lundi 13 février 2012

Schubert en son Hiver



Il nous faut bien admettre ici, au cœur de cet hiver plombé, que nom de Dieu ! ce fut une sacrée vie de merde que la vie de Franz Schubert.

Bien sûr, Ève Ruggieri pourra ne pas être d’accord avec une telle affirmation. L’équipe de Radio-Classique, au grand complet, entre deux élégantes coupures publicitaires pour BMW ou deux pertinentes analyses boursières, jurera ses grands dieux - les mêmes que ceux d’Ève Ruggieri - que Schubert ayant changé la vie des hommes, de ce simple fait son existence ne fut pas inutile. Pourtant, c’est ainsi. La vie de Schubert fut une belle vie de merde. D’ailleurs, un test très simple suffira à s’en convaincre : faites revenir Schubert, donnez-lui le choix entre revivre son destin, d’un côté, à l’identique, et assumer, à l’identique aussi, celui d’Eve Ruggieri. Vous verrez lequel des deux destins le pauvre homme choisira, chaussant alors précautionneusement, en tremblant, ses fragiles lunettes de taupe.

Schubert était assez laid, de cette laideur normale faisant, entre autres situations, les futurs présidents de la République française. Sa timidité, extrême, lui ferma toutes les portes de l’ambition et du culot (l’empêchant par exemple d’aborder jamais Beethoven, son idole, pourtant résident de la même ville). Elle lui interdit l’amour autant que la gloire. Non que Schubert mourût complètement ignoré : il eut droit à sa procession funéraire d’artistes amis, à son monument, à des discours émus, bref à toutes ces choses intéressantes dont Eve Ruggieri et l’équipe de Radio-Classique jouiront sans doute également, à l’heure du dernier voyage, mais enfin l’essentiel de son œuvre, quand Schubert décéda, était à peine connu, et/ou grandement méprisé de la Vienne de l’époque. «Il n’y a rien de bon là-dedans, petit frère  lui jette le grand violoniste Ignaz Schuppanzigh en 1826, lors d’une exécution de son quatuor en ré mineur La jeune Fille et la Mort (ci-dessous), «pourquoi ne pas continuer tes Lieder, plutôt ?» 
C’est, à dire vrai, en effet, son seul génie du Lied qui, vivant, tirera Schubert de l’anonymat complet.






Le Lied, comme on le sait, consiste en une petite adaptation musicale d’un poème chanté et sobrement accompagné au piano, exercice difficile, donc, par ce qu’il exige de concision, de puissance concentrée de moyens. À l’exception de quelques grandes figures (Goethe, Shakespeare ou Heine), les poètes que Schubert choisit d’adapter nous paraissent, d’ordinaire, aujourd’hui de bien ternes polygraphes romantiques, tel ce Wilhelm Müller dont les textes lui fourniront pourtant deux cycles de Lieder parmi les plus importants qu’il ait composés : La belle meunière, d’abord (Die schöne Müllerin, 1823), et surtout Le voyage d’Hiver (Winterreise), son chef-d’œuvre absolu.

Ce dernier ensemble, comptant au total 24 Lieder et composé en deux fois, date de 1827. À cette époque, Schubert n’a plus qu’un an à vivre mais il l’ignore. Et s’il ne l’ignorait pas, il s’en réjouirait profondément. Franz Schubert se trouve en effet, à cette date, au seuil du « stade quatre » de la syphillis qu’il a selon toute vraisemblance contractée au début de 1823. Après le chancre initial posé sur la verge, donc (stade 1), les éruptions de boutons, massives et stigmatisantes, sur les torse, dos et mains, les névralgies violentes et les chutes de cheveux par poignées (stade 2), c’est ainsi désormais (les stades 3 et 4 correspondant à un développement de la maladie sur plusieurs années) les affres de ce que l’on nomme aujourd’hui de manière générique la neurosyphillis qui guettent le musicien : d’abord la paralysie complète, consécutive au Tabes dorsal prévu au programme (consistant en la destruction - immensément douloureuse - de pans entiers de la moelle épinière), puis enfin la folie et ses délires, la surdité, pourquoi pas ! et enfin, tout de même, la mort, celle-ci pouvant cependant survenir des années après l’apparition de ces derniers symptômes. Tout ceci, à l’époque, est connu de la médecine générale, dont les traitements débiles, en revanche (au mercure), se révèlent alors souvent plus meurtriers que le mal lui-même. L’agent infectieux responsable de la syphillis ne sera quant à lui précisément identifié que des décennies plus tard.

