vendredi 8 avril 2022

Vie et mort de l'Individu

Dans les ruines d'Irpin, Ukraine (2 avril 2022). 
La main est celle d'une jeune femme, tout juste tuée par un obus russe 
alors qu'elle fuyait sa maison bombardée. 
Le porte-clés qui gît à côté est aussi le sien. 
Il est aux couleurs de l'Union Européenne.

≪Fonction historique de la culture bourgeoise : transmettre aux humains, après leur emprisonnement aveugle dans les collectivités et les hiérarchies du passé, une conscience de soi individuelle, les éduquer à l'idée que la pensée habite en chacun, que sa dignité se communique à chacun, que la liberté de l'individu est universelle. Limite de la culture bourgeoise : se durcir dans l'isolement et la singularité, et par là même tourner au mensonge. La conscience de soi est conscience de la vie, des capacités, des émotions, des expériences, qui se construisent aussi bien à partir des structures sociales, de la nature agissant avec et contre elles, de l'histoire et du présent, qu'à partir de l'énergie subjective encore indéterminée et apparemment libre, à partir de l'élan de l'individu. (...) 

La bourgeoisie n'ayant pas su rendre possible la négation autonome rationnelle de l'individu vers une société qui fût sa propre société, réellement codéterminée par lui, voici maintenant que s'avance, après le terrible prélude du fascisme, la caricature de la négation de l'individu, le collectivisme à l'Est. Le fascisme a exprimé l'impuissance de la bourgeoisie à surmonter l'inauthentique absolu du sujet individuel, il était une fin, l'État autoritaire russo-chinois est un début, qui n'a pas en lui la conscience de soi bourgeoise. En face de l'Ouest, qui a échoué, il ne peut apparaître que comme le fascisme, comme le déni aveugle de l'autonomie individuelle. Pourra-t-il de lui-même produire la forme supérieure, pourra-t-il rendre universelle la subjectivité particulière sans que périsse l'organisation universelle qu'il se prépare maintenant à réaliser dans l'épouvante, à la mesure de la technique nouvelle ? L'histoire à venir le dira. Mais les individus, dans le monde bourgeois, doivent apprendre que la formule : je suis autonome, je suis libre, je suis ma propre fin, n'est pas moins abstraite et fausse que l'affirmation des Russes, d'après laquelle leur société est la réalité vraie, ou que le réalisme abstrait de la scolastique, d'après lequel seul existe l'universel - id est l'Église -, tandis qu'à côté se maintenait la doctrine de l'âme individuelle immortelle, jusqu'à ce que le nominalisme, l'avant-garde de la bourgeoisie, vienne renverser le rapport. La croyance en soi de l'individu est alors devenue stérile. Elle fut un facteur du processus d'émancipation de la bourgeoisie et en tant que tel un facteur de vérité ; aujourd'hui, la doctrine exige comme réponse que l'individu doit mourir sans avoir la possibilité de se fondre activement dans un tout significatif, mourir commandé, dans les guerres modernes qu'il fait comme si c'étaient les siennes, par lavage de cerveau ou par contrainte physique ; il doit vivre et mourir entraîné dans les circonstances qu'il a inconsciemment contribué à créer. 

Tant que la mort ne sera pas maîtrisée, il mourra toujours comme un animal, dans la mesure où la fin vient de l'extérieur, opaque, absurde, même dans le sacrifice conscient. Mais la mort et la vie seront d'autant plus absurdes que le monde que se sont créé les humains est lui-même chaotique et absurde, lui-même non identique à l'homme, purement extérieur à lui. La culture bourgeoise — tout en elle — se falsifie exactement à proportion et à mesure qu'elle dépasse le moment où il lui était encore possible de devenir plus qu'elle-même.≫ 

(Max Horkheimer, Notes critiques, 1959-1960)   

3 commentaires:

  1. Horki, exercice d'assouplissement pour les préliminaires du juste constat, puisque « l'histoire à venir » l'a dit et que donc « À recommencer depuis le début ».

    Fonction historique de la culture bourgeoise : transmettre aux humains, après leur emprisonnement aveugle dans les collectivités et les hiérarchies du passé, un espace public pour la manifestation de leur conscience de soi individuelle, les éduquer à l'idée que la pensée habite en chacun, que sa dignité se communique à chacun, que la liberté de l'individu est potentiellement universelle. Limite de la culture bourgeoise : contrôler cet espace par une isonomie étatique conçue du dehors, uniformisante sur le plan fonctionnel et — surtout — finalisée comme fonction, en tant qu'acception des aspirations comme besoins. Conséquemment, l'aspiration à devenir soi-même est réifiée et la singularité est devenue mensonge en se confondant avec l'isolement. Or, la conscience de soi est conscience de la vie, des capacités, des émotions, des expériences, qui se construisent certes à partir des structures sociales, de la nature agissant avec et contre elles, de l'histoire et du présent, mais seulement si elle est animée par l'énergie subjective encore indéterminée susceptible de réaliser son apparente liberté, à partir de l'élan de l'individu et dans l'aventure de sa découverte.

    La fausseté de la formule « Je suis ma propre fin » consiste en ce que l'individu, dans le monde bourgeois, croit déjà la connaître. C'est cette croyance, cette certitude, qui la rend abstraite. Scorie téléologique.

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    1. Très juste et fin. "Singularité" n'était sans doute ici pas d'un emploi très judicieux. Car c'est précisément ce qui serait visé. Disons plutôt : captation, ou privatisation.

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  2. Quant à l'espace "public", oui et non. Habermas y tenait, sans tenir compte (libéral de droite qu'il est) des espaces publics " oppositionnels" (invisibilises, comme diraient les indigenistes : les clubs de femmes, prolétaires, noirs, etc, produisant leur propre expertise critique rationnelle des les débuts de l'ère bourgeoise, contre l'espace public autorisé). Horki maintiendrait peut-être que c'étaient encore les contrecoups dissidents d'un ébranlement bourgeois originel et matriciel, certes.

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