jeudi 26 août 2021

De l'irrationalité capitaliste

Ci-dessus : point d'explosion contemporain de l'irrationalité marchande, via la reprise synthétique (non-aperçue par Weber) de ses formes historiques précédentes, savoir celles de «l'aventurier» et de «l'artisan routinier», chacun à sa manière avide de démonstration de puissance et de reconnaissance spectaculaire. La Raison, en fin de parcours, revient à ses origines mythiques et de folie dominatrice, validant celles-ci comme son essence profonde.      

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«On a présenté le "rationalisme économique" comme le motif fondamental de l'économie moderne en général. À juste titre, indubitablement, si l'on entend par là cette extension de la productivité du travail qui, en divisant le processus de production sur la base de points de vue scientifiques, a tiré un trait sur sa dépendance vis-à-vis des limites "organiques" de la personne humaine, qui lui sont données par la nature. Or, de façon tout aussi indubitable, une part conséquente des "idéaux de vie" de la société bourgeoise moderne se voit conditionnée par ce processus de rationalisation à l'œuvre dans le domaine de la technique et dans celui de l'économie (...). C'est tout autant et naturellement l'une des qualités fondamentales de l'économie capitaliste privée que d'être rationalisée sur le fondement d'un strict calcul comptable, d'être planifiée de très sobre façon afin d'atteindre le résultat économique visé ─ rationalisation et planification qui l'opposent en tout à la vie au jour le jour du paysan ainsi qu'à l'activité routinière privilégiée par l'artisan des anciennes corporations, et qui l'opposent aussi à "l'aventurier" capitaliste, qui improvisait en fonction des circonstances politiques et pratiquait la spéculation sans grande rationalité». 

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«Une chose n'est pas constamment "irrationnelle" en elle-même mais l'est d'un certain point de vue "rationnel". Pour l'irréligieux, toute conduite de vie religieuse est "irrationnelle" ; pour l'hédoniste, toute conduite de vie ascétique l'est tout autant ─ et ce, même si, mesurées à l'aune de leur valeur ultime, elles constituent une "rationalisation"».

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«Il est même permis ─ et toute étude se confrontant au "rationalisme" devrait s'ouvrir par cette proposition simple et souvent oubliée  de "rationaliser" l'existence en l'envisageant ultimement de manière extrêmement différentes et selon des optiques très diverses. Le "rationalisme" est un concept historique contenant en lui un monde d'oppositions, et il nous faudra précisément déterminer quel esprit a engendré cette forme concrète de pensée et de vie "rationnelles", elles-mêmes à l'origine de cette idée de "profession comme vocation" (Beruf), ainsi que cette manière de se dédier au travail professionnel (manière tout ce qu'il y a de plus irrationnelle, nous l'avons vu, lorsqu'on envisage l'intérêt personnel sous un angle purement eudémoniste), idée et manière qui ont été et demeurent parmi les composantes les plus caractéristiques de notre culture capitaliste». 

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«Si on les interrogeait [les esprits imprégnés d'une telle culture moderne] sur le "sens" de cette quête inlassable qui, jamais, ne se contente des biens acquis et qui, pour cette raison même, ne peut apparaître que dénuée de sens lorsque envisagée à l'aune d'une orientation existentielle uniment tournée vers l'ici-bas, ils répondraient de temps à autre ─ pour autant qu'ils sachent le faire : "le souci des enfants et des petits-enfants" ; mais, dans la mesure où ce mobile n'est manifestement pas le leur propre, puisqu'il était tout autant celui des "traditionnalistes", ils répondraient plus fréquemment, tout simplement et de façon plus juste, que leurs affaires, le travail incessant qu'elles exigent sont devenus "indispensables" à leurs existences". C'est effectivement là le seul mobile pertinent et qui, dans le même temps, lorsqu'on envisage les choses du point de vue du bonheur personnel, met en lumière l'irrationnel de cette conduite de vie, où l'homme se met au service de ses affaires et non l'inverse».

     (Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme)

9 commentaires:

  1. "fin de parcours" : fin du (ou d'un) cycle de la raison ? Vous m'étonnez, Moine. Un genou à terre, comptée 8, vaincue aux points par un arbitre corrompu, peut-être... Mais "fin" ? Même hors du ring ? Peut-être me dopè-je moi-même à ma sorte de foi, verrais-je l'avenir cirrhose ?