Voilà donc ce qui terrifie Schubert, en 1827. Vivre trop longtemps. Se diriger, sans espoir de pouvoir l’éviter autrement que par une mort anticipée, et rapide, vers cette masse de douleur innommable, auprès de laquelle l’autre douleur, celle d’exister, de n’avoir jamais pu faire sa place dans un monde qui le rejette, prend soudain valeur ironique de prélude ou de symbole. C’est dans ces conditions particulières que Schubert prend connaissance du Voyage d’Hiver de Wilhelm Müller.

Le texte de ce Winterreise (qui deviendra, de Schubert, l’opus D911) décrit de façon étrange, parfois lointaine et élevée, parfois assez conformiste, les pérégrinations mornes d’un mystérieux voyageur sans histoire ni figure ni âge (le « Wanderer » : un terme souvent appliqué à Schubert lui-même, qui composa un Lied portant ce titre dès 1816), jeté sur un parcours sans but, plongé au cœur d’un Hiver essentiel, mythologique, fukushimien, dont les horizons affaissés ne révèlent plus que du vide, de la désolation abstraite, des glaces infinies enserrant à perte de vue jusqu’à la possibilité du regret. De celui-ci, le Wanderer se ferait d’ailleurs presque une joie, c’est dire ! pour le sentir frémir en lui, comme un reste de vie misérable. Mais rien, donc. Et recouvrant ce néant, partout, le froid, le gel, l’absence. Tout ici respire et l’angoisse et le profond désir de mort. Le premier Lied intitulé Bonne nuit ! (« Gute Nacht ») évoque ainsi le départ volontaire du Wanderer hors d’une situation de confort bourgeois vis-à-vis de laquelle, se sentant (ou sachant) devoir en être expulsé un jour, il préfère prendre les devants. Le sentiment d’étrangeté, ou d’aliénation, domine.





« Étranger je suis arrivé,
Étranger je repars.
Le mois de mai
M’avait bercé de maints bouquets de fleurs.
La jeune fille parlait d’amour,
La mère même de mariage,
Aujourd’hui le monde est si gris,
Le chemin recouvert de neige.

De mon départ en voyage
Je ne peux choisir le moment,
Je dois moi-même trouver le chemin
En cette obscurité.
Une ombre lunaire me suit
Comme mon compagnon,
Et sur le blanc manteau
Je cherche les traces d’animaux.

Pourquoi devrais-je attendre encore
Que l’on me mette dehors ?
Laissez les chiens fous hurler
Devant la maison de leurs maîtres;
L’amour aime à cheminer -
Dieu l’a ainsi fait -
De l’un à l’autre.
Douce bien-aimée, bonne nuit !

En tes rêves je ne te dérangerai point,
Ce serait dommage, en ton repos,
Tu ne devrais pas entendre mes pas,
Doucement, doucement, les portes sont fermées!
En passant, j’écris seulement
Bonne nuit  sur le portail,
Pour que tu puisses voir,
Que j’ai pensé à toi. »





Dans les sixième et septième Lieder : Wasserflut (« Dégel ») puis Auf dem Flusse (« Sur le Fleuve »), cette nostalgie du malheur lui-même, déjà évoquée, ce gel définitif du sentiment annoncent sa dislocation finale, ou plutôt, pour y voir quelque (infime) trace d’espoir panthéiste, la fusion du voyageur chargé de ses souvenirs et d’une masse d’éléments naturels (torrent, neige) dont la mobilité reviendra, avec l’alternance des saisons. 



