lundi 18 mars 2013

Si je comprends bien, cela ne s'arrête jamais ?

                        

Non, en effet. En principe, cela ne s’arrête jamais. Il est cependant certaines accélérations historiques venant troubler, par les débordements divers qu’elles occasionnent, cette très splendide linéarité. Les choses, alors, s’arrêtent à fin que d’autres commencent, à moins que ce ne soit l’inverse. Quelle relation établir au juste, sans faire mentir les faits, entre ces deux phénomènes ? Il vous sera loisible de reconnaître ici l’éternel problème de l’œuf et la poule, en quelque sorte, pour peu que la dialectique vous fasse horreur, et que vous considériez phénomènes et substance dans un rapport privilégié d’extériorité, d’étrangeté, voire d’indifférence absolue. 
Prenons l’exemple de ce monument, que l’on distingue vaguement au travers d’une fenêtre, dans la petite séquence cinématographique ci-dessus. Cette colonne, portant le nom de « Vendôme », constitue aujourd’hui pour certaines personnes en France un symbole, appréciable au plan esthétique, de l’immutabilité, de la permanence de leur domination paisible. Elle est dite par ces mêmes personnes orner une place par ailleurs présentée comme la plus belle de Paris au motif – inavoué – que cette place accueille, pour l’essentiel, des locaux de bijoutiers et autres marchands d’accessoires luxueux destinés à des riches pour lesquels, donc, comme indiqué plus haut, cela ne s’arrête jamais. Or, voilà quelque temps, cette même colonne Vendôme, au début de l’année 1871, se trouva sèchement mise à bas par une cohorte de gueux enthousiastes dont la représentation politique, momentanément au pouvoir, jugeait plutôt ce monument une concrète exaltation de valeurs franchement corrompues, agonisantes ou caduques, telles que, notamment, le militarisme international, le droit ordinaire du plus fort ou ce genre de peccadilles. 
Dès lors, qui croire ? 
Et surtout, pour en revenir à notre interrogation initiale : une situation historique se verrait-elle davantage précédée, suivie ou trivialement accompagnée d’une métamorphose générale de l’état des consciences ? 
La Commune de Paris, qui débuta formellement voilà 142 années, le 18 mars 1871, révéla-t-elle en tant que coup de force le mûrissement, patiemment arrivé à terme, de quelque gigantesque envie utopique, le triomphe final de quelque nouvelle société ayant creusé, vieille taupe, et s’étant jusqu’ici développée en silence dans les flancs de l’ancienne ? Cet événement – seulement assimilable à une espèce de putsch misérable – ne fit-il en réalité qu’exciter ex nihilo un grand mouvement aveugle, destiné plus tard à subir tous les maquillages mythiques et téléologiques ? Quoique nous ayons déjà là-dessus, bien sûr, notre petite idée manichéenne, la réflexion mérite d’être posée, à condition qu’on la déplace un peu. 
Car ces dernières années, certes, l’envie que cela s’arrête un jour, partout sur cette planète, n’aura pas manqué, contrairement hélas ! aux projets précis visant par ailleurs à ce que cela commence enfin. Incontestablement, par exemple, cela s’était arrêté en Argentine au début des années 2000, lorsque la crise sociale ravageant ce pays en débarrassa fort opportunément ses habitants de denrées aussi éternelles, en théorie, que l’argent, la domination de la Banque Mondiale ou la nécessité ontologique de la rigoureuse mise à l’équilibre des comptes budgétaires. En dépit de cette occasion, qui valait pourtant bien celle de Mars 1871 à Paris, cela – quoique s’étant arrêté – ne commença jamais. L’Argentine, aujourd’hui, a opéré un complet retour à la normalité. Elle arbore un taux de croissance provoquant sans nul doute chez MM. Hollande et Sapin une érection, considérable, de l’intérêt. Elle se trouve en sus désormais affublée d’un pape entendant que les choses, maintenant, commencent et finissent à sa façon seulement. Cependant qu’un peu plus loin, au Vénézuela, ne serait-ce pas, plutôt, l’inverse qui prévaut : certaines choses ayant commencé, assurément, sans que d’autres aient pour autant daigné finir ?  Ce qui est sûr, c’est que rien ne commence jamais sans quelque gigantesque désir, capable de s’imposer en même temps aux consciences concernées. Tant que ce désir ne s’empare point d’elles tout à la fois comme le plus unitaire, le plus massif, le plus créatif des désirs, aussi longtemps que le rêve ne nourrit pas – sous forme des visions les plus claires – la même intuition poétique d’un groupe majoritaire d’individus, cela ne peut ni finir ni commencer. Nous retrouvons là notre vieille obsession de la physionomie exacte (quelle serait-elle ?) d’une rue, par exemple, d’une avenue, d’une ville, quartier par quartier, numéro par numéro (y en aurait-il encore ? Et pourquoi donc ?) sous le communisme, l’Anarchie ou quelque autre nom qu’on aurait décidé de donner (cela n’a guère d’importance) à ce moment particulier où tout commence.  
« Je voyais très franchement, écrit Rimbaud, une mosquée à la place d'une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac. » 
Sans ce type de vision concrète, sans cette théorie apte à danser devant vos yeux, à se superposer, presque, au morne paysage traînant encore ici, sans cette présence du grand Demain déjà prêt en vous-même, et dont seule la police – imbécile – persiste à retarder sans espoir, par débile habitude, le surgissement définitif, comment se persuader de donner son énergie, sa vie, son sang, pourquoi sacrifier les forces qui nous restent au profit de simples mots et de simples concepts ? William Morris, en son temps, essaya ce genre de choses. Sa tentative, très solitaire, fut peut-être insuffisante. Il n’est cependant pas d’autre voie. En attendant, tout continue. Qu’un infâme tyran et sa clique en viennent çà et là, ponctuellement, à « dégager » de quelque part, cela, toujours certes, demeurera bel et bon. Reste à comprendre pourquoi au juste la vermine aura dégagé, et à rêver ce « pourquoi », enfin, il conviendrait de vivre.
 
La colonne Vendôme en mai 1871

« Le soir, les boulevards illuminés, les filles, les théâtres, les discussions, enfin libres, les cafés bruyants et féeriques, un air de délivrance (…) On entre, on sort, on circule, on s’attroupe. Le rire du gamin de Paris interrompt les discussions politiques. Approchez-vous des groupes, écoutez. Tout un peuple s’entretient de choses graves, pour la première fois on entend les ouvriers échanger leurs appréciations sur des problèmes qu’avaient abordés jusqu’ici les seuls philosophes. De surveillants, nulle trace ; aucun agent de police n’obstrue la rue et ne gêne les passants. La sécurité est parfaite. »  

(Villiers de l’Isle-Adam, Tableau de Paris sous la Commune).

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