    Il me semble tout de même que le grand spectacle mondial de la science instrumentale, s'il désespère et attire les confusions irrationnelles dans l'immédiat, donne raison aux rares qui l'avaient critiqué comme tels (spectaculaire et instrumentale). Je propose plutôt de "déparanoïser" la raison. Ce à quoi on échouera, mais plus ou moins — forts de notre amertume dynamique. Très peu d'étais pour ce faire à ma connaissance. Faut-il "recommencer depuis le début" en repartant du début du XVIIIe siècle ?

    J'envoie donc un peu de purée. Vico (rendu accessible en français par Alain Pons) Méthode des études de notre temps, discours à l'Université de Naples d'octobre 1708.
    1. Séparation de la phusis, entre physique et nature.
    "Aussi les physiciens modernes ressemblent-ils à ces gens qui ont hérité de leurs parents une demeure qui ne laisse rien à désirer quant à la magnificence et à la commodité, si bien qu'il leur reste seulement la possibilité de changer de place le mobilier ou d'introduire quelques éléments embellissants au goût du jour. Mais ces savants soutiennent que la physique qu'ils enseignent selon la méthode géométrique est la nature elle-même, et que, de quelque côté que l'on se tourne pour contempler l'univers, on a cette nature devant les yeux. Ils pensent donc qu'il faut remercier les auteurs qui nous ont libérés de la lourde tâche de continuer à étudier la nature en nous laissant cette demeure si vaste et bien pourvue. Si la nature est nécessairement constituée comme pensent ces auteurs, alors ils méritent une reconnaissance infinie ; mais elle est ordonnées autrement (...)"
    2. Imprudence de la science
    "La science diffère surtout de la prudence en cela qu'excellent dans la science ceux qui recherchent une cause unique qui a produit de nombreux effets [comme les complotistes ?] naturels, alors que se signalent par leur prudence ceux qui recherchent, pour un fait unique, le plus grand nombre possible de causes, afin de pouvoir conjecturer quelle est vraie. La raison de cette différence, c'est que la science a en vue les vérités les plus élevées, et la sagesse pratique les plus humbles."
    3. Solution, le détour.
    "Les savants imprudents, qui vont directement du vrai en général aux vérités particulières, forcent le passage à travers les tortuosités de la vie. Mais les sages, qui gardent l'oeil fixé sur la vérité éternelle à travers les biais et les incertitudes de l'action, font des détours, puisqu'ils ne peuvent suivre une voie droite ; ils prennent des décisions qui, à longue échéance, se révéleront profitables, autant que la nature le permet."

    Raison baroque. Poétique ?

    Par ailleurs, il y a des grumeaux chez Vico. Un rapport certain à Dieu, peut-être pas tout de religiosité, mais traditionaliste en ce sens qu'il postule la soumission du corps à l'âme. Une dichotomie entre les sages et les insensés "tumltueux et turbulents", "souillure de l'âme, contractée par la contagion du corps", "foule [qu'il s'agit] d'amener à croire (pour la faire vouloir avec son emportement". Programme politique du Prince destiné aux "philosophes de cour", dont il fut.

    Mais juger Vico n'est pas mon propos, ni de ma compétence, je découvre. Je m'enquiers de points d'Archimède historiques pour faire levier. Il y en a peut-être un peu là, quasiment inexplorés en langue française. Pâle lumière ?

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    1. Oups ! Trop matinal, je n'avais lu les adjectifs "capitaliste" et "marchande". Vous m'étonnez moins. La purée vaut ne donc que pour la dernière phrase de la présentation.

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  2. typographie et domination :
    https://www.ledevoir.com/societe/534580/la-typo-gothique-n-a-pas-reussi-sa-redemption-apres-1945

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  3. «Une chose n'est pas constamment "irrationnelle" en elle-même mais l'est d'un certain point de vue "rationnel". Pour l'irréligieux, toute conduite de vie religieuse est "irrationnelle" ; pour l'hédoniste, toute conduite de vie ascétique l'est tout autant ─ et ce, même si, mesurées à l'aune de leur valeur ultime, elles constituent une "rationalisation"».

    Comme c’est finement et fortement exposé. Aucune rationalisation n’est exempte de contradiction comme l’expose ailleurs Max.. J’en retiens surtout ici qu’aucune rationalisation, fut-elle la plus pauvre possible, ne saurait tenir debout sans s’adosser à quelques valeurs ultimes.

    Le plus grand désastre actuel pour ceux qui n’ont pas totalement désespéré du monde ni ne restent médusés devant les ténèbres apocalyptiques promises : Savoir reprendre, en leur donnant de nouvelles couleurs, les vieilles valeurs émancipatrices ultimes léguées par les plus forts moments de l’histoire et de de la raison. Vaste programme. Difficile toutefois, à moins d’acquiescer à tout retrait ou renoncement, d’y échapper…
    Vous approchez parfois, et par touches indirectes, au Grall le Moine… Mais cela ne se fera ni seul, ni à l’ombre de monastères de la pensée préservés par miracle de la durete et du nihilisme de ces temps déprimés et craintifs.



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    1. Nous le savons bien. Nous savons que l'activité "scolaire" renvoie à une activité de "loisir", préservée, privilégiée. Nous savons que la plupart des humains n'ont pas cette chance, devant tout donner à la pratique, c'est-à-dire aux exigences de survie (et de morale) immédiate. Mais nous croyons aussi, avec Aristote, entre autres, que l'activité intellectuelle (scolaire, donc) représente à la fois le plus grand plaisir et la réalisation ultime de ce que promet l'humanité, qu'elle est la façon, pour nous, de nous "immortaliser", nous rendre semblables à Dieu... oh, pour de brefs instants, sans doute. Devant l'impossibilité (pour le moment) d'une révolution (soyons sérieux), nous prétendons, au moins, et essayons de comprendre un peu ce qui nous arrive. Soyez certains que nous nous comprenons bien, et surtout - c'est le plus important - nous comprenons ce que nous représentons socialement. Que chacun en soit capable, et nous aurons déjà bien avancé, si l'on peut dire.

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  4. En plein accord avec vous Le Moine.
    Pour ce qui est du "moment" et du "sérieux" concernant une ou des révolutions à venir, nous ne sommes toutefois ni tenus au présent, ni condamnés à fermer et insulter l'avenir... Certes, rien de très réjouissant semble se profiler à l'horizon; encore que certains mouvements de ces 3 à 4 dernières années ont heureusement effacé le vide abyssal et déprimant débuté à partir des années 80 et la retombée sans gloire des dernières paillettes soixante-huitardes issues de cette très étrange décennie 70.
    Il est regrettable pourtant de constater que l'ennemi, dans tous les cas, et aux vues de son empressement déchainé à surveiller technologiquement et policièrement le plus grand nombre possible par tous les trous, soit encore le dernier à poser cette hypothèse insurrectionnelle et révolutionnaire comme toujours envisageable et crédible. Sur ce point, on ne saurait lui donner tort...

    Bien à vous

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    1. À propos des Gilets Jaunes, on parlerait bien aussi d'"anomalie sauvage" mais l'emploi de cette expression nous placerait alors en fort mauvaise compagnie philosophique. Toujours est-il qu'une structure ne descend pas dans la rue, comme on disait à une certaine époque et notre désarroi est tout sauf légitimant, voire justificateur. Il ne s'agira jamais, pour nous, d'expliquer pourquoi, à tel instant, la révolution n'est pas possible, comme ce fut le cas des odieux professeurs en chaire des années 1970. Lors que ces sbires du système auraient dû disparaître de honte après Mai 68, les voilà qui pérorèrent encore davantage juste après, au nom de la "science humaine", qui plus est. Les mêmes (ou leur cadavre) triomphant encore aujourd'hui, vous comprendrez d'autant mieux notre pessimisme spontané.

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    2. Pour ce qui est de votre dernière analyse, c'est hélas ! toujours l'ennemi qui définit les choses, les problèmes, les concepts, l'actualité. Si l'État vous combat, vous identifie comme l'ennemi principal, vous persécute, vous emprisonne, voilà votre légitimité installée dans votre camp même. Tel est le secret, par exemple, de la popularité de l'islamisme tiers-mondiste aujourd'hui, dans les milieux "anti-impérialistes". Tel est aussi le secret de la vogue des communautarismes racialistes divers. Que l'État, par l'intermédiaire, de ses sbires policiers racistes (c'est-à-dire suprêmement aliénés), persécute absurdement quelqu'un du fait de sa couleur de peau, et voilà la "racisation" promue en lieu et place des classes sociales de jadis. En sorte que c'est toujours l'État qui, négativement, adoube, choisit et incarne ses adversaires privilégiés, et valide leur doctrine ad hoc.

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