous les coups de sa schlague. On est très loin, donc, d'une défense hégélienne de la nécessité immanente (idéale) qu'il y ait une Police dans le monde. 

Or, si le monde réel (ici : la société réelle) est contradictoire, la rationalité cherchant à comprendre ce monde doit aussi être contradictoire en ses formes logiques. Elle sera donc, nous dit Marx, critique, c'est-à-dire qu'elle critiquera, estimera le degré de vérité et d'illusion de telle ou telle singularité se donnant pour suffisante, se donnant pour réelle. Par exemple : un individu se présentant naïvement, dans ses vie et discours, comme dépositaire d'une vérité intellectuelle universelle sera immédiatement ramené par la raison critique à une appartenance de classe le dépassant comme individu. Et la vérité de son point de vue (de singularité étriquée et relative) sera ainsi exposée pour ce qu'elle est, c'est-à-dire inscrite dans des limites. L'individu en question et son point de vue intellectuel seront ainsi, par exemple, compris tous deux comme bourgeois ou prolétaires. Ils n'existeront qu'en tant que déterminés par cette appartenance à un ensemble qui les dépasse en les définissant. Telle est la portée critique de la raison. Là où Marx reste, en cela, hégélien, c'est que, chez lui comme chez Hegel, le singulier a également vocation à se perdre dans l'universel, à fluer en lui, à être universalisé. Bref : le réel (singulier) a vocation à coïncider avec l'essence, avec l'Idée. Le réel a vocation à être rationnel. La matière est dynamique, ou utopique : elle est ce qu'elle n'est pas encore.

Au reste, cette correspondance hégélienne du réel et du rationnel, tant critiquée et commentée, serait plus aisément comprise comme spontanément subversive, dès lors qu'on substituerait au terme de réel celui d'effectif (en allemand : wirklich. Wirklichkeit : l'effectivité). Un État tel que la dictature absolutiste de Frédéric-Guillaume IV (sous laquelle vivait Hegel) ne saurait, selon ce dernier, être qualifié de rationnel, la liberté allant toujours de pair dans son esprit avec la rationalité. Adorno, encore lui, précise cette idée ici. Pour Hegel, penseur des Lumières, la raison est déjà critique au sens où la coïncidence de l'existant et de l'Idée intervient comme processus, ou plutôt résultat de ce processus : un processus émancipateur. En clair, l'état politique existant marche nécessairement vers sa réalisation parfaite, laquelle est une réalisation de liberté. Cette réalisation dans la libération est ce que Hegel nomme l'effectif. Et la révolution politique est l'instrument adéquat de cette mise en conformité, pourrait-on dire, de l'existant politique et de son Idée. 

De là l'insuffisance du texte ci-dessous. Lukács y oppose, en gros, les points de vue de Marx et de Hegel quant à cette rationalité de l'effectif (ou du réel, donc, selon la mauvaise traduction française du terme allemand wirklich, que nous avons évoquée). Comme nous venons d'en discuter, la coïncidence de ces deux pôles (l'existant singulier, d'un côté, l'essence et l'Idée de l'autre) ne nous paraît point être considérée de manière si radicalement différente par l'un et l'autre. La critique, le dépassement nécessaire de toute position existante singulière vers son universalisation : vers une appartenance objective de classe (au sens au moins logique du mot) nous paraît autant hégélienne que marxienne.

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« Si Marx admet avec Hegel l'identification - objectivement idéaliste -  de l'Idée et de la réalité, ce qui lui permet de rapporter la seconde à la première sans retomber dans un devoir-être abstrait à la manière de Kant et Fichte (et d'un bon nombre de jeunes-hégéliens), il en tire des conséquences méthodologiques opposées. Il rejette la "réconciliation" hégélienne avec la réalité existante. L'autre côté, le côté révolutionnaire de l'identification du réel et du rationnel, l'idée que la réalité sociale telle qu'elle est actuellement donnée ne peut prétendre à aucune réalité philosophique à l'échelle de l'histoire universelle - tout ce qui restait chez Hegel un thème voilé (dissimulé et souvent aussi déformé) -, passe chez Marx au premier plan, comme une critique impitoyable de la déraison, du fond purement animal de l'absolutisme féodal allemand. »

(György Lukács, Le jeune Marx

7 commentaires:

  1. putain c'est ouf ce que tu parles et que je ne comprend rien... tu prends des nouvelles drogues ou bien? c'est pas si grave tu sais la réalité... sans rancune et des bisous, tous cassos tous casseurs!!!