 


Puis, le voyageur arrive au bout de son calvaire.
Il caille, je vous prie de me croire.
Lors d’une étape précédente, « L’auberge » (Das Wirtshaus), il a cru un instant possible de s’arrêter pour de bon. La mort, la libération était, semble-t-il, en vue. Mais, fidèle à une tradition d’hospitalité propre à tous les cafetiers-buralistes et hôteliers de l’Univers, un « aubergiste sans pitié » l’a finalement fermement prié de « passer son chemin. »
Tout cela nous évoque furieusement cet autre monument de tristesse qu’est le poème de Verhaeren Les fièvres, tiré des Campagnes hallucinées. Là aussi, des agonisants, à bout de souffle, errent en esprit par des landes stériles, appelant la Faucheuse de leurs forces exténuées. Et à eux aussi,  la Faucheuse refuse, longtemps, son assistance, sous le reflet de la lune sinistre :

« Mais la lune, là-bas, préside,
Telle l’hostie,
De l’inertie. »

Revoici donc, en tout cas, notre pauvre voyageur dehors, « la neige lui volant dans les yeux.» Il a alors, contre toute attente, une première, bien tardive - ultime - réaction de révolte contre le sort qui lui est fait, un sentiment bien peu schubertien, il faut le dire, et de fait, il s’effacera rapidement, à l’attaque de la dernière ligne droite. Telles sont néanmoins, qui gagnent à être connues, les dernières lignes du morceau intitulé « Courage ! » (« Mut ! ») :
« Si nul dieu ne veut régner sur cette terre, Soyons nous-mêmes des dieux ! »

Mais voilà que s’avance le dernier Lied : Der Leiermann (« Le Vielleur »). C’est celui qui sidère le plus. Au plan musical, il est d’un dépouillement incroyable. La tristesse qui en émane désespère davantage la logique, la simple possibilité d’en parler (et d’en sortir) que le sentiment. Cette tristesse est absolument radicale et ce Lied, une épreuve, sublime. Enfin, la mort paraît. Conforme à sa double nature, proche autant qu'inaccessible, elle a emprunté, errant sur la glace, les traits d’un pauvre type, un vieillard décharné, musicien ambulant abandonné à poil, dans le froid, à qui bien entendu personne ne fait don de la moindre aumône, que personne « ne veut entendre, ni personne ne veut voir », menacé par des nuées de chiens hostiles, mais de tout cela, au fond, n’ayant que faire. Les doigts du vieux musicien sont raides, il joue « ce qu’il peut », « chancelle de ci, de là.» Cette créature, droit extraite d’une gravure de Rops ou - pire - d’un dessin de Kubin, Schubert-Müller l’a évidemment reconnu. Il s’est reconnu lui-même dans cette pathétique apparition, à qui il adresse la parole, en ces termes :

« Étrange vieillard, dis-moi,
Viendrai-je avec toi ?
Pourrai-je chanter mes peines
Au son de ta vielle ? »




La mort, touchée peut-être par cette débauche de tendresse à son égard, ne sera pas chienne.
Frappé par une providentielle fièvre typhoïde, après une semaine d’agonie, Franz Schubert, sans-domicile fixe, meurt chez son frère Ferdinand le 19 novembre 1828, à l’âge de 31 ans.  Dans une lettre adressée, deux jours après son décès, à leur père, Ferdinand relate ainsi la chose : « Le soir avant sa mort, il me dit dans un état de semi-conscience : « Je te supplie de me transporter dans ma chambre, de ne pas me laisser dans ce réduit souterrain. N’y a-t-il donc pas de place pour moi, à la surface de la Terre ? » Je lui répondis : « Cher Franz, calme-toi, crois encore une fois ton frère Ferdinand auquel tu as toujours cru et qui t’aime tant. Tu es dans la chambre où tu as toujours été jusqu’ici, et tu es couché dans ton lit. » Et Franz dit : « Non, ce n’est pas vrai : Beethoven n’est pas là. »

Mme Dominique Patier note, dans son petit livre Le Promeneur solitaire (Gallimard, 1994) que « la succession de Schubert sera des plus minces : quelques habits usagés et des partitions estimées à 10 florins. La famille aura beaucoup de mal à payer les frais de maladie et d’enterrement. »

Sur Radio-Classique, il serait temps, à ce moment précis, d’aller faire un petit tour à la Bourse de Paris.

2 commentaires:

  1. Cher Moine, voilà un texte admirable. Veuillez me pardonner ce compliment et continuer.

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  2. Excellent texte en effet.

    Merci d'avoir eu la bonne idée de me le mettre sous les yeux.

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