vendredi 8 novembre 2013

Gangsters, malfrats et révolutionnaires (2) : von Salomon au chtar

 

Le parcours chaotique d’Ernst von Salomon a ici même déjà été évoqué, dans un article consacré au fascisme qui vient, ou plutôt dont la victoire ne se connaît pas encore, unique raison pour laquelle nous fêtâmes récemment notre dernier anniversaire ici, et non dans un camp de travail à régime sévère, ainsi que la malheureuse Nadejda, héroïque Pussy russe. Dans le chaos de l’après 1914-18, von Salomon fit partie des « Corps Francs », ces groupes montés et financés par la bourgeoisie socialiste pour exterminer les révolutionnaires rouges et noirs. Le fascisme maquerautant volontiers les élans confus de la jeunesse pour les changer ensuite en leur contraire direct, c’est-à-dire le triomphe du conformisme chimiquement pur – la fusion dans l’État – l’originalité de von Salomon aura été de percevoir (après coup, certes, hélas !) toute l’ampleur de l’arnaque, et d’avoir admis, magnifiquement, s’être fait rouler, par ses chefs, dans les grandes largeurs. « Grande largeur » ne serait, d’ailleurs, sans doute pas lexpression adéquate, au moment d’aborder la période carcérale du bonhomme, qui croupit quelques années en taule de haute sécurité pour son implication dans l’assassinat, à lété 1922, du ministre Walter Rathenau. Cinquante ans avant que la torture blanche moderne ne se trouve appliquée aux insurgés de la RAF, Les Réprouvés – qui constitue certainement à ce titre l’un des plus grands textes anti-prison qui soient – en dénonce les prémices ignobles. Au chtar, von Salomon se lie avec un détenu communiste, lui aussi poursuivi pour des faits d’insurrection et de terrorisme, s’étant opposé, avec les misérables moyens du bord, à l’occupation militaire française. En ce communiste, von Salomon reconnaît un frère, et le dit. Puis vient, par contraste, le moment de définir son rapport avec les « droits communs », et ce qui le distingue (juge-t-il) radicalement de ces derniers, ce qui le distingue d’eux précisément comme criminel
Tel est l’objet de l’extrait suivant :

« Il n’y avait pas une seule de mes idées qui ne fût une attaque contre les mœurs et la morale actuelles, qui seules justifiaient cette maison et son règlement. Il n’y avait chez moi aucune résolution qui, tout au fond, ne renfermât déjà l’embryon de la révolte. Mais la masse des prisonniers s’était soumise. Elle vivait dans une léthargie sourde et animale. Même ceux qui parfois s’élançaient pleins d’une haine féroce, qui répondaient à un mot humiliant en brisant tout ce qui se trouvait à leur portée, étaient cependant liés à cette masse, soit qu’elle les soutînt dans un bref sursaut de rage, soit qu’elle les trahît et les vendît avec une humilité rampante de chiens, en échange de menus et honteux avantages. Ceux qui végétaient autour de moi dans les cellules de travail, n’étaient pas tellement la lie d’un monde bourgeois bien ordonné, mais plutôt eux-mêmes des bourgeois jusqu’aux dernières conséquences ; ils aimaient leur confort, ils étaient attachés à l’ordre, ils avaient une crainte mesquine devant chaque décision à prendre, ils étaient bien trop semblables à la société d’où était sortie cette race de criminels et qui maintenant les broyait entre la pierre et le fer, oui ils lui étaient bien trop semblables pour oser l’attaquer de front. Dans ces êtres, il n’y avait pas la moindre étincelle d’une force révolutionnaire, aucune idée ne possédait leur cerveau, ni l’obstination, ni l’orgueil des réprouvés ne les animait. Pourtant il me semblait que la marque même du crime consiste en ce qu’il vise la destruction de l’ordre existant, et non pas en ce qu’il est un essai de s’y faire une place par des moyens illicites. »

Ernst von Salomon, Les Réprouvés.

2 commentaires:

  1. Depuis sa maison des morts Dostoïevski fait un rapport identique. Prosper Olivier Lissagaray : pareil.
    Rimbaud n'en parlons pas.
    Winston Smith : même constat.
    Cher moine : — Le marquis de l'Orée ne quitte plus sa cellule.

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  2. Un point intéressant, Alfonso, puisque vous évoquez la Maison des morts : Dostoievski se fait défoncer la tête, à son arrivée, par des détenus que son athéisme proclamé rend absolument fous de rage. L'erreur d'appréciation des "criminels" qui l'environnent, du point de vue de von Salomon, consiste à croire que leur destinée funeste est le seul fait d'humains : de leurs propres égaux minables, quand von Salomon y voit plutôt, lui (un peu avant l'extrait que nous citons ci-dessus) la trace d'un Dieu hostile, générant contre lui-même cette impossible révolte miltonienne qu'il préconise.
    Au fond, ces deux points de vue s'opposent-ils vraiment ?

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