mercredi 3 août 2022

Libertés formelles, libertés réelles


≪Le droit n'a jamais eu pour fonction, à travers l'histoire, que de protéger et de maintenir un ordre social déterminé. Dans vos pays occidentaux, divisés en classes sociales, il sert les intérêts de la classe possédante ─ et, par conséquent, dirigeante≫.

(in Jacques Bellon, Le droit soviétique, 1963)

*** 

≪Le droit, dans son expression institutionnelle (les tribunaux, avec leur théâtre de classe et leurs procédures de classe) ou dans son personnel (les juges, les avocats, les justices de paix), peut être très facilement assimilé aux institutions et aux agents de la classe dirigeante. Mais tout ce qui est contenu dans ≪le droit≫ n'est pas subsumé dans ces institutions. Le droit peut aussi être considéré comme une idéologie, c'est-à-dire comme un ensemble de règles et de sanctions particulières qui sont dans un rapport actif et défini (souvent champ de conflit) avec les normes sociales ; enfin, il peut être considéré en fonction de sa logique, de ses règles et de ses procédures propres, c'est-à-dire simplement, en tant que droit. Et il est impossible de concevoir une société complexe sans droit.

Ce point mérite d'être approfondi, car certains théoriciens d'aujourd'hui sont incapables de considérer le droit autrement que sous la forme de ≪flics≫ chargeant des fumeurs de cannabis ou des manifestants inoffensifs. Je n'ai pas autorité s'agissant du xxe siècle mais au XVIIIe siècle, les choses étaient plus complexes que cela. Certes, j'ai essayé de montrer dans l'évolution du Black Act (1) l'expression de la domination d'une oligarchie whig (2) ayant créé de nouvelles lois et infléchi les anciennes formes juridiques afin de légitimer son statut et sa propriété ; cette oligarchie a utilisé le droit, instrumentalement et idéologiquement, tout à fait comme s'y attendrait un ≪marxiste structuraliste≫ d'aujourd'hui. Faire cette analyse, ce n'est cependant pas dire que les dirigeants ont eu besoin du droit pour opprimer les gouvernés, et que ceux-ci n'avaient pas besoin du tout du droit. Ce qui était souvent en jeu, ce n'était pas la propriété, soutenue par le droit, contre la non-propriété, mais des définitions concurrentes du droit de propriété : pour le propriétaire terrien, l'enclosure ; pour le petit paysan, les droits collectifs ; pour les autorités de la forêt, les ≪chasses gardées≫ des cerfs ; pour les habitants des forêts, le droit de prélever de la tourbe. Car tant que cela est resté possible, les dominés — quand ils ont trouvé de l'argent et un avocat — se sont battus pour leurs droits et par le droit ; et il est parfois arrivé que des copyholders (3), s'appuyant sur des précédents du droit du xVIe siècle, aient gagné leur procès. Quand il n'a plus été possible de continuer le combat par le droit, les gens ont eu le sentiment de faire face à un déni de justice : les riches avaient obtenu leur pouvoir par des moyens illégitimes.

Par ailleurs, si nous examinons de près ce contexte agraire, la distinction entre le droit, d'un côté, conçu comme élément d'une ≪superstructure≫, et les réalités des rapports de force et de production, de l'autre, devient de plus en plus intenable. Car le droit était souvent la définition d'une pratique agraire réelle, observée ≪depuis des temps immémoriaux≫. Comment pouvons-nous distinguer entre l'activité extractive ou agricole et les droits sur telle ou telle carrière ou parcelle de terre ? Le fermier ou l'habitant de la forêt, dans son activité quotidienne, évoluait au sein des structures visibles ou invisibles du droit : la borne qui marquait la division entre des lopins de terre ; le vieux chêne — où , aux Rogations (4), l'on se rendait en procession — qui marquait les limites du pâturage paroissial ; ces autres souvenirs impalpables (mais puissants et dont on pouvait parfois obtenir le respect au moyen du droit) quant au fait de savoir si telle ou telle paroisse avait ou non le droit de prélever de la tourbe sur telle ou telle friche ; ce coutumier, écrit ou non, qui décidait du nombre de parts de terres communes et de leurs attributaires — les copyholders et les freeholders seulement, ou tous les habitants ?

Le ≪droit≫ était donc profondément imbriqué dans la base même des rapports de production, qui, sans lui, auraient été inopérants. En outre, ce droit, en tant que définition ou en tant que règle (règle et définition dont les formes institutionnelles légales ne permettaient d'assurer le respect que de façon imparfaite), s'appuyait sur des normes qui se transmettaient avec obstination à travers la collectivité. Il y avait des normes concurrentes ; c'était un terrain non de consensus mais de conflit. On ne peut donc pas se contenter de désigner la totalité du droit simplement comme une idéologie et l'assimiler entièrement à l'appareil d'État d'une classe dirigeante≫. 

      (Edward P. Thompson, La guerre des forêts, 1977)

Notes

1) En 1723, le Parlement anglais adopte la loi dite du Black Act, qui punit de pendaison le braconnage des cerfs dans les forêts royales et les parcs seigneuriaux. La peine de mort est bientôt étendue au simple fait de venir y ramasser du bois ou de la tourbe.

2) Du nom du parti politique opposé au pouvoir absolu du Roi, partisan d'un Parlement fort et représentant les intérêts de la grande bourgeoisie commerçante et propriétaire. Ce parti triomphe avec l'avènement, en Angleterre, de la dynastie germanique de Hanovre, au début du dix-huitième siècle. 

3) Copyhold et Freehold désignent deux formes de tenure paysanne. La seconde est plus proche de la propriété complète. La première, soumise à la coutume du manoir, est davantage grevée de redevances seigneuriales. 

4) Fête chrétienne occupant les trois jours précédant immédiatement le jeudi de l'Ascension, et consistant en certains rituels spécifiques (chants, prières d'intercession, processions) destinés à favoriser la prospérité des moissons

4 commentaires:

  1. On a un peu de mal à piger le tag "penser comme une quenelle" vu qu'on trouve Thompson plutôt convaincant et son bouquin du beau boulot.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Et quant à la première citation, soviétique (et, aujourd'hui, potentiellement poutinienne en diable) ouvrant ce billet à fin de comparaison ?
      Car c'est évidemment à propos d'elle que ce tag est là...

      Supprimer
    2. Ah d'accord. Il me semble me souvenir que Pompée avait déjà sorti un truc comparable à la première phrase, éventuellement poutinienne, il y a un bail, du temps d'une des guerres civiles romaines.

      Supprimer
    3. Il s'agit surtout, en l'espèce, de la position globale d'un certain marxisme très très bas de plafond quant à la question des "libertés formelles", par lui tellement décriées.

      Supprimer