lundi 18 août 2014

Philosophes et voyous


Oh Suzy Raymond Q. !

« Une bonne partie de la drôle de guerre, je l'ai passée dans un dépôt avec des rebuts de l'armée française : infirmes, invalides, incapables, communistes, anarchistes, oubliés, cinglés, égarés. On y buvait beaucoup, du vin rouge principalement (...) Que je fusse un intellectuel, cela stupéfiait mes camarades. L'un d'eux me demande un jour ce que je faisais dans la vie ; embarrassé, je lui réponds : professeur (c'était pas vrai). De quoi ? De philosophie (pas vrai, non plus, mais enfin : j'ai un diplôme). Ah ! ah ! Le camarade me toise avec sympathie et, en se souvenant des bons kils de gros rouge que nous avions vidés ensemble, conclut : « C'est vrai, je l'avais toujours pensé que tu étais philosophe. »

(Raymond Queneau, Philosophes et voyous).

Note du MBEn janvier 1951 paraissait dans la revue Les Temps modernes l'article intitulé Philosophes et voyous, auquel devait succéder une seconde partie (jamais publiée, ni même, selon toute vraisemblance, écrite) annoncée dans une note finale de l'auteur et censée opposer ensuite tout ensemble philosophes et voyous à des personnages « sérieux » (sic). Ledit article, en attendant, tissu décousu de fil blanc, ou rouge, comme vous voudrez, bref : une digression bordélique souvent fort drôle et pertinente (mâtinée d'un pénible soupçon de stalinisme ambiant et diffus) à la façon de Sterne, Nodier ou même, va savoir ! - et cela n'engage que notre propre audace herméneutique - de Raymond Queneau, vient d'être réédité sous forme d'une plaquette fort réjouissante accusant un prix de vente extrêmement modique (5 euros) par les éditions Sillage. 
Quant à l'idée de départ de Queneau, l'on peut vraiment parler ici, en l'occurrence, et de départ (sans arrivée bien nette, c'est rien de le dire) et surtout d'idée (au sens d'ἰδέα : la forme visible) puisque philosophes et voyous se voient acoquinés, avoisinés, appariés au motif (chatoyant) d'une commune volonté de (sa)voir leur étant prêtée, bornée par l'argot contemporain (de Queneau), d'une part, l'étymologie, d'autre part, historique, savante et livresque. Nous bénéficions là, en réalité, en toute gaudriole, d'un voyage plus ou moins délirant parmi les élucubrations linguistiques d'un bon semis d'auteurs ou de traducteurs échoués de longue date aux oubliettes béantes du Weltgeist. L'on apprendra ainsi que l'on désignait, à certaine époque héroïque, du nom de philosophes les mateurs opportunistes de dessous féminins installés convenablement à tel endroit stratégique des fêtes foraines type Luna Park. Et que Socrate lui-même, philosophe par excellence, développait, à en croire Queneau, des tendances fortement similaires : « Ayant obtenu une permission [militaire] (...), il s'empresse, dit-il, " d'aller aux endroits où j'étais accoutumé de passer mon temps" (Charmide, 153, A), c'est-à-dire d'aller mater les jeunes éphèbes. » On peut donc questionner ce désir fondamental, qui serait commun aux voyous et aux philosophes, de garder les yeux ouverts sur le monde, de ne « point s'[y] faire prendre pour des caves », et d'y remettre perpétuellement en cause, en conscience (Queneau distinguant, de fait, le jeune voyou - le voyou sur la pente - du voyou endurci ayant, lui, choisi, en pleine responsabilité, ainsi que le philosophe authentique, son mode de vie définitif) l'autorité politique ou scientifique de leur temps. Cela, alors que philosophes et voyous développent, bien sûr, au pouvoir et à ladite autorité, comme d'ailleurs aussi aux fringues, à la mise, au paraître en général (et là, l'auteur va vraiment très vite, et c'est très rigolo, surtout sur Descartes et Spinoza, par exemple) un rapport différent. Peut-être s'agit-il au moins également, d'une certaine façon, de comprendre mieux les choses, et pour cela de les vraiment voir« Voyou, s'interroge Queneau, vient-il de voir ou de voie ? Dauzat donne les indications suivantes : " (1830, Barbier, pop.) dér. probable de voie, c'est-à-dire celui qui court les rues, plutôt que forme dial. de voyeur, curieux (voyeux, XIIè siècle, Saint-Simon). »
Voir dans la rue, en somme ? Ou par la rue, voir, distinguer, et comprendre ? Et puis ce rappel historique-là, n'est-il pas savoureux non plus : « Le bon vieil Elwall [auteur dix-neuviémiste d'un dictionnaire bilingue français-anglais de référencedonne comme traduction du voyou : street-Arab » ? - Eh ouais, mon gars ! Voyou égale arabe de rue. En toute simplicité. Les sauvageons de Chevènement, ce serait pour un peu plus tard. La gauche, la fraternité, la justice sociale, tout ça.  Il est bien naturel que d'un siècle à l'autre, les choses changent extraordinairement. 

Allez, une dernière, de chose, tiens ! justement. Initialement, il était prévu qu'avec cet article Philosophes et voyous, Queneau étudiât prioritairement le rapport des surréalistes au nazisme, et leur fascination particulière pour la violence. Très mystérieusement, l'article finalement publié dans Les Temps Modernes (et republié, donc, récemment aux éditions Sillage) aura été expurgé de cet aspect précis, dont on peut néanmoins, laborieusement, certes, retrouver la trace (en suivant le texte originel de Queneau) dans le numéro 86 de la revue Littérature (1992). 

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