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  2. Pourquoi faudrait-il toujours être clair ? Le monde, il est clair, lui ?
    Chaque chose en son temps, en somme.
    Des bisous, itou.

    ps : la question est la suivante : existe-t-on seulement comme être absolument singulier, ne ressemblant à aucun autre ou seulement comme être appartenant à une classe (pouvant être classé quelque part) ?
    "C'est pas si grave la réalité" ? Ah bon ?
    Peut-être, mais on aimerait bien quand même, de temps à autre, "comprendre c'qui nous arrive" (Depardieu, Les Valseuses, 1973)

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  3. “dépassement nécessaire de toute position existante singulière vers son universalisation” et réciproquement, du moins chez Hegel-1807 : "descente"* de l'universel (pour aller vite, la science au sens de la raison non instrumentale et 45 ans avant le Catéchisme positiviste comtien) vers des positions singulières (celles des pour soi). Puisque :
    “L'esprit, en effet, descend de son universalité jusqu'à la singularité en passant par la détermination. La détermination, ou le médian, est conscience, conscience de soi etc. Tandis que ce qui fait la singularité, ce sont les figures de ces moments. C'est pourquoi celles-ci exposent l'esprit dans sa singularité ou son effectivité, et se différencient dans le temps, mais de telle manière toutefois, que la figure suivante conserve chez elle les figures précédentes.” (Phénoménologie de l'Esprit, trad. J.-P. Lefebvre. Aubier, 1991. p. 448)
    * Note perso. "Descente" structuralistement comprise comme surdétermination ou construction sociale. Sans que Hegel n'y fut pour quoi que ce soit, puisqu'il y “conserve” “les figures précédentes”. Et d'autant moins quand cette méprise confond à loisir uniformité occidentale et universalité.

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    1. Traduction fautive d'EFFECTIVITE, du coup, par le déjà très penible Lefebvre...

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  4. Sans doute. Hyppolite aurait choisi "actualité". Mais je n'en ai que la préface sous la main. Et Lefebvre se défend, très mal il est vrai, en s'abritant derrière une "convention, pour conserver le paradigme de l'œuvre (das Werk)" et parce que cela lui permet "de traduire Realität par réalité". (in Glossaire p. 544)
    Sans doute auriez-vous rendu : “C'est pourquoi celles-ci exposent l'esprit dans sa singularité ou sa réalité (...)” ?

    Sinon, la descente, 40 pages plus loin, comique conscience malheureuse... Gott ist tot, Ach !. Toujours en JPL, par défaut (désolé) : “La confiance dans les lois éternelles des dieux s'est tue, tout aussi bien que les oracles qui faisaient savoir le particulier.” (p. 489)

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  5. Oui, "réalité" aurait été préférable ici, mais bon, peu importe, au fond (puisque Lukacs, par exemple, n'est pas concerné - dans son interprétation trop rapide - par cette bisbille philologique de traduction de l'alboche vers le françaoui) : ce qui compte, selon nous, c'est l'erreur qui consisterait à faire de Hegel un "réconciliateur" conservateur de l'idée et de la matière, via cette assimilation caricaturale RÉEL = RATIONNEL (ou EXISTANT = JUSTIFIÉ ; VAINQUEUR = CELUI QUI A RAISON, etc).
    Dans "effectif", il y a l'idée selon laquelle la vérité procède d'un "effet", la vérité est fondamentalement un "résultat". Le destin du singulier (inepte en soi), c'est d'être compris, en somme : dépassé comme singulier, universalisé, via la détermination. La vérité d'un État, par exemple, peut être sa ruine historique bien plutôt que son présent triomphant. Car l'idée, chez Hegel est avant tout progrès de la LIBERTÉ.

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    1. Toute l'histoire de la philosophie et de ses conflits nous semble résumée ici (au risque de nous répéter : http://lemoinebleu.blogspot.com/2018/03/comment-des-classes-sont-elles-possibles.html).
      Là où Lukacs a raison, dans sa phrase, c'est quand il débute par son " Si Marx admet avec Hegel l'identification - objectivement idéaliste - de l'Idée et de la réalité ". Hegel lui-même disait en effet que "toute vraie philosophie est idéaliste", bref : tend à cette identité de la matière (singulière) et de l'idée (la matière "comprise", à tous les sens du terme : intégrée dans des ensembles systématiques classificatoires, la matière singulière soumise comme matière nue, comme objet résistant. Telle est l'authentique violence de l'esprit faite au singulier, cet "idéalisme comme rage" (Adorno) de soumission de l'inconnu au connu, de l'objet au sujet.
      Ce qu'il y a de vrai et de beau, dans tout cela, c'est la contradiction que cela renferme, le mouvement nécessaire d'aller-retour entre l'objet soumis par le sujet connaissant et l'objet-qui-fait-retour-quand-même dans son étrangeté, dans son épaisseur d'objet irréductible. Aristote, déjà, posait qu'il n'y a de substance (d'existant réel) que le singulier ET POURTANT de scientifiquement connaissable que l'UNIVERSEL.

      Vous parliez de Dieu ? Al-Ghazali condamne Avicenne pour avoir affirmé que Dieu ne connaissait (justement) que les universels, et pas les singuliers (autrement dit, avoir associé Dieu au savant aristotélicien : à la puissance philosophique). Dieu connaît-il chacun des cheveux qui sont sur nos têtes ? Ou ne connaît-il le cheveu que comme variété classificatoire du poil ?

      Dieu étant là l'autre nom d'une querelle invariable, opposant toujours tel et tel parti philosophico-politique dont on vous laisse le soin de vous représenter les protagonistes.

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