Extrait d'un entretien avec (plutôt que d'un interview d') Alain Rey
À quels mots pensez-vous ?
A. R. : Les exemples sont nombreux. Ainsi le vieil adjectif « radical » a donné, aujourd’hui, les « radicaliser » et « déradicaliser », « radicalisation » et « déradicalisation », s’appliquant aux convertis à l’islamisme extrémiste, prêts à tuer les autres et à se tuer eux-mêmes, aux attentats-suicides, au nom du Djihad.
Il y a aussi « Femen », fabriqué à partir d’un faux latinisme. Il ne dérive pas de « femina » (femme), mais du génitif « feminis », forme ancienne du nominatif « femur » – c’est-à-dire « cuisse ».
Autre cas : « burkini », un mot idiot qui n’a rien à voir avec « burqa », encore moins avec un « bikini ». Il désigne un vêtement inventé en Australie, il y a une dizaine d’années, par une Libanaise pour les musulmanes souhaitant se baigner en paix. En France, il a été récemment mis à la mode lorsque certains maires du sud ont voulu l’interdire.
(...)
Votre dictionnaire peut-il se lire comme une défense et illustration d’une langue française que l’on dit en recul dans le monde ?
A. R. : Ce recul est réel. Le français n’en tient pas moins toujours une place culturelle essentielle. On le constate au contact des étudiants étrangers qui l’apprennent. Ils sont évidemment moins nombreux que ceux qui s’adonnent à l’anglais, mais souvent de bien meilleure qualité. Leur choix correspond à une vraie détermination, un amour du français.
On le voit encore avec les écrivains qui, bien que d’une autre langue maternelle, ont décidé d’écrire en français : Beckett, hier ; Michael Edwards (seul britannique membre de l’Académie Française !) à présent. Enfin, on peut citer les grands auteurs des Caraïbes, de Haïti, du Maghreb ou d’Afrique, à l’instar du Malien Amadou Hampâté Bâ, décédé en 1991. Tous cultivant des relations privilégiées avec la France, non pas comme nation, mais en tant que support d’une mentalité, d’une langue qu’ils enrichissent.
Mettez-vous au même niveau l’apport des banlieues du slam et du rap ?
A. R. : Ce langage prouve qu’il peut exister une vraie créativité à l’intérieur du français. Il est le fait des jeunes des banlieues des grandes villes multiethniques. Ils l’emploient soit innocemment pour parler entre eux (c’est le principe de l’argot), soit pour provoquer leurs parents qui le reprennent à leur tour, apportant leur caution à des exceptions ou des mots devenus familiers, comme keum et meuf. Si on ne les intègre pas dans le lexique général, le risque est grand que des étrangers débarquant en France aient des trous de compréhension.
L’orthographe du français est réputée compliquée. N’est-il pas temps de la réformer ?
A. R. : Cette (trop ?) grande complexité est aussi la richesse du français, dans la mesure où elle tient à son histoire. Même non prononcé, le « g » de « doigt » n’est pas une coquetterie. Il renvoie à « digital », « digitaliser », au latin digitus… Il constitue donc une information que l’écriture phonétique ne donne pas. On peut toujours apporter des modifications comme on l’a fait au XVIIIe, ou encore au XIXe siècle, par exemple en ajoutant un « t » final à « enfant ».
(...)
D’où vous vient votre amour des mots ?
A. R. : Depuis ma plus petite enfance. Je n’ai jamais perdu le plaisir des mots qu’ont les enfants quand ils apprennent à parler – un plaisir que beaucoup perdent à l’adolescence où à l’âge adulte. Là encore, l’école est sans doute coupable. Elle a tendance à défendre une ligne privilégiant ce qu’elle croit être une pensée abstraite, dégagée de la langue. Oubliant qu’il n’y a pas de pensée sans langue, pas de langue sans pensée.
Extrait d'un entretien avec (plutôt que d'un interview d') Alain Rey
RépondreSupprimerÀ quels mots pensez-vous ?
A. R. : Les exemples sont nombreux. Ainsi le vieil adjectif « radical » a donné, aujourd’hui, les « radicaliser » et « déradicaliser », « radicalisation » et « déradicalisation », s’appliquant aux convertis à l’islamisme extrémiste, prêts à tuer les autres et à se tuer eux-mêmes, aux attentats-suicides, au nom du Djihad.
Il y a aussi « Femen », fabriqué à partir d’un faux latinisme. Il ne dérive pas de « femina » (femme), mais du génitif « feminis », forme ancienne du nominatif « femur » – c’est-à-dire « cuisse ».
Autre cas : « burkini », un mot idiot qui n’a rien à voir avec « burqa », encore moins avec un « bikini ». Il désigne un vêtement inventé en Australie, il y a une dizaine d’années, par une Libanaise pour les musulmanes souhaitant se baigner en paix. En France, il a été récemment mis à la mode lorsque certains maires du sud ont voulu l’interdire.
(...)
Votre dictionnaire peut-il se lire comme une défense et illustration d’une langue française que l’on dit en recul dans le monde ?
A. R. : Ce recul est réel. Le français n’en tient pas moins toujours une place culturelle essentielle. On le constate au contact des étudiants étrangers qui l’apprennent. Ils sont évidemment moins nombreux que ceux qui s’adonnent à l’anglais, mais souvent de bien meilleure qualité. Leur choix correspond à une vraie détermination, un amour du français.
On le voit encore avec les écrivains qui, bien que d’une autre langue maternelle, ont décidé d’écrire en français : Beckett, hier ; Michael Edwards (seul britannique membre de l’Académie Française !) à présent. Enfin, on peut citer les grands auteurs des Caraïbes, de Haïti, du Maghreb ou d’Afrique, à l’instar du Malien Amadou Hampâté Bâ, décédé en 1991. Tous cultivant des relations privilégiées avec la France, non pas comme nation, mais en tant que support d’une mentalité, d’une langue qu’ils enrichissent.
Mettez-vous au même niveau l’apport des banlieues du slam et du rap ?
A. R. : Ce langage prouve qu’il peut exister une vraie créativité à l’intérieur du français. Il est le fait des jeunes des banlieues des grandes villes multiethniques. Ils l’emploient soit innocemment pour parler entre eux (c’est le principe de l’argot), soit pour provoquer leurs parents qui le reprennent à leur tour, apportant leur caution à des exceptions ou des mots devenus familiers, comme keum et meuf. Si on ne les intègre pas dans le lexique général, le risque est grand que des étrangers débarquant en France aient des trous de compréhension.
L’orthographe du français est réputée compliquée. N’est-il pas temps de la réformer ?
A. R. : Cette (trop ?) grande complexité est aussi la richesse du français, dans la mesure où elle tient à son histoire. Même non prononcé, le « g » de « doigt » n’est pas une coquetterie. Il renvoie à « digital », « digitaliser », au latin digitus… Il constitue donc une information que l’écriture phonétique ne donne pas. On peut toujours apporter des modifications comme on l’a fait au XVIIIe, ou encore au XIXe siècle, par exemple en ajoutant un « t » final à « enfant ».
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D’où vous vient votre amour des mots ?
A. R. : Depuis ma plus petite enfance. Je n’ai jamais perdu le plaisir des mots qu’ont les enfants quand ils apprennent à parler – un plaisir que beaucoup perdent à l’adolescence où à l’âge adulte. Là encore, l’école est sans doute coupable. Elle a tendance à défendre une ligne privilégiant ce qu’elle croit être une pensée abstraite, dégagée de la langue. Oubliant qu’il n’y a pas de pensée sans langue, pas de langue sans pensée.
Jeunesse de France.
RépondreSupprimerCQFD.