mardi 21 juillet 2015

Philosophie de la misère

 
Aldo Busi

« La misère est la poulinière de tous les sommets esthétiques ; elle imagine la totalité dans le partiel, la satisfaction dans la privation, elle relie le détail qui est là à l'ensemble qui est absent, elle fournit le texte au contexte et elle en fait un " petit supplément " : elle se fait vivre sur un grand pied avec presque rien, le minimum indispensable sur quoi germe toute sensibilité profonde des choses et fleurit un sentiment princier, dans cette humiliation de survivre comme on peut. L'habitude ancestrale de la misère parvient à saisir d'un seul coup la matière informe et brute à partir de laquelle a été forgée la perfection du riche " tout ", elle raffermit la réalité qui manque à la dimension idéale de l'être, sans avoir à en subir aucune frustration. Avec dix ailes de poulet, ma mère n'entend pas enlever les blancs et les pilons à qui que ce soit, mais fournir un poulet entier à cinq convives afin de les faire s'entraîner au caractère péremptoire du libre-arbitre. La discipline obtuse de la misère s'autorise souvent le caprice de survoler avec suffisance la perfection et l'intégrité du modèle, comme pour dire " je sais bien d'où tu viens ; de nulle part ; tu es parfait parce que tu n'existes pas ", et à cette forme idéale (la poule entière, vue dans mon enfance toujours et uniquement en train de gratter le sol, jamais sur la table), ma mère préfère, avec un snobisme belliqueux, faire carrément étalage de son éthique irréductible de la partialité et de la misère : le souvenir de la faim camouflée en choix. Il a l'incomparable propriété esthétique de faire baisser la crête à la forme parfaite et de la nier pour la forme des formes : un croûton de pain. Les mamans qui allaient glaner, ça, c'était autre chose que des Esseintes ! »

(Aldo Busi, Sodomie en corps onze)

12 commentaires:

  1. Très beau texte, qui sonne très juste, mais il me semble quand même qu'on peut aussi avoir cette "éthique de la partialité", par dégoût du trop, par le sentiment de l'inutilité du tout, l'illusion et le ridicule de vouloir tout, tout le temps, totalement partout.
    Le manque comme un luxe, est-il un leurre, un lot de consolation, un gadget pour nantis ?
    Bien à vous,
    Catherine

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  2. Chère Catherine, une certaine ambivalence nous tient vis-à-vis de ce texte, en effet magnifique, ou disons stimulant. La capacité d'adaptation et de survie des prolétaires passe nécessairement par une forme d'enjolivement du manque, un stoïcisme spontané s'accompagnant d'ailleurs, phénoménologiquement, d'un scepticisme pratique radical : une incrédulité devant l'irruption accidentelle de la satisfaction complète ponctuelle, de la félicité qu'on n'attendait plus. Le pauvre se méfie toujours du bonheur, comme l'on se méfie toujours - à juste titre - du précipice fatal caché derrière, et succédant au pic éthéré de l'espérance. En d'autres termes, une névrose de classe empêche, irrésistible, chez lui, la jouissance lorsque survient l'une de ses trop rares occasions, pourtant incontestable. Ce qui est là questionnée, c'est la pertinence de ce que certains anthropologues nommaient autrefois, parlant de la culture vietnamienne, la " culture pauvre ", ne rejoignant pas à proprement parler la célébration petite-bourgeoise protestante de l'épargne, de la misère raisonnable, etc, mais renvoyant effectivement à l'absurdité de la débauche luxueuse ou, pour le dire en termes spartiates (ou vietnamiens, donc) le caractère d'amollissement attaché à la consommation luxueuse régulière. Cela nous mènerait loin. Mais ces lignes de l'italien Busi concernant cette manière " pauvre ", à la fois efficace et ritualisée (le renvoi à la politesse, ou au "libre-arbitre " de chacun : laisserais-je un peu de ma part à l'autre ?) de préparer un festin-juste-suffisant-au-millimètre eussent pu être écrites par un sud-est asiatique, ce qui en dit long sur la prégnance universelle (prolétarienne) d'une telle attitude.

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  3. Le secret de la longévité, dit un proverbe chinois, c'est de ne pas se goinfrer à table...

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  4. En sorte que les pauvres ne connaitraient point leur bonheur ?

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  5. Cher Moine bleu, j'ai répondu à votre question mais ma réponse ne s'affiche pas. Un bug ?

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  6. On dirait bien, ma chère.
    On vous écoute, again.

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  7. Je disais, mon cher moine, que plus qu'une philosophie de la misère, il est, chez les frugaux, une sagesse de la misère. En sorte que ce proverbe chinois laisse entendre, non pas que les pauvres ne connaitraient point leur bonheur, mais que « Tout vient à poinct, qui peult attendre ». Sachant que le bonheur est forcément d'outre-tombe, plus il manque, plus il se fait languir, et plus il sera désirable et apprécié quand le moment sera venu.
    Logique, n'est-ce pas ?

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  8. Ce qui n'est pas logique, mais idéologique, c'est cette conception voulant que le bonheur soit nécessairement " d'outre-tombe."

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  9. Ah... Parce que vous pensez que le bonheur est ... humainement possible ?

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  10. Il n'est même possible qu'humainement.

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  11. Mouais...
    Je ne vois pas beaucoup d'humains mais surtout des animaux. Et ce bonheur m'apparait comme une belle illusion, ou un joli mot, encore faudrait-il pouvoir s'entendre sur ce qu'il signifie. La longévité me semble être un choix plus attrayant : "nourrir sa vie" (à l'écart du bonheur), comme dirait un gars que j'apprécie. Par ailleurs, il est évident que l'on peut être très heureux sans l'idée du bonheur, et même rire énormément, ce que je souhaite à chacun évidemment.
    Bonne nuit à vous

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  12. Sans oublier la bouleversante figure de l'anorexique, dont les privations doivent bien servir à quelque chose, au-delà de la politesse, de l'économie, du souci de l'autre, du partage...
    Elle doit bien agacer ceux qui crèvent de faim, mais d'une certaine façon, elle non plus n'a pas le choix. Très peu, c'est déjà trop. Elle ne doit rien avaler, la petite anorexique, qui s'applique à tout, qui s'applique surtout à ses privations, qui veut exister jusqu'à disparaître. La petite anorexique qui ne veut rien avaler, qui ne veut pas de corps ?

    Toujours intéressant de voir comment on s'arrange avec ces questions du trop et du pas assez...
    Ah, ma névrose, que serais-je sans toi ?
    Catherine